Enseigner le genre : contre une censure archaïque, lettre de l’Institut Emilie du Châtelet
samedi 18 juin 2011
Dans une lettre ouverte du 31 mai adressée au ministre de l’Éducation nationale, Christine Boutin brandit la menace « des scrutins qui s’annoncent ».
C’est pour exiger de Luc Chatel le retrait puis la correction des manuels de Sciences de la vie et de la terre des classes de Première L et ES qui viennent d’être publiés conformément aux nouveaux programmes : elle leur reproche en effet d’offrir « un enseignement directement et explicitement inspiré de la théorie du genre. »
De quoi s’agit-il au juste ? Un des objets d’étude au programme est intitulé : « Devenir homme ou femme ». Selon le Bulletin officiel du 30 septembre 2010, « ce thème vise à fournir à l’élève des connaissances scientifiques clairement établies, qui ne laissent de place ni aux informations erronées sur le fonctionnement de son corps ni aux préjugés. Ce sera également l’occasion d’affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée. »
Christine Boutin s’indigne qu’on enseigne le « genre » : « Comment ce qui n’est qu’une théorie, qu’un courant de pensée, peut-il faire partie d’un programme de sciences ? Comment peut-on présenter dans un manuel, qui se veut scientifique, une idéologie qui consiste à nier la réalité : l’altérité sexuelle de l’homme et la femme ? [… ] Je ne peux accepter que nous trompions [les adolescents] en leur présentant comme une explication scientifique ce qui relève d’un parti-pris idéologique. »
Pourtant, il n’appartient nullement aux politiques de juger de la scientificité des objets, des méthodes ou des théories. Seule la communauté savante peut évaluer les travaux de ses pairs : le champ scientifique, par ses contrôles, en garantit la rigueur. Si nous restons silencieux aujourd’hui, nous dira-t-on demain que l’évolution n’est qu’une idéologie ? À quand les pressions pour imposer l’enseignement du créationnisme, au nom de la liberté de conscience ?
Pour nous, membres de l’Institut Émilie du Châtelet qui vise au développement et à la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre, une telle censure politique serait inacceptable – et d’autant plus que l’ancienne ministre justifie sa demande d’interdiction « au nom du respect de la liberté de conscience. » Pour nous, universitaires et chercheur-e-s, une telle ingérence religieuse dans l’enseignement serait insupportable – et d’autant plus que la présidente du Parti chrétien-démocrate invoque sans rire « la neutralité des valeurs républicaines ». Or sa lettre au ministre ne fait que relayer celle du lobby des Associations familiales catholiques, dont Christian Vanneste, député UMP de la Droite populaire, s’est fait l’écho à son tour dans une question au gouvernement datée du 7 juin.
Le site de L’Évangile de la vie, qui défend la vie « depuis sa conception », rapporte dès le 20 mai la naissance de cette campagne : « Avertie la semaine dernière par le lycée Saint-Joseph de Draguignan (Dominicaines du Saint-Esprit) qui venait de recevoir les tout nouveaux manuels […], la commission bioéthique en lien avec l’Observatoire sociopolitique du diocèse de Fréjus-Toulon a pu mesurer la gravité des changements opérés par le ministère de l’Éducation nationale par rapport aux précédents programmes. »
En réalité, la présidente du Parti chrétien-démocrate se fait la porte-parole du Vatican, qui ne cesse de marteler son opposition aux études de genre – depuis la conférence des Nations Unies sur les femmes de Pékin en 1995 jusqu’aux dernières interventions de Benoît XVI, en passant par la « Lettre aux Évêques sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église » de celui qui n’était encore en 2004 que le Cardinal Ratzinger.
On aurait tort de croire que nous ne faisons que défendre ici notre pré carré de chercheur-e-s et d’enseignant-e-s. La vigilance s’impose aujourd’hui à chacune et à chacun. Le responsable de la commission bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon ne s’en cache pas : « Si l’on regarde de l’autre côté des Pyrénées, on s’aperçoit que des dizaines de milliers de familles catholiques avec le soutien appuyé de la Conférence épiscopale espagnole et le concours de juristes compétents se sont d’ores et déjà organisées pour contester les cours obligatoires sur le gender du gouvernement Zapatero, voire retirer leurs enfants en posant un acte d’objection de conscience. Allons-nous devoir en arriver là en France ? ». La menace qui pèse sur la laïcité est claire.
Nous, chercheur-e-s et universitaires engagé-e-s dans des travaux sur les femmes, le sexe et le genre, spécialistes d’anthropologie biologique et culturelle, de neurologie et de génétique, de médecine et d’épidémiologie, de psychologie et de psychanalyse, de droit et de science politique, de démographie, d’histoire et de géographie, de sociologie, de sciences de l’éducation et d’économie, de philosophie et d’histoire des sciences, d’arts du spectacle et de cinéma, de littérature et de linguistique, et d’autres domaines encore, nous élevons avec force contre des conceptions anti-scientifiques qui s’autorisent du « bon sens » pour imposer leur ordre rétrograde.
Interroger les « préjugés » et les « stéréotypes » pour les remettre en cause, c’est précisément le point de départ de la démarche scientifique. C’est encore plus nécessaire lorsqu’il s’agit des différences entre les sexes, qui sont toujours présentées comme naturelles pour justifier les inégalités : la « réalité » selon la droite religieuse, c’est en réalité une hiérarchie entre les sexes dont nos travaux, issus de disciplines multiples, convergent tous pour contester qu’elle soit produite par la nature. La science rejoint ici le féminisme : on ne naît pas femme, ni homme d’ailleurs, on le devient. Bref, en démocratie, l’anatomie ne doit plus être un destin.
Florence Rochefort, présidente, et les membres de l’Institut Émilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre.
Avec le soutien, notamment, d’associations et de revues scientifiques spécialisées dans ce domaine :
• Associations : AFFDU Association française des femmes diplômées des universités, ANEF Association nationale des études féministes, Archives du féminisme, EFIGIES Association-Réseau de travail et d’échanges entre doctorant-e-s en Études Féministes, Genre et Sexualités, MNEMOSYNE pour le développement de l’histoire des femmes et du genre, Fédération de recherche sur le genre RING, SIEFAR société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime.
• Revues : Cahiers du genre, Clio. Histoire Femmes et Sociétés, Genre et Histoire, Genre, sexualité & société. Les autres institutions et personnes qui souhaitent manifester leur soutien, qu’elles appartiennent au monde scientifique ou pas, liées aux questions de genre ou pas, peuvent le faire en ligne sur le site de l’IEC : www.mnhn.fr/iec.