Nous vivons à une époque de désenchantement du monde. Le capitalisme, sous sa forme néo-libérale, a plus que jamais réduit tout les rapports sociaux, toutes les valeurs, toutes les qualités à la condition de marchandise. C’est le royaume de la quantification, mercantilisation, monétarisation universelle. C’est l’époque ou tous les sentiments humains sont noyés dans ce que le vieux Marx appellait « les eaux glacés du calcul égoiste ».
Mouvement en dissidence contre le néo-libéralisme, le nouveau zapatisme vise, à sa modeste échelle, à un ré-enchantement du monde. C’est un mouvement porteur de magie, de mythes, d’utopies, de poésie, de romantisme, d’enthousiasmes, d’espoirs fous, de « mystique » - dans le sens que donnait à ce terme Charles Péguy, en l’opposant à la « politique ». Il est aussi plein d’insolence, d’humour, d’ironie et d’auto-ironie. Il n’y a pas de contradiction : comme l’écrivait Lukacs, dans La théorie du roman, l’ironie est la mystique des époques sans dieu...
Cette capacité à ré-inventer le ré-enchantement du monde est sans doute une des raisons de la fascination qu’exerce le zapatisme, bien au délà des frontières du Mexique. N’a-t-on pas vu récemment débarquer à Prague, lors des manifestations contre le FMI, tout un train de jeunes militants du mouvement Ya Basta, qui s’auto-désignent, cum grano salis, comme « zapatistes italiens » ?
Les Zapatistes, en descendant de leurs montagnes fusil au poing, ont lancé un défi fou non seulement à l’Etat mexicain corrompu, mais aussi à l’empire américain, aux banques mondiales, au FMI, aux bourses de valeurs, bref, à la confédération planétaire de coffres-forts et pompes à finances qui nous gouverne. Plus encore que les balles, ce qui a touché les puissants là où ça leur fait mal, c’est-à-dire à la gidouille, ce furent les documents zapatistes : en forme de brûlots ou de flèches empoisonnées au curare, ils ont atteint leurs cibles et jetté le désarroi dans les rangs ennemis.
Ces écrits, le plus souvent rédigés par un personnage qui manie avec autant d’aisance la plume que le fusil - Marcos - ont inventé un langage nouveau qui se distingue avantageusement de la langue de bois - pour ne pas dire de béton - de tants de groupes politiques. Imprégnés d’humour et même d’auto-dérision, ils articulent poèmes, fictions indigènes, contes pour enfants, proclamations incendiaires et menaces aux possédants. Passant des divinités mayas aux nouvelles de Borges, du dialogue avec un scarabée aux sonnets de Shakespeare, des épisodes du Don Quijotte aux événéments de l’histoire mexicaine, ils terminent souvent par un défi : « Zapata est ici, toujours vivant et digne. Essayez de le tuer à nouveau. » Il est difficile d’échapper au charme envoûtant des lettres-poèmes-tracts du sous-commmandant - même si l’on peut, légitimément, s’interroger sur les dangers qu’une excessive personnalisation fait courir au mouvement.
Ce qui attire les sympathies des gens vers les zapatistes c’est aussi cette nouveauté : une armée révolutionnaire qui ne pratique pas le culte des armes, un mouvement insurgent qui ne veut pas « prendre le pouvoir », une organisation politique qui refuse les règles du jeu politique, une avant-garde qui ne sait pas toujours où elle va et n’hésite pas à avouer son hésitation.
Pour éviter les malentendus : en refusant la « prise du pouvoir », l’EZLN romp avec un certain modèle révolutionnaire où le parti d’avant-garde ou l’armée de libération prennent le pouvoir au nom du peuple et le monopolisent. Cela ne veut pas dire qu’il n’aspire pas à une profonde transformation, démocratique et révolutionnaire, du pouvoir, qui ne serait plus aux mains des représentants du capital - national et global - mais en celles du peuple, des opprimés, des exclus.
