Aux pleurs succède la rage. (On trouvera sur Wikipédia, une description des événements constamment mis à jour qui tend désespérément à la neutralité [1]. Pour le fil de presse, on consultera les dossiers du Devoir [2], de Radio-Canada [3] et de La Presse [4].) Comme le disait à peu près Spinoza, il ne s’agit pas de (sou)rire, comme le fait le propriétaire étasunien arrogant de la compagnie de chemin de fer co-responsable du massacre, de la destruction d’un centre-ville et de la pollution des sols et de la rivière affluant du fleuve St-Laurent. Il ne s’agit pas non plus de pleurer d’impuissance comme si le transport ferroviaire du pétrole brut, qui a crû de 28,000 % en cinq ans au Canada –- vous avez bien lu –- pour contourner le manque d’oléoducs incapables de répondre à la croissance fulgurante de l’offre du pétrole bitumineux albertain et surtout, pour l’instant, à celui schisteux du Dakota du Nord, en cause à Lac-Mégantic, ne pouvait pas trouver de solutions tant immédiates qu’à terme.
Il s’agit d’essayer de comprendre les tenants et aboutissements sociaux et nationaux, de dégager les responsabilités des acteurs privés et publics pour aboutir à des condamnations et à un plan d’action. Plus on s’éloigne de l’événement, plus l’attention se porte sur la compagnie ferroviaire et sur le gouvernement fédéral qui a la responsabilité constitutionnelle du domaine des transports. Reste que le temps mis à retrouver les corps puis à les identifier, le fait qu’il n’y ait eu aucun blessé grave, qu’un centre-ville ait été réduit en cendres dont plusieurs dizaines de logements, laissent voir l’ampleur et la soudaineté de la déflagration. Elle traumatisera pour longtemps une petite ville malgré les millions que les gouvernements –- soixante de la part de celui du Québec jusqu’ici –- dépenseront en réparations et compensations.
Le Far West néolibéral
Il devient clair qu’on a affaire à une petite multinationale étasunienne ultra-libérale, non cotée en bourse et contrôlée par une seule personne, adepte de la privatisation et de ses « rationalisations » à l’avenant. La petite compagnie Montreal, Maine & Atlantic (MMA) qui dessert le Maine, le Vermont, le Québec et le Nouveau-Brunswick est propriété de Rail World. Cette compagnie est elle-même sous le contrôle d’un certain Edward A. Burkhardt. Sur son site web, Rail World se présente ainsi :
« [u]n gestionnaire de chemins de fer, de consultation et sociétés d’investissement spécialisé dans les privatisations et les restructurations. Son but est de promouvoir la privatisation de l’industrie ferroviaire en réunissant les organismes gouvernementaux qui souhaitent vendre leurs participations au capital d’investissement et leur expertise » (site web de la compagnie, ma traduction).
