C’est un peu comme si certains chapitres du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avaient été pilotés par des scientifiques employés par des géants du charbon… Moins de quatre ans après sa création, et alors qu’elle tient, du 22 au 28 février à Kuala Lumpur (Malaisie), sa quatrième réunion plénière, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) est confrontée à la suspicion d’une partie de la communauté scientifique.
Créée en 2012 sous la tutelle des Nations unies, sur le modèle du GIEC, l’organisation doit en effet finaliser et adopter son rapport sur la pollinisation, mais deux de ses chapitres-clés sont sous la responsabilité de scientifiques salariés de Bayer et Syngenta, les deux principaux producteurs d’insecticides dits « néonicotinoïdes », fortement suspectés de décimer les populations d’abeilles, bourdons, papillons… Or, ce premier rapport de l’IPBES revêt une importance cardinale : à l’image de ceux du GIEC sur le changement climatique, il servira de base à l’action politique pour enrayer le déclin des insectes pollinisateurs.
Quelques jours avant l’ouverture de la réunion de Kuala Lumpur, des protestations ont été adressées par des membres de la communauté scientifique au secrétariat de l’IPBES, signalant des conflits d’intérêts au sein du groupe de travail mandaté par l’organisme. Dans un courrier adressé à la biologiste française Anne Larigauderie, la secrétaire exécutive de l’IPBES, et dont Le Monde a obtenu copie, Klaus-Werner Wenzel, professeur de médecine à l’hôpital universitaire de la Charité de Berlin, se dit « choqué d’un conflit d’intérêts évident touchant des membres d’un important groupe d’experts ».
« Tout le monde est au courant »
Le professeur allemand cite Christian Maus, auteur principal (lead author) du chapitre sur la « diversité des pollinisateurs », et Helen Thompson, chargée de celui sur les causes de leur déclin. Or M. Maus est salarié de Bayer. Quant à Mme Thompson, après avoir été chargée de l’évaluation des risques des pesticides au sein de l’agence publique de sécurité sanitaire et environnementale britannique (Food and Environment Research Agency, FERA), elle est désormais employée de Syngenta.
Selon un chercheur français spécialiste de la pollinisation, non associé aux travaux de l’IPBES, « c’est un vrai problème dont tout le monde est au courant, et qui n’a pas été résolu depuis que l’IPBES a été une première fois interpellé, dans Nature, sur le sujet ». En décembre 2014, trois chercheurs – Axel Hochkirch (université de Trèves, Allemagne), Philip McGowan (université de Newcastle, Royaume-Uni) et Jeroen van der Sluijs (université de Bergen, Norvège) – publiaient une correspondance dans la revue scientifique, notant que « deux représentants de l’industrie agrochimique sont parmi les auteurs du rapport sur la pollinisation de l’IPBES », sans mentionner leur identité.
« Pour appuyer sa crédibilité, l’IPBES a besoin d’une politique exigeant de ses experts la déclaration de toutes leurs sources de financement, les postes qu’ils occupent et leurs autres conflits d’intérêts potentiels, ajoutaient les trois chercheurs. Etant donné le rôle de l’agrochimie dans le déclin des pollinisateurs, il nous semble que des scientifiques financés par des entreprises de ce secteur ne devraient pas être auteurs principaux ou auteurs coordinateurs de chapitres dans un tel rapport d’évaluation. » Dans les mêmes colonnes, le secrétariat de l’IPBES avait répondu quelques semaines plus tard que « les scientifiques des sociétés agrochimiques [en question] ont été sélectionnés sur leur capacité, comme scientifiques indépendants, à apporter une contribution objective ».
Un formulaire détaillant les liens d’intérêts
Contactée, Mme Thompson estime que la question de sa participation au rapport sur la pollinisation doit être posée à l’IPBES : « C’est l’IPBES qui m’a demandé de participer et ils étaient pleinement informés de mon statut de scientifique employée par l’industrie », dit-elle. « Il n’y a que deux scientifiques salariés de l’industrie sur près de 80 chercheurs qui participent au rapport », tempère Robert Watson, vice-président de l’IPBES.
D’autres auteurs cependant, universitaires ou membres d’organismes de recherche publics, ont également des liens d’intérêts avec des firmes agrochimiques, selon nos informations. « Tous les experts sélectionnés doivent remplir un formulaire détaillant leurs liens d’intérêts », répond Robert Watson, ajoutant que ces déclarations ne sont toutefois pas rendues publiques.
En outre, dit M. Watson en substance, la version de travail du rapport a été passée en revue par des scientifiques extérieurs au processus, à la demande des Etats membres. De quoi gommer tous les biais, selon lui. Interrogés par Le Monde, deux scientifiques ayant participé à ce processus de révision ne partagent pas cet optimisme. Tous deux évoquent des paragraphes « surprenants » dans la version préliminaire du rapport qui leur a été soumise. « Nous pouvons bien sûr adresser des commentaires, mais c’est sur un texte déjà construit, dit l’un d’eux. Par exemple, la force de la preuve est parfois simplement évaluée en fonction du nombre d’études publiées, sans tenir compte de leur qualité et de la manière dont progresse la connaissance. »
« Effets substantiels »
Comment sont sélectionnés les experts de l’IPBES ? En décembre 2014, dans leur article publié par Nature, Axel Hochkirch et ses coauteurs critiquaient « l’absence de règles explicites dans la nomination et la sélection des experts ». Les Etats membres et les « parties prenantes » proposent des noms de chercheurs. Ensuite, c’est le Groupe d’experts multidisciplinaire, l’un des organes centraux de l’IPBES, qui sélectionne ceux qui seront retenus pour participer à l’expertise.
Si la polémique prend aujourd’hui de l’ampleur, c’est aussi que Mme Thompson a été récemment engagée dans de vives polémiques relayées dans la presse d’outre-Manche. En 2013, alors employée par le gouvernement britannique, elle avait mené une étude suggérant l’absence de risques, pour les bourdons, des pesticides néonicotinoïdes. L’étude n’a jamais été dûment publiée mais elle avait été utilisée par le Royaume-Uni pour contester, à Bruxelles, toute mesure européenne de restriction de ces substances. Une réanalyse des données brutes de l’expérience a été conduite par le biologiste Dave Goulson (université du Sussex) : publiée au printemps 2015 dans la revue PeerJ, elle montre que l’expérience mettait en évidence, au contraire, des « effets substantiels » des néonicotinoïdes sur les bourdons… Cette réanalyse n’a pas été contestée.
Quant au scientifique employé par Bayer et sélectionné par l’IPBES, il n’a pas été pris dans de telles controverses : auteur principal du chapitre sur la diversité des pollinisateurs, il n’a jamais publié de travaux sur le sujet.
Stéphane Foucart