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De quoi est fait ce nouveau zapatisme ? Quelle est la culture rebelle de l’Armée zapatiste de Libération nationale, surgie dans les montagnes du Chiapas, état du sud mexicain, en janvier 1994 ? C’est un tapis tissé avec des fils de differentes couleurs, des anciens et des nouveaux, qui s’entrecroisent dans un dessin merveilleux dont seuls les indiens mayas connaissent le secret. C’est un cocktail explosif, mélangeant plusieures traditions de révolte, certaines plus récentes, d’autres qui remontent à des siècles lointains.
Le premier fil, le plus direct sans doute, est évidemment l’héritage d’Emiliano Zapata, la tradition révolutionnaire du premier zapatisme, celui des années 1911-17. C’est à la fois le soulèvement des paysans et indigènes, l’Ejercito del Sur (Armée du Sud) comme armée de masses, la lutte intransigeante contre les puissants qui ne vise pas à s’emparer du pouvoir, le programme agraire de redistribution des terres, l’organisation communautaire de la vie paysanne - ce que l’historien Adolfo Gilly appellait « La comune de Morelos » - en s’appuyant sur les racines collectivistes de l’ancien calpulli (communauté rurale indigène) précolombien.
Mais c’est aussi Zapata l’internationaliste qui saluait, dans une célèbre lettre de février 1918, la Révolution russe, en insistant sur « la visible analogie, le parallélisme évident, l’absolue parité » entre celle-ci et la révolution agraire au Mexique : « l’une et l’autre sont dirigées contre ce que Tolstoi appellait ’le grand crime’, contre l’infâme usurpation de la terre, qui, étant propriété de tous, comme l’eau et l’air, a été monopolisée par quelques puissants, soutenus par la force des armées et par l’iniquité des lois ».
« Terre et Liberté » reste le mot d’ordre central des nouveaux zapatistes, qui sont les continuateurs d’une révolution interrompue en 1919 avec l’assassinat, par trahison, d’Emiliano Zapata à Chinameca.
La théologie de la libération est un fil dont les zapatistes ne parlent pas beaucoup. Pourtant, sans le travail de conscientisation des communautés indigènes, et d’auto-organisation en vue de lutter pour leurs droits, promu par Mgr. Ruiz et ses miliers de catéchistes, depuis les années 70, il est difficile d’imaginer que le mouvement zapatiste ait pu avoir un tel impacte au Chiapas. Bien sûr, ce travail n’avait pas de vocation révolutionnaire et refusait toute action violente. La dynamique de l’EZLN sera tout autre. Mais il n’empêche que, à la base, dans les communautés indigènes, beaucoup de zapatistes - et pas des moindres - ont été formés par la théologie de la libération, par une foi réligieuse qui a fait le choix de l’engagement pour l’auto-émancipation des pauvres. Et le millénarisme révolutionnaire de l’EZLN n’est pas sans avoir, au moins dans une certaine mesure, des racines dans le christianisme radical des communautés écclésiales de base.
Peut-être le fil le plus important est la culture maya des indigènes du Chiapas, avec son rapport magique à la nature, sa solidarité communautaire, sa résistence à la modernisation néo-libérale. Le néozapatisme se refère à cette tradition communautaire du passé, pré-capitaliste, pré-moderne, pré-colombienne (antérieure à la prétendue « découverte des Amériques » par Christophe Colomb). Le révolutionnaire péruvien José Carlos Mariategui - mort en 1930 - parlait de « communisme inca » pour décrire les traditions des communautés indigènes des Andes : on peut parler, dans le même esprit, de « communisme maya ». Est-ce du romantisme ? Peut-être. Mais comment briser, sans le marteau enchanté du romantisme révolutionnaire, les barreaux de la cage d’acier - pour reprendre l’expression de Max Weber - où nous a enfermé la modernité capitaliste ?