Ce spécialiste de la privatisation avait auparavant débuté au Wisconsin en consolidant de petites entreprises ferroviaires en une entreprise de taille moyenne mal gérée et pour cela acquise à bon marché par le Canadien National (CN) vers 2000, devenu un des plus importants opérateurs nord-américains. On peut comprendre pourquoi :
« En 1996, le réputé quotidien financier français Les Échos publie un élogieux portrait de la stratégie de M. Burkhardt. À l’époque, Wisconsin Central possède 4000 kilomètres de rails, 12 000 wagons et 230 locomotives dans le Midwest. ‘‘Son secret ?’’, écrit Les Échos. ‘‘Réduire les coûts de production et augmenter la productivité.’’ […]
« En 1996, le quotidien britannique London Observer obtient des rapports de la Federal Railroad Administration montrant que Wisconsin Central a connu 50 accidents, dont 31 déraillements seulement en 1994. La compagnie affirme que les problèmes ont été hérités des anciens propriétaires. » (François Desjardins, Qui contrôle le Montreal, Maine & Atlantic ?, Le Devoir, 8/07/13) [5]
Mais l’entrepreneur avait d’autres atouts :
« Deux ans plus tard [1998], Le Monde trace le portrait d’une compagnie qui veut ‘‘conquérir le fret ferroviaire’’ en Europe. ‘‘Le rachat, en 1993, des chemins de fer néo-zélandais a donné le coup d’envoi à ses ambitions. La privatisation du rail britannique, trois ans plus tard, lui a donné l’occasion de s’intéresser au Vieux Continent’’, écrit le quotidien français. » (François Desjardins, Qui contrôle le Montreal, Maine & Atlantic ?, Le Devoir, 8/07/13)
« Alors avec le Wisconsin Central, M. Burkhardt a conduit la privatisation et a ensuite servi en tant que président de Tranz Rail Holdings Ltd, le système de rail et de traversier de la Nouvelle-Zélande […] de septembre 1993 à août 1999. […] M. Burkhardt a été président et chef de la direction de l’English Welsh & Scottish Railway Ltd au cours de la période allant de décembre 1995 à juillet 1999. Il a dirigé le groupe d’investisseurs qui a acheté cinq opérations ferroviaires de la British Railway Board, responsable de 93% du fret ferroviaire au Royaume-Uni. […] Il a également été président du Réseau de Transport australienne de 1997 à août 1999, qui a acheté Tasrail, un transporteur de fret opérant dans l’État insulaire de Tasmanie, en Australie. » (site web de la compagnie Rail World)
Une fois Rail World constituée, l’entrepreneur ne s’arrête pas en si bon chemin :
« M. Burkhardt est président du conseil de surveillance de l’AS Rail Baltic, basée à Tallinn, qui développe le corridor ferroviaire Finlande - États baltes - Pologne […]. Il a mené la privatisation des chemins de fer estoniens en 2001 et a servi comme président de son conseil de surveillance jusqu’à ce qu’il ait été racheté par le gouvernement estonien au début de 2007. »
« [ll] est président du Conseil de Surveillance de Rail Polska, basé à Varsovie. Rail Polska a réalisé deux acquisitions ferroviaires coup sur coup au début de 2003 : Kolex (basé à Oswiecim) et ZecTrans (basé à Wrocław). Rail Polska s’est vue accorder une licence d’opérateur sans restriction sur le réseau ferroviaire polonais, et a commencé l’exploitation des trains à longue distance convoyant principalement du charbon pour des centrales électriques, en octobre 2003. Rail Polska est actuellement en pleine expansion sur le marché ferroviaire européen libéralisé. » (site web de la compagnie Rail World)
Tout ce beau talent d’entrepreneur est reconnu par ses pairs. C’était cependant avant ses déboires au Wisconsin :
« [e]n 1999, il a été nommé ‘cheminot de l’année’ par le magazine Railway Age, puis en décembre 1999 Railway Age l’a nommé l’un des 16 ‘cheminots du siècle.’
