Il y a un an, Français et Néerlandais rejetaient par référendum le projet de Constitution de l’Europe libérale et militariste, malgré l’énorme pression politique et médiatique à laquelle ils avaient été soumis. Cette victoire a constitué un choc politique de première ampleur, qui a secoué l’offensive des classes possédantes visant à laminer toute résistance à la mise en concurrence généralisée des travailleurs et à la liquidation des acquis sociaux. Le premier effet de cet événement a été le passage du projet de Constitution au second plan de la politique européenne. Des pays ont poursuivi le processus de ratification (comme la Finlande, le 1er juillet dernier), mais d’autres, comme le Royaume-Uni ou la Pologne, l’ont suspendu. Les leaders européens ont tenu des déclarations contradictoires : certains ne voyaient pas comment relancer le projet de Constitution (le président de la Commission Miguel Barroso à l’automne). Pour d’autres, à l’inverse, on ne peut arrêter un processus qui a déjà été approuvé dans quinze pays sur 25. Il suffirait d’attendre les élections législatives de 2007, en France et aux Pays-Bas, pour que des nouvelles majorités permettent de relancer l’adoption de ce traité sous une forme ou sous une autre !
Dans l’immédiat, les dirigeants du camp du « oui » ne ratent pas une occasion de fustiger ceux qui alléguaient, pendant la campagne du référendum, « qu’il y avait un plan B » possible. Ainsi, Jacques Chirac assénait, le 16 juin, dans un nouveau sketch surréaliste : « C’est très mal de mentir aux Français, surtout dans une campagne électorale »... La réalité, c’est que le ciel ne nous est pas tombé sur la tête depuis le rejet de la Constitution... mais le refus, parmi nos dirigeants, de toute alternative aux désastres du libéralisme est toujours total, à droite comme à gauche !
Offensives contrariées
Sous la pression de la globalisation financière mondiale, l’offensive capitaliste se poursuit au niveau de chaque État comme au niveau de l’Union européenne (UE). Elle s’appuie sur la stratégie de Lisbonne et de Barcelone, mises en place par les conseils européens entre 2000 et 2002, afin de déréguler le travail et démanteler le secteur public. Mais les rejets français et néerlandais de la Constitution ont manifestement encouragé des résistances massives partout en Europe. On l’a vu lors de la tentative de passage en force de la Commission pour faire entériner, par le Parlement européen, la directive de libre circulation des services dite « Bolkestein ». Les syndicats et les mouvements sociaux ont réussi une mobilisation européenne contre la généralisation du « principe du pays d’origine », concernant la législation auxquelles seraient soumises les sociétés mettant en concurrence leurs services dans un pays donné. Face à cette contestation, qui a culminé par deux grandes manifestations, à Strasbourg et à Berlin en février dernier, défendant une harmonisation des droits sociaux par le haut, les défenseurs des institutions européennes ont dû assumer une retraite, partielle mais symbolique, entérinée par la Commission en avril. En janvier 2006, les dockers ont battu de leur côté, pour la deuxième fois, le projet de directive de libéralisation des services portuaires, grâce à leur mobilisation et à la pression qu’ils ont exercée sur le Parlement européen.
Depuis, l’Allemagne a connu la plus grande grève de ces vingt dernières années quand, en février, le gouvernement Merkel de coalition CDU-SPD (droite-gauche) a décidé d’augmenter le temps de travail des fonctionnaires territoriaux de 38 h 30 à 42 heures. En Grande-Bretagne, la grève la plus forte depuis 1926 a eu lieu le 28 mars dans les transports et les services municipaux, avec plus d’un million et demi de travailleurs en grève de 24 heures. Au Danemark, plus de 100 000 personnes ont manifesté le 17 mai contre le plan d’attaque du système de santé par le gouvernement de droite. Enfin, en France, le mouvement contre le CPE, où les jeunes ont été rejoints par l’ensemble de la population, a provoqué une nouvelle onde de choc dont on n’a pas fini de voir les effets. Elle a ainsi directement influencé le mouvement étudiant contre la privatisation de l’université qui dure encore en Grèce.
Où est le modèle européen ?
En fait, la poursuite des orientations de l’Union européenne se heurte à des contradictions croissantes dans tous les domaines. Ainsi, les dirigeants de la Banque centrale européenne (BCE) étant toujours aussi obtus, il leur suffit que la croissance économique reparte timidement dans l’« Euroland » (à peine 2 % en moyenne annuelle) pour qu’aussitôt ils mettent en garde contre les risques d’inflation qu’entraînerait cette croissance conjuguée à la hausse du prix du pétrole. Et ces docteurs Diafoirus d’augmenter immédiatement le taux d’intérêt directeur européen pour limiter « la surchauffe », faisant même douter le directeur général du FMI, Rodrigo de Rato, du bien-fondé de cette mesure pénalisant les investissements et les exportations (en favorisant l’euro fort), alors même que les gouvernements doivent limiter leurs déficits publics... donc la consommation sous la pression de la même BCE. Et le président de celle-ci, Jean-Paul Trichet, d’en rajouter des louches sur le retard européen au niveau technologique, imputable, selon lui, au manque de dérégulation du marché du travail et de concurrence généralisée. Car, bien sûr, le déficit universitaire et de recherche européen ne saurait avoir pour origine le manque d’implication directe des États puisque c’est à l’initiative privée de jouer dans ces domaines ! Bref, si le taux de chômage officiel baisse, c’est au prix de l’augmentation de la précarisation du travail et, surtout, d’artifices comptables qui se font concurrence en Europe !
