Koji Minoura, géologue à l’université de Sendai, près de Fukushima, connaît sa région. Amateur de poésie ancienne, il découvre à la fin des années 1980 un poème du Xe siècle : « Nos manches mouillées de larmes/Etaient témoins que notre amour/Durerait encore lorsque à Sue/Par-dessus le mont des Pins/Se brisent les vagues de l’océan. » Le mont des Pins, à 4 km de la côte, a-t-il subi un tsunami oublié, lors du séisme connu du 11 juillet 869 ? Avec ses élèves, il découvre la couche de sable portée par la vague au IXe siècle. Puis les traces de deux autres tsunamis séparées par un millier d’années. Il a découvert un mégatsunami périodique et la probabilité d’un retour imminent. Dix ans durant, il sonne l’alarme sans succès. En 2002, le Journal of Natural Disaster Science publie sa description du désastre à venir. Les autorités et l’opérateur Tokyo Electric Power Company (Tepco) rejettent ses mises en garde jusqu’en 2011.
Comment le formidable bloc industriel, scientifique et politique de l’un des pays les plus développés du monde s’est-il aveuglé devant la certitude annoncée d’un immense désastre ? C’est une construction historique. Tragique.
Les « atomes pour la paix » d’Eisenhower
Le nucléaire japonais est doublement né de la guerre froide. Dans le Japon défait, l’occupant américain suscite la création du ministère de l’industrie (MITI, plus tard METI avec l’économie) pour reconstituer les anciens cartels industriels détruits en 1945. Après son discours « Atome pour la paix » à l’ONU, en décembre 1953, le président Eisenhower, pour contrer diverses initiatives de l’URSS, propose de lever les « secrets atomiques » pour tous les pays. Il offre d’aider à l’acquisition de réacteurs pour la recherche, puis pour la production d’énergie.
Mais quels réacteurs ? A cette date, vingt concepts très différents sont testés ; aucun n’a abouti, leurs limites de sûreté sont inconnues, et aucun n’est apte à la production électrique. Quatre ans plus tard, le plus simple – le réacteur nucléaire dit « à eau pressurisée ou bouillante » – est prêt à motoriser un sous-marin. Le gouvernement américain, pressé, décide qu’il aura une version terrestre. Ce moteur de sous-marin, gonflé d’un facteur 3 ou 4, deviendra le modèle de nos réacteurs actuels. Le Japon en sera le premier bénéficiaire hors du continent américain. La sûreté devra être développée a posteriori, en découvrant les problèmes au fur et à mesure du fonctionnement. Parmi les réacteurs de cette première génération fragile, l’unité 1 de Fukushima Daiichi, qui explosera le 12 mars 2011.
L’histoire se joue deux fois des Japonais lorsque, dénués de ressources énergétiques pour rebâtir leur économie, ils choisissent le nucléaire. Dans les années 1960 émerge à peine la théorie permettant d’identifier les zones sismiques de la planète, dont 10 % se trouvent au Japon : les premiers réacteurs importés, construits avec une faible protection antisismique, sont souvent implantés dans des lieux à risque. De plus, le pays vit une période de calme sismique. La science progressant, les sismologues imposent la protection des habitations et des transports, mais la protection des sites nucléaires paraît trop complexe, trop chère aux responsables ; le besoin en électricité du « miracle japonais » est immense, et les réacteurs nouveau-nés n’ont pas encore révélé leurs faiblesses.
Une centaine de sous-commissions
A la fin des années 1960, le MITI et les conglomérats industriels répartissent la manne nucléaire parmi dix opérateurs. Tepco, opérateur de dix-sept réacteurs dont huit à Fukushima (Daiichi et Daiini, quatre chacun), est le plus puissant. Une agence de sûreté nucléaire (ultérieurement baptisée « NISA ») est créée en 1973 au MITI, chargée à la fois de la surveillance et de la production des centrales. Il faudra trente-huit ans et l’accident de 2011 pour rendre indépendante cette autorité de sûreté.