Ce succès d’estime n’empêche pas sa petite filiale MMA d’être mal en point :
« Dans le milieu, on sait bien que cette entreprise est réputée pour couper les cennes en deux, affirme Claude Martel, président de l’Institut de recherche sur l’histoire des chemins de fer au Québec. Ce contrat de transport de pétrole était un peu sa dernière chance. L’entreprise était en difficulté financière, elle utilisait du vieux matériel, des locomotives de seconde main. »
« À un journaliste de BDN, dans le Maine, l’entreprise, déficitaire, ne se cachait pas en 2011 d’avoir un urgent besoin de réduire ses coûts. Son président, Robert Grindrod, se félicitait alors d’avoir doté ses trains de commandes à distance. Pour une bonne partie du trajet, disait M. Grindrod. ‘‘Tout le travail est fait avec un seul gars à bord. [...] Cette réduction de moitié des équipages nous permet de réaliser des économies de 50% en salaires.’’ »
« Un mécanicien de locomotive cité dans l’article disait que cette décision de confier des trains à une seule personne l’avait incité à remettre sa démission. Trop dangereux, disait-il. » (Louise Leduc et Marie Tison, MMA, une compagnie qui coupe une cenne en deux, La Presse, 9/07/13 [6])
« …entre 2003 et 2010, MMA a congédié le tiers de son personnel et imposé une réduction salariale de 15 %. » (Gérard Bérubé, Vide d’expertise, Le Devoir, 11/07/13 [7])
Les déficiences sécuritaires sont à l’avenant :
« La MMA possède une feuille de route parsemée d’embûches aux États-Unis, son pays d’origine. Au cours de certaines de ses 10 années d’existence, elle a affiché un taux d’accidents pouvant être 5 fois ou même 10 fois plus élevé, pour une année donnée, que la moyenne des 800 entreprises ferroviaires américaines. […]
Le 10 juin, un train de la Montreal, Maine and Atlantic a déraillé à Frontenac, à 5 kilomètres à l’est de Lac-Mégantic. L’accident a provoqué un déversement de 13 000 litres de diesel. » (Radio-Canada, La MMA Railway a connu son lot d’accidents aux ÉU, 8/07/13 [8])
Blâmer le prolétariat et attiser les rivalités nationales
On reconnaît là les caractéristiques de personnel minimum et d’équipement désuet de la catastrophe de Lac-Mégantic : un seul employé à bord du convoi géant de pétrole brut lequel employé avait laissé la locomotive de tête en marche dans la nuit, de sorte que les freins à air soient activés, pour aller dormir, conformément aux directives de la compagnie. L’employé avait pourtant souligné à la compagnie que la locomotive crachait de l’huile. Pendant son sommeil, la locomotive prend feu, les pompiers volontaires du village alertés par un citoyen éteignent l’incendie en suivant les normes de MMA qui leur avait donné une formation et tout en l’avertissant. MMA envoie deux employés non adéquatement formés sur les lieux. Ils donnent leur congé aux pompiers sans rallumer le moteur. De nouveau abandonné sans surveillance, dans une pente sur la voie principale, et non sur la voie de service équipé d’un dérailleur –- mais ce n’est pas interdit –- le lourd convoi se met à débouler la montagne pour se transformer en train fantôme de la mort.
Et les freins manuels ? Le chauffeur assure les avoir activés et en nombre suffisant compte tenu du long convoi et de la pente, soit les cinq locomotives et une dizaine de wagons. Le propriétaire de Rail World dit le contraire et congédie son employé. Étant donné les difficultés de fonctionnement des vieilles locomotives –- le chauffeur était à ce point souillé d’huile qu’il a sali le taxi le menant à son hôtel pour dormir –- et la fatigue –- il était minuit –- il n’est pas impossible que le chauffeur n’est pas serré manuellement suffisamment de freins. Si c’est le cas, il vivra avec le cauchemar de la catastrophe toute sa vie. Pourtant, à l’impossible imposé par des conditions de travail à la limite de l’endurable et du stress nul n’est tenu.
La population québécoise se solidarise avec le chauffeur de locomotive anglo-québécois :
« ‘‘Il accuse le petit qui, lui, suit les ordres de la compagnie. Je trouve cela de valeur pour ce monsieur’’, a dit Alyssia Bolduc [une résidente de Lac-Mégantic]. […] À ses yeux, l’homme d’affaires américain a pris une série de décisions ‘‘toutes croches’’ dans le seul but de générer des économies d’échelle au prix de la sécurité des riverains de ses chemins de fer. ‘‘Ça nous met encore plus en colère qu’il soit ici, parce que je le trouve effronté’’, a ajouté Mme Bolduc. […] ‘‘Il n’a aucun remords’’, a poursuivi sa mère, Johanne Orichefqui. » (Marco Bélair-Cirino, Le patron de la MMA attise la colère, Le Devoir, 11/07/13 [9])
L’arrogant personnage ne se contente pas en effet de blâmer d’abord les pompiers volontaires puis, quand ses accusations s’avérèrent sans fondement, son propre employé. Après avoir seulement communiqué avec les médias anglophones, du Wall Street Journal à la CBC en passant par le Globe and Mail, après avoir enfin rédigé un communiqué en français généré sans révision par un logiciel de traduction –- on devine l’incompréhensibilité du texte –- l’aventurier néolibéral est venu visiter les natives tentant de soulever, en vain, l’ire populaire contre un prolétaire anglo-québécois.