Parallèlement, l’action internationale de l’UE est toujours plus honteuse. Inaudible sur la question irakienne, velléitaire dans le dossier l’Iran, totalement alignée sur les États-Unis en Afghanistan alors que la situation se dégrade rapidement, compromise avec la CIA dans le traitement inhumain de prétendus « terroristes » brinquebalés de prison secrète en mouroir, misérable sur la Palestine... Où est le « grand dessein de paix » de l’Europe ? Et on attend toujours une remise en cause des logiques de l’OMC, un programme ambitieux d’aide à l’Afrique, de codéveloppement avec le tiers monde afin de rendre crédible l’objectif d’en finir avec la pauvreté. En revanche, l’UE utilise toute son énergie, de sommets sur l’immigration en directives sécuritaires, pour fortifier ses murs contre les gueux. On a vu, cette année, les ruées sanglantes contre Melilla, les morts par centaines des boat people de la misère en Méditerranée ou près des Canaries (tiens, où sont passés Glucksmann, Kouchner, Lévy et consort ?) ; on a vu les charters européens expulser les sans-papiers, les lois d’exception de Sarkozy ou de Blair réprimer l’immigration clandestine et les « terroristes ». C’est cela, l’Europe « ouverte sur le monde » ?
Reste l’élargissement de l’Union européenne comme dernier argument de son « modèle ». C’est l’un des principaux dossiers de la présidence finlandaise de l’UE, qui a commencé le 1er juillet. Mais, là aussi, les difficultés s’accumulent. D’abord, les désillusions de l’intégration libérale des pays d’Europe centrale et orientale à l’UE commencent à provoquer de sacrés chocs en retour, comme cela était, hélas, prévisible. Tout le monde sait maintenant à quel point les « membres fondateurs » prennent de libertés avec les principes et critères économiques ou démocratiques qu’ils imposent aux autres. Du coup, l’extrême droite est associée au pouvoir en Pologne - et peut-être demain en Slovaquie - sans aucune réaction de l’UE. Ensuite, dans une Union européenne contrainte fortement par son budget et son idéologie de « concurrence libre et non faussée », chaque nouvel élargissement fait grincer plus de dents. L’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie est prévue pour le 1er janvier 2007, si les dernières difficultés qui pourraient provoquer un report d’un an de ces adhésions sont levées. Mais, ensuite, ce sera beaucoup plus compliqué pour la Croatie, la Macédoine, l’Albanie et, surtout, la Turquie ! La mystification humaniste de l’Union européenne de Giscard et Prodi se dissout finalement dans les sables de la réalité capitaliste...
Pour une autre Europe
La nécessité de renverser le rapport de force international, qui permet aujourd’hui la poursuite chaotique de l’offensive capitaliste et impérialiste, reste le problème crucial. Pour obtenir ce bouleversement, il faudra une généralisation des luttes et de la contestation au niveau européen et intercontinental et, pour cela, il faut avancer sur deux niveaux : la jonction concrète des mouvements sociaux à travers des échéances de mobilisation de masse contre les politiques libérales, racistes et militaires ; l’avancée dans la formulation d’une alternative politique, en termes d’orientation générale, de mesures d’urgence à défendre et, bien sûr, en termes de structuration politique. Alors que l’intégration de la social-démocratie au libéralisme est toujours plus poussée (voir les gouvernements de coalition en Allemagne et en Italie, les politiques des gouvernements Blair ou Zapatero), la consolidation d’une telle alternative politique est urgente. La LCR s’est engagée dans cette perspective, participant à la Gauche anticapitaliste européenne (Gace), forum qui rassemble des partis en rupture avec le libéralisme et le social-libéralisme en Europe, et dont la dernière rencontre a eu lieu à Paris, les 19 et 20 mai derniers.
Contre le monstre qu’est devenu l’Union européenne, nous devons avancer la nécessité d’une refondation totale, sociale et démocratique de l’Europe, pour mettre enfin l’économie et la finance au service du développement humain et de la justice sociale.
Encart
Le scénario rêvé des élites
Le Conseil des chefs d’État et de gouvernement de Bruxelles des 15 et 16 juin derniers a donné des éléments du calendrier pour une relance du projet institutionnel européen :
• Janvier 2007. L’Allemagne succède à la Finlande à la présidence de l’Union européenne (UE). Elle prépare une « déclaration politique réaffirmant les valeurs et les ambitions de l’Europe », pour son adoption solennelle le 25 mars, à Berlin, à l’occasion des 50 ans du Traité de Rome.
• Mai-juin 2007. La France et les Pays-Bas renouvellent leur Parlement et leur gouvernement. Ceux-ci s’impliquent sur une sortie de la crise institutionnelle européenne. Au sommet de Bruxelles, fin juin, la chancelière allemande présente un rapport « faisant un état des lieux des discussions sur le Traité constitutionnel et explorant les développements futurs possibles ».
• D’ici à la fin 2008. Sur la base du rapport de Mme Merkel, et de l’implication française et néerlandaise, les consultations se poursuivent sous présidence portugaise, puis slovène. Les mesures sur la poursuite du « processus de réforme » institutionnelle doivent être prises, au plus tard, au second semestre 2008, alors que la France préside l’UE. Dans le même temps, la refonte de la structure du budget européen est programmée. Si le consensus apparaît, une nouvelle Conférence intergouvernementale pourrait adopter un nouveau traité, proche de celui d’aujourd’hui, mais débarrassé de l’étiquette « Constitution ».
• 2009. Les 27 États de l’UE arriveraient à un accord sur le nouveau texte avant le renouvellement du Parlement européen (juin) et de la Commission (novembre). Sinon, le traité de Nice prévoit de toute façon une réforme de la Commission, afin que le nombre des commissaires soit inférieur à celui des États membres.