FUKUSHIMA (57) Les sans-abris recrutés pour décontaminer
3 janvier 2014. Comment des sans-abris sont recrutés par la mafia japonaise pour aller travailler dans les zones contaminées après la catastrophe de Fukushima - le reportage spécial que l’agence de presse Reuters a sorti le 30 décembre à ce sujet commence à faire son chemin chez les confrères francophones.
C’est un très long article paru sous le titre “Special report : Japan’s homeless recruited for murky Fukushima clean-up” signé par Mari Saito et Antoni Slodkowski (aidés par 6 autres reporters ainsi qu’un éditeur et un rédacteur en chef) et qu’il faut absolument lire [1].
Très tôt après le 11 mars 2011, date des débuts de la catastrophe, ce recrutement a été évoqué par divers organes de presse, lors de reportages ponctuels. Mais l’article qui vient d’être sorti par l’agence, tout particulièrement après des arrestations en 2013 de « gangsters japonais accusés d’avoir infiltré les sous-traitants du géant de la construction Obayashi et envoyé illégalement des travailleurs sur un projet financé par le gouvernement », avère ces accusations avec force détails, après une enquête approfondie qui révèle la gravité et la complexité de la situation actuelle au Japon.
Nous ne citerons ici que quelques chiffres de ce remarquable travail journalistique : « dans les 10 villes les plus contaminées et sur l’autoroute qui va vers le nord et passe devant la centrale dévastée de Fukushima, Reuters a découvert que 733 entreprises travaillaient pour le ministère de l’Environnement (…). Reuters a découvert que 56 sous-traitants ayant obtenu un contrat dans la liste des contrats dont le montant total s’élève à 2,5 milliards de dollars (pour œuvrer dans les zones les plus contaminées) n’auraient pas dû obtenir d’autorisation pour ces travaux publics vu qu’ils n’avaient pas été retenus par le ministère de l’Industrie. »
Cette question de la sous-traitance, du contrôle et du suivi des collaborateurs et travailleurs – leur niveau de qualification, la façon dont ils sont traités etc. - est au cœur de tous les grands travaux. Mais tout particulièrement quand ils sont dangereux et notamment dans le nucléaire. Tous les journalistes se souviennent (et gaeons-le, les lecteurs) des premières enquêtes à ce sujet que sortit jadis Gunther Wallraff en Allemagne, et que l’on peut toujours lire dans son célèbre ouvrage « Tête de Turc », paru en 1985 outre-Rhin (le reporter s’était déguisé en immigré turc et avait été embauché dans le nettoyage des zones dangereuses des centrales).
Dans notre livre sorti en novembre « Les dossiers noirs du nucléaire français » (éd. Presses de la Cité), que nous avons co-écrit, les physiciens Monique Sené, Raymond Sené et moi-même (on peut lire la tribune « La grande leçon de Fukushima pour la France » que nous avions également co-écrite il y a deux ans au sujet de la contamination post-Fukushima [2]), nous consacrons tout un chapitre à la « sous-traitance de la sûreté », la qualifiant de « casse-tête de management ». Nous ne sommes pas, ici en France, dans la situation post-accidentelle que connaît aujourd’hui le Japon mais voici quand même deux chiffres éloquents (extraits de la page 83) : « Les travaux effectués en permanence sur les sites des centrales nucléaires françaises sont assurés à 80% par des prestataires (…). 18 000 salariés extérieurs [non EDF] interviennent chaque année en « zone contrôlée ». Et comme le rappelle un rapport du 30 juin 2011 de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), que nous citons aussi (p. 84), il pourrait y avoir dans certaines activités jusqu’à « sept niveaux de sous-traitance ». Et on sait qu’ici, certains travailleurs se qualifient eux-mêmes « bagnards du nucléaire », comme l’avait souligné l’Express dès 2011 [3].
Alors quand les journalistes de Reuters, au Japon, citent leur découverte de « cinq entreprises travaillant pour le ministère de l’Environnement qui n’ont pas pu être identifiées (ni numéro d’enregistrement, ni téléphone, ni site Internet) (…) », on finirait par ne plus s’en étonner. Mais on est alarmé, forcément alarmé de pareille gabegie et de ses conséquences invisibles.
Dominique Leglu, 03/01/2014