Rivalité Ottawa-Québec pour cacher la troïka privé-fédéral-provincial
La colère populaire et nationale s’étend au gouvernement fédéral, responsable des transports. À part une rapide visite rituelle sur le terrain du premier ministre fédéral et du ministre (québécois) des transports -– le député local est aussi un des rares conservateurs du Québec, aussi ministre -– le gouvernement fédéral n’a tenté que de se disculper et de freiner toute promesse de compensation avant de promettre son soutien au gouvernement du Québec une fois qu’il ait réalisé son isolement. Le gouvernement fédéral a pas mal d’explications à fournir. Pourquoi a-t-il donné la permission à MMA de n’avoir qu’un seul employé à bord de ces convois gigantesques, une des deux seules entreprises ferroviaires canadiennes, toutes deux de petite taille, à l’obtenir ? Pourquoi n’est-il pas interdit de laisser un tel convoi complètement accessible, avec la locomotive en marche, sans aucune surveillance, en plus sur la ligne principale et non sur celle d’évitement munie d’un dérailleur ?
Pourquoi, pour 70% du transport du pétrole et des produits chimiques au Canada et aux ÉU, 80% plus important en volume que le pétrole dont certains plus dangereux que lui, laisse-t-on les entreprises utiliser des wagons qu’on sait inadéquats depuis une vingtaine d’années ?
« Lévis, Cornwall, Maxville, La Tuque… Dans toutes ces villes, le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a pointé du doigt la vulnérabilité des wagons-citernes de catégorie 111A, rendus funestement célèbres depuis la tragédie de Lac-Mégantic.
« Le 21 janvier 1995, un convoi de 28 wagons du Canadien National (CN) chargés d’acide sulfurique déraille près de La Tuque. Ils déversent 230 000 litres de la matière toxique, causant des dommages environnementaux, mais heureusement, aucun blessé. Des 28 wagons accidentés, onze ont laissé l’acide s’échapper. Généralement non isolés, faiblement résistants à la pression, ces wagons sont plus vulnérables que leurs homologues des catégories 112 et 114, mais ils sont, par ailleurs, les plus nombreux sur les rails en Amérique du Nord. Dans son rapport sur l’accident de La Tuque, en 1995, le BST s’inquiète du fait que ces wagons, lorsqu’utilisés pour le transport de matières dangereuses, peuvent ‘‘mettre la vie des personnes en danger et sont une menace pour l’environnement en cas d’accident’’ ». (Amélie Daoust-Boisvert, Des wagons-citernes jugés vulnérables, Le Devoir, 10/07/13 [10])
Voilà ce qui arrive quand la réglementation gouvernementale s’en remet à l’autorégulation des entreprises, ce qui permet au ministère fédéral de transports de réduire son budget de 30% de 2012-13 à 2013-14 (Janet Bagnall, Federal fundind cut as cost of shipping oil skyrockets, The Gazette, 8/07/13 [11]) :
« En fait, il a été plutôt surprenant d’apprendre qu’Ottawa a accordé une dérogation permettant la conduite avec un seul ingénieur sur la base d’une analyse fournie par une entreprise réputée pour sa politique de coûts maigreur et à qui l’on accole une santé financière précaire. Tout aussi étonnant est cette information voulant que l’intervention des pompiers à Nantes, visant à éteindre l’incendie de la locomotive ayant précédé la catastrophe, s’est faite dans le respect des normes et procédures dictées par… l’entreprise exploitante. Y a-t-il un vide d’expertise gouvernementale ?