En 1994, quand l’activité sismique reprend, 30 % de l’électricité vient de 54 réacteurs assis sur le réseau de failles le plus dense au monde. Et il s’est bâti un réseau, solide celui-là, entre technocrates, opérateurs et universitaires experts, réunis par le MITI (qui, par ailleurs, fait figure d’autorité réglementaire). C’est l’ossature du célèbre « village nucléaire », un dispositif huilé d’échange de postes et de prébendes entre hiérarques. Une centaine de sous-commissions font tourner hauts responsables industriels, régulateurs et décisionnaires ministériels. Réglementations facilitant le choix de nouveaux sites, et obstacles aux modifications coûteuses de réacteurs liées à leur sûreté : l’entre-soi ignore le danger.
« Un sismologue respecté prévoit un séisme très dangereux, dans la zone entre Tokyo et Nagoya. Malgré ses avertissements, six réacteurs y sont construits entre 1978 et 1998 »
La succession d’erreurs, de fautes, de forfaitures, qui conduira au désastre commence dès 1966, lorsque Tepco est autorisé à construire une centrale nucléaire à Fukushima. « La zone autour du site prévu n’a jamais été atteinte par un séisme », dit l’autorisation. Le premier réacteur à peine mis en route, en 1971, des failles sont identifiées.
Un sismologue respecté, le professeur Kiyoo Mogi, prévient du risque sismique pour le nucléaire japonais. Il prévoit un séisme peu profond, donc très dangereux, dans la zone entre Tokyo et Nagoya (40 millions d’habitants, à 200 km au sud de Fukushima), où une centrale est proposée, à Hamaoka. Malgré ses avertissements, six réacteurs y sont construits entre 1978 et 1998 : la centrale ne sera arrêtée qu’en 2011, par peur d’un effet lié au séisme de Fukushima. La probabilité d’un mégaséisme dans cette région est aujourd’hui estimée à 85 %.
L’alarme de Kiyoo Mogi n’est que la première. En 1994, inquiet du décalage entre les connaissances scientifiques accumulées et les règlements officiels défaillants, un sismologue de Kobé, Katsuhiko Ishibashi, publie un ouvrage de mise en garde. Réprimandé, il est contraint de s’excuser auprès du ministre de la construction. Cinq mois plus tard, le séisme de Kobé fera plus de 6000 victimes. Devenu lanceur d’alerte, Katsuhiko Ishibashi publie, en 1997, dans une revue scientifique à comité de lecture, un article sur le concept de « genpatsu-shinsai », associant désastre sismique et centrale nucléaire – « un type nouveau de désastre naturel et artificiel, tel que l’humanité n’en a jamais connu, particulièrement dangereux car pouvant causer de multiples défaillances simultanées ». L’article décrit exactement ce qui se produira quatorze ans plus tard à Fukushima.
Le 29 août 2002, un lanceur d’alerte informe le METI et la presse que Tepco falsifie ses dossiers de sûreté depuis trente ans (six autres opérateurs en font autant). Tepco reconnaît avoir caché l’existence de seize fissures dans treize cuves de réacteurs sur trois sites. Parmi eux, les quatre de Fukushima Daiichi. Le PDG démissionne, non sans avoir déclaré que Tepco « devait cacher ces informations, car les règles de sûreté japonaises sont trop strictes ». Après quoi, l’agence de sûreté NISA a introduit la notion de « taux de défauts acceptables », permettant d’éviter nombre de réparations très onéreuses. Le Japan Times titre alors : « Le Japon risque sa vie à la roulette nucléaire ». En 2004, un conduit éclate à la centrale de Kansai, tuant cinq personnes : NISA découvre qu’il n’avait pas été inspecté depuis vingt-huit ans.
La même année, le président de la Commission des prévisions sismiques s’inquiète du risque d’un tsunami deux fois plus élevé qu’admis par Tepco à Fukushima. La majorité de la commission admet le risque sismique, mais refuse la mention d’un tsunami afin d’éviter le rehaussement du mur de protection.