« Tout cela nous ramène à ce vaste mouvement de privatisation des chemins de fer lancée à la fin des années 1990. Et à l’influence américaine incitant les autorités gouvernementales à s’en remettre à la capacité du marché à s’autoréglementer. » (Gérard Bérubé, Perspectives – Vide d’expertise, Le Devoir, 11/07/13 [12])
L’expérience citoyenne dans des rapports avec le gouvernement fédéral, telle qu’évaluée par une porte-parole d’un organisme populaire du sud-ouest de Montréal, particulièrement dense en chemins de fer, en dit long sur son parti-pris pro-entreprise et pro-pétrole :
« Les plaintes déposées à l’Office des transports du Canada par de nombreuses communautés à travers le Canada ont donné peu de résultats. On a l’impression que le gouvernement fédéral a abdiqué de ses responsabilités concernant la sécurité des citoyens alors qu’il prône le développement des sables bitumineux et le transport des produits pétroliers à travers le continent. » (Gessica Gropp, Mais qui gère la sécurité du transport ferroviaire ?, Le Devoir, 10/07/13 [13])
Aux organisations populaires s’ajoute une prise de position, bien tardive peut-être à cause d’un silence concertationniste avec une compagnie peu rentable, du syndicat représentant les travailleurs de MMA. Le syndicat avait en effet accepté la règle du chauffeur unique croyant que le fédéral refuserait la demande de la compagnie :
« Le gouvernement fédéral doit resserrer les règles en matière de permis d’exploitation, de surveillance et de sécurité des convois ferroviaires de produits dangereux, de réclamer le Syndicat des Métallos […qui] représente 75 employés de la Montreal Maine & Atlantic Railway, […] Les Métallos pointent directement les autorités fédérales qui ont permis la déréglementation du transport ferroviaire au fil des ans, comme ce fut le cas dans le secteur de l’aviation. » (Presse canadienne, Le syndicat des métallos pointe le fédéral, Yahoo, 9/07/13 [14])
Le gouvernement québécois, par ses municipalités et par ses services de proximité, de protection civile, de protection et d’enquête policières et d’environnement, et parce qu’il peut critiquer à son aise le laxisme fédéral et aussi par une aide monétaire rapide et apparemment substantielle, a certainement gagné des points politiques non seulement aux dépens du fédéral mais aussi des partis de l’opposition. Reste qu’il est embêté pour expliquer pourquoi « [d]epuis plus de 10 ans, Québec dispose d’une loi obligeant les compagnies ferroviaires à fournir aux municipalités la liste des produits dangereux qu’elles transportent sur leur territoire [mais que] [l]e seul hic, c’est que cet article de loi n’a jamais été mis en œuvre, faute d’un premier règlement d’application. » (Jessica Nadeau, Sécurité civile - Une loi québécoise existe, mais elle est inopérante, Le Devoir, 10/07/13 [http://www.ledevoir.com/politique/quebec/382600/une-loi-quebecoise-existe-mais-elle-est-inoperante]]).
Cette complaisance s’explique peut-être par les liens étroits entre les gouvernements de tous les niveaux et les entreprises ferroviaires, y compris MMA où la Caisse de dépôt et de placement a investi à perte sept millions $ en 2003 –- le placement ne vaut plus rien aujourd’hui –- et récupéré in extremis un prêt d’aussi sept millions en 2011. Comme si ce n’était pas suffisant :
« Les 1200 kilomètres de chemin de fer qui allaient devenir la Montreal, Maine and Atlantic en 2003 ont été achetés pour 50 millions, après quoi l’entreprise a reçu plusieurs dizaines de millions de dollars en prêts et subventions découlant de programmes d’infrastructures initiés par les gouvernements [dont] une enveloppe de 15 millions qu’elle a reçue conjointement de la part de Québec et d’Ottawa en 2007. » (François Desjardins, La MMA a bénéficié de l’aide des gouvernements, Le Devoir, 11/07/13 [15])
Rail ou oléoduc : le faux débat du moins pire qui cache le pire
On aura beau tenté de mettre en cause le chauffeur de la locomotive, il est devenu impossible de ne pas surtout pointer du doigt la compagnie « broche à foin » MMA pour le dire comme l’éditorialiste du Devoir. On ne voit pas comment non plus ne serait pas pris à parti le laxisme réglementaire fédéral lui-même un copier-coller de la pratique étasunienne. La Première Ministre québécoise l’a bien compris elle qui n’a pas manqué de fustiger et l’aventurier néolibéral et le gouvernement Conservateur. Il y aura, bien sûr, un débat officiel entre néolibéraux et sociaux-libéraux.
Les sociaux-libéraux insisteront sur la réglementation :
« Dans le cas de la MMA, on pouvait croire inévitable une catastrophe, vu l’état de son réseau de voies ferrées et du fait qu’il s’agit d’une entreprise qui mérite bien le qualificatif de ‘‘compagnie broche à foin’’.
« Toutes les sociétés ferroviaires ne sont pas des MMA. Néanmoins […], [i]ls connaissent régulièrement des incidents. En mars, le CP [Canadien Pacific] a connu le déraillement de 14 wagons de pétrole au Minnesota. Retenons aussi que sur ces voies transitent quantité de produits dangereux. Au deuxième trimestre, on a compté 86 000 wagons de produits pétroliers et 154 000 wagons de produits chimiques.
« Davantage de sécurité veut dire coûts additionnels et rentabilité réduite pour les entreprises qui, dans plusieurs domaines, ont convaincu le gouvernement fédéral de se limiter à un rôle réglementaire et de leur faire confiance pour le reste. […] Il faut revenir à une approche impérative en matière de sécurité. » (Bernard Descoteaux, Sécurité ferroviaire - L’après-Mégantic (éditorial), Le Devoir, 12/07/13 [16])
Les néolibéraux mettront l’emphase sur la punition des coupables, autant que possible le chauffeur de la locomotive. Ils se résigneront sans doute à la disparition ou à la « restructuration » de la petite compagnie MMA. L’important, c’est que les monopoles du rail CP et CN ne soient pas mis en cause. Ce sont pourtant eux qui, tout comme l’ont fait les grandes compagnies étasuniennes, se sont départis de leurs bouts de ligne les moins rentables en faveur de petites entreprises. Celles-ci les ont rentabilisés par la détérioration des conditions de travail et du matériel et de leur entretien.
S’y sont ajoutées de généreuses subventions gouvernementales justifiées par le maintien social de ces lignes secondaires pour l’industrie locale alors que souvent leur activité principale devient le lucratif transport du pétrole et consort pour les grandes entreprises mais à moindre coût que celui des monopoles du rail. À noter que le transport des passagers demeure le ressort de la subventionnée compagnie d’État Via Rail, sauf les lucratifs train de touristes dans les Rocheuses et ailleurs, laquelle loue à fort prix aux monopoles du rail des droits de passage d’ailleurs non prioritaires, d’où de fréquents arrêts sur des voies d’évitement.
Reste que les néolibéraux devront se résigner à un certain renforcement de la réglementation en matière d’amélioration du matériel et de supervision des convois. Voilà pourquoi « Moody’s estime qu’après cet accident, les coûts d’investissement et d’exploitation des compagnies ferroviaires devraient augmenter, en raison de nouveaux règlements plus sévères. » Rassurons-nous car « les compagnies américaines ont les reins assez solide pour faire face aux resserrements de la réglementation. » (Radio-Canada, Le transport du pétrole par train coûtera plus cher, croit Moody’s, 12/07/13 [17]). Traduction : les monopoles du rail reprendront le contrôle de la partie des petites lignes redevenues rentables, passeront la facture aux expéditeurs lesquels la passeront aux consommateurs.