« Pourquoi éveiller un enfant qui dort ? »
En 2006, une nouvelle commission refuse de citer le risque de tsunami. M. Ishibashi plaide, se bat et finit par démissionner. Le porte-parole des opérateurs note : « Les règlements doivent être faits par ceux qui les utilisent. Personne d’autre n’a la compétence. » On imagine l’application de cette philosophie à la drogue ou aux armes. Le président de NISA, Kenkichi Hirose, note dans un message au gouvernement : « Aucun changement n’est nécessaire dans le dispositif japonais de gestion des catastrophes. (…) Le pays a enfin cessé d’avoir peur des accidents nucléaires (…). Pourquoi éveiller un enfant qui dort ? »
En 2007, après un séisme de magnitude 7, on découvre que Tepco savait depuis 2003 qu’une faille courait sous la centrale de Kashiwazaki-Kariwa, la plus grande du monde. Quatre autres ont été découvertes depuis. En 2009, NISA va tester la résistance des centrales, notamment à Fukushima Daiichi. Un responsable observe qu’en vingt-deux réunions aucune mention n’a été faite du danger de tsunami à Fukushima soulevé par Minoura en 1997. De nouveau, les représentants de Tepco et de NISA n’en laissent aucune mention et l’agence approuve le rapport de sûreté de la centrale. Interrogé après le désastre de 2011, le porte-parole de Tepco bredouille : « Nous ne pensions pas qu’il y aurait tant de dommages. »
« Une centrale nucléaire est davantage qu’un dédale technologique : c’est une construction sociale. La conception initiale implique un choix de niveau de sûreté »
De cette litanie mortifère, on peut tirer quelques enseignements, qui nous concernent directement. Une centrale nucléaire est davantage qu’un dédale technologique : c’est une construction sociale. La conception initiale implique un choix de niveau de sûreté. Les années de construction puis de fonctionnement impliquent des rapports sociaux (hiérarchie, communautés d’objectifs et d’intérêts…) entre des milliers de travailleurs de tous ordres, intellectuels et manuels, l’intervention des personnels externes et de multiples sous-traitants, et un certain rapport avec la population.
Tous ces aspects interagissent avec une structure sociale et une culture, bonne ou mauvaise, de rigueur, de construction et de conduite. Conséquence de l’ampleur des réalisations, des délais et des risques associés : il n’y a pas deux centrales identiques. Et leur fiabilité dépend largement de ce « tissu social ». Enfin et surtout, ce tissu est modelé par les donneurs d’ordre. Le Japon, dont le niveau de développement et le modèle économique sont proches des nôtres, dont le régime politique n’est pas si éloigné, nous montre le danger de mettre en priorité bilan financier et bénéfices immédiats devant l’intérêt économique à long terme, la fiabilité et la sûreté. On se retrouve alors à dépendre des caprices du vent. Comme le dit un proverbe danois, ancien mais si actuel : « La chance n’est pas un cadeau. C’est un prêt. »
Harry Bernas
Directeur de recherche émérite au CNRS
Le 11 mars 2011, le Japon frappé par un séisme puis par un tsunami
Le vendredi 11 mars 2011, à 14 h 46 heure locale (6 h 46 à Paris), un séisme sous-marin de magnitude 9,1 se produit à 130 kilomètres au large de l’archipel du Japon, dans l’océan Pacifique. Un puissant tsunami frappe ensuite la façade orientale de la région du Tohoku sur plus de 600 km de côte. La vague géante submerge les digues de protection et provoque des destructions massives dans les villes côtières. La mer envahit également la centrale de Fukushima Daiichi, provoquant le deuxième accident nucléaire le plus grave après celui de Tchernobyl (1986). Une coupure électrique et une défaillance des générateurs de secours ont empêché le bon fonctionnement du système de refroidissement, engendrant des explosions dues à la surchauffe, un nuage radioactif et un écoulement d’eaux contaminées dans le Pacifique. Au total, le bilan humain est lourd : 22 500 morts et disparus, dont une grande majorité sont engloutis par le tsunami.