Conséquence ultime : « Selon l’agence de notation, la catastrophe de Lac-Mégantic risque d’ailleurs de retarder le développement du transport par rail au profit des oléoducs. La pression sera plus forte sur l’administration américaine de Barack Obama pour qu’elle approuve le projet d’oléoduc Keystone XL de TransCanada. » Idem au Canada, pour les oléoducs vers la Côte ouest, et au Québec pour l’inversion et le prolongement des oléoducs d’Enbridge et de Trans-Canada. Au bout du compte, la querelle des néolibéraux et des sociaux-libéraux devrait aboutir au renforcement de la rente pétrolière dans laquelle seront mieux intégrés les monopoles du transport aux dépens du prolétariat.
Syndicats et environnementalistes déculottés
Avouons que cette catastrophe a pris de court le réformisme du mouvement environnementaliste tout comme elle a mis à nu le concertationnisme du mouvement syndical qui avait accepté des conditions de travail inacceptables. La bataille contre la construction et l’inversion des flux des oléoducs vise l’étouffement du développement du pétrole des sables bitumineux faute de l’attaquer frontalement. Ce faisant, le mouvement a négligé de dénoncer la manœuvre de contournement des pétrolières tant pour le pétrole bitumineux que celui schisteux, soit le transport par trains. En corollaire, il a davantage fait porter son agitation sur les dangers des déversements accidentels, très réels, que sur, de un, la dénonciation du développement particulièrement polluant de ces types de pétrole et, de deux, de celle de tout type de pétrole ou gaz lesquels doivent demeurer dans la terre pour minimiser la catastrophe climatique à venir.
Voilà désormais le mouvement environnementaliste aux prises avec le faux débat, stratégiquement parlant, de savoir quel type de transport, par oléoduc ou par train, a le moins de conséquences négatives, écologiques et sociales. Les néolibéraux font valoir que les accidents de pipelines sont moins fréquents et ne tuent pas les gens, les adversaires que les dégâts environnementaux sont autrement plus sérieux et les quantités déversées plus importantes. Et comme le dit un expert, si on laisse se dégrader les réseaux de pipelines comme on l’a fait pour les réseaux ferroviaires, ce qui est déjà la tendance… Le cas de la compagnie Enbridge, un géant mondial et canadien, est emblématique (Radio-Canada, Déversement au Michigan : Enbridge épinglée par les autorités américaines, 10/07/12 [18]).
Les ténors du mouvement commencent à réaliser qu’il leur faut sortir du piège qu’ils se sont eux-mêmes tendus :
« Chef des projets scientifiques à la Fondation David Suzuki, Jean-Patrick Toussaint juge nécessaire de sortir du simple débat sur le mode de transport de l’énergie fossile. ‘‘On voit déjà que cet accident a amené un retour des arguments à l’appui des pipelines. On espère que ça ne débouchera pas sur un feu vert pour les projets de pipelines. On veut que ça déclenche une réflexion sur notre dépendance au pétrole.’’
« M. Guilbeault [Équiterre-Québec] est de cet avis. ‘‘Même si on construit Keystone XL et même si on procède au renversement du flux dans la ligne 9B d’Enbridge [au Québec], on va continuer à utiliser les trains parce qu’on ne peut pas tout faire avec les pipelines. Il faut réfléchir à notre dépendance au pétrole, sans quoi il faudra nous habituer à vivre avec des risques constants.’’ » (Alexandre Shields, Un feu vert au développement de pipelines ? Le Devoir, 9/07/13 [19])
Plus que jamais, trouver les moyens d’en finir avec les énergies fossiles
La prise de conscience accrue des risques environnementaux et sociaux des moyens de transport des produits pétroliers, gaziers et chimiques doit d’abord et avant tout attiser l’urgence d’atteindre le but, soit le refus immédiat, au Québec, de toute production d’énergie fossile, et la fin ailleurs de toute exploration gazière et pétrolière, de la cessation immédiate de l’exploitation schisteuse et bitumineuse et la non extension des champs pétroliers et gaziers déjà productifs et des mines de charbon. La contrepartie de cet étouffement ne peut être que la fin de l’usage des produits fossiles d’ici 2030, au Québec et ailleurs, tel que préconisé par le rapport de 2007 de l’organisme spécialisé des Nations unies en la matière, objectif retenu dans la plate-forme de Québec solidaire.
On trouvera dans mon essai sur mon site « Quel plan vert de Québec solidaire ? » [20], une ébauche de proposition à cet effet, y compris des mesures transitoires, pour le Québec à partir d’une critique du plan vert de Québec solidaire fait dans la conjoncture du moment et en tenant compte de la spécificité hydroélectrique québécoise qui rend attrayante à première vue l’automobile hydroélectrique. Il s’agit ici d’ouvrir un débat –- la sagesse collective fera beaucoup mieux –- que ni le mouvement environnemental ni Québec solidaire ne veut ouvrir par souci de « réalisme » politique. La réalité est qu’on sera très bientôt dans un enfer climatique dont les prémisses ne cessent de se manifester par l’intermédiaire de la multiplication des extrêmes climatiques comme par exemple cette récente pluie record en 24 heures à Toronto laquelle bat le précédent record de 400% (Presse canadienne, Toronto touchée par les pluies records, Le Devoir, 9/07/13 [21]).
Dehors les monopoles du rail et des pipelines et tutti quanti
Reste qu’à court terme, il faut continuer à transporter des produits pétroliers, gaziers et chimiques. De toute urgence, il faut enlever cette responsabilité aux monopoles du rail (CN et CP) et des pipelines (Enbridge et Trans-Canada) tout comme, pour le rail, aux compagnies de « broche à foin » qu’ils ont créées et mises au monde avec la généreuse connivence des gouvernements pour leur plus grande rentabilité et l’enrichissement de quelques aventuriers. Il n’y a pas de pitié à avoir pour ces profiteurs du rail qui non seulement vivent de placements, prêts et subventions étatiques mais qui doivent historiquement leur existence à l’intervention de l’État, particulièrement au don gigantesque de terres le long des chemins de fer, au tournant du XXiè siècle, revendues à bon prix à la vague immigrante s’installant dans l’ouest. Quant aux lucratifs monopoles des pipelines, ils participent au partage de la rente des ressources naturelles qui, à titre de patrimoine, revient au peuple. Sans compter qu’à la fin des années 1950, le gouvernement canadien a pris en charge le tronçon soi-disant non rentable du gazoduc transcanadien (Wikipédia, TransCanada pipeline [22]) au prix de la défaite électorale du gouvernement Libéral de l’époque.
Il n’y a pas à hésiter : immédiate expropriation sans compensation de ces monopoles. Seule leur socialisation, impliquant une direction démocratique et un contrôle populaire, garantira l’application de la réglementation gouvernementale et une culture de sécurité pour les travailleurs et le grand public. Quant à la nouvelle réglementation, par principe de précaution, elle doit être implantée tout de suite sans attendre pendant des mois les résultats de l’enquête fédérale… et l’oublie de l’opinion publique sauf à Lac-Mégantic, comme le souhaite le gouvernement Conservateur.
Dommage que le NPD se contente de demander seulement un resserrement de la réglementation. Quant à Québec solidaire, il en est encore au niveau des condoléances et de la réflexion. Il est d’ailleurs toujours à réfléchir sur l’enjeu du passage et de la transformation du pétrole bitumineux au Québec alors que ce dossier est chaud depuis près d’un an. Sur qui peut-on compter pour faire des incursions dans le sacro-saint domaine de la propriété privée ? Il y a pourtant un peuple prête à se mobiliser comme l’indiquent la cinquantaine de veillées à la chandelle qui se sont tenues dans autant de localités québécoises et l’une ou l’autre ailleurs.
Marc Bonhomme, 13 juillet 2013
www.marcbonhomme.com ; bonmarc videotron.ca