Plus encore que les textes signés par Marcos, ceux qui sont l’émanation du Comité indigène clandestin portent la marque de la culture maya, de ses mythes et de ses légendes. Parmi les figures de cette mythologie, l’esprit Votan, « gardien et cœur du peuple » - incarné dans la personne d’Emiliano Zapata - est souvent invoqué, sous le nom de Votan-Zapata. Si le mythe primitif est, comme le souligne le poète surréaliste Benjamin Péret dans son introduction à l’Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, « tout exaltation poétique », les documents du CCRI sont inspirés, dans leur impulsion la plus profonde, par cette exaltation.
Critiquant les zapatistes, l’EGP, une organisation armée rivale, beaucoup plus « orthodoxe » déclarait, dépitée : « On ne fait pas la révolution avec de la poésie ». Or, ce qui fait la force de l’EZLN, au moins autant que les fusils et les grenades, c’est précisement cette nouvelle culture révolutionnaire, à la fois mythique, poétique et utopique, qui se nourrit des anciennes traditions indigènes. Les zapatistes n’ont pas écrit des poèmes à la gloire d’une action politique - suivant le triste exemple d’un Aragon - mais des tracts subversifs, ironiques et irréverents, éclairés de l’intérieur par la lampe/tempête de la poésie.
D’où leur tendre complicité avec la lune et avec les étoiles, ou avec les fourmis et les chauves souris. Mais aussi avec des animaux peu fréquents dans la jungle Lacandone, comme l’éléphant : Marcos aime citer Marcel Duchamp - « les éléphants sont contagieux » - en s’empressant d’ajouter (suivant Julio Cortazar) que les revolutions sont contagieuses elles aussi.
Enfin, l’EZLN est aussi l’héritier d’une tradition de cinq siècles de résistence indigène à la Conquête, à la « Civilisation » et à la « Modernité ». Ce n’est pas un hasard si le soulèvement zapatiste avait été originairement planifié pour 1992, la date du Cinquième Centennaire de la Conquête, et si, à ce moment-là, une foule d’indigènes zapatistes a occupé San Cristobal de las Casas, en renversant la statue du Conquistador Diego de Mazariegos, symbole odieux de l’exploitation des indigènes et de leur asservissement.
Comme le dit la déclaration de la jungle Lacandone : « Nous sommes le produit de cinq cents ans de luttes. » Le zapatisme du Chiapas est enraciné dans la mémoire collective des peuples indigènes, transmise oralement de génération en génération. C’est un thème qui revient souvent dans les documents du CCRI :
« Les plus anciens parmi nos anciens nous ont dit des mots venus de très loin, du temps où nos vies n’étaient pas... Et la vérité habitait les mots des plus anciens parmi nos anciens... La parole de vérité vient du plus profond de notre histoire, de notre douleur, des morts qui vivent parmi nous. »
Le nouveau mouvement zapatiste est un exemple fascinant de la fusion incandescente de multiples traditions de résistance en un seul faisceau de lumière, dans une puissante force de révolte contre l’ordre des choses établi. Voici pourquoi les coups de feux dans la Sierra Lacandona du Chiapas ont résonné à travers toute la planète.
El EZLN dio una contribucion formidable a la formacion del nuevo « movimiento de los movimientos », antiliberal y altermundialista, que se ha estendido en los ultimos años por todos los continentes. El punto de partida de este movimiento tiene lugar en 1996, en las montañas de Chiapas, con el Primer Encuentro Intercontinental (o « Intergalactico ») por la Humanidad contra el Neoliberalismo convocado por los zapatistas. Se trata de un evento que tiene un impacto mundial y que reune, por primera vez en muchisimos años, militantes, activistas e intelectuales de varias tendencias, del Norte y del Sul, de America Latina, de Estados Unidos y de Europa. Sale de este encuentro el llamado historico a « levantar la internacional de la esperanza » contra « la internacional del terrror que represente el neo-liberalismo ». Como lo dice la Segunda Declaracion de La Realidad, la tarea - inmensa - es de crear « una red colectiva de todas nuestras luchas y resistencias particulares. Una red intercontinental de resistencia contra el neoliberalismo, una red intercontinental por la humanidad. Esta red intercontinental buscara, reonociendo diferencias y conociendo semejanzas, encontrarse con otras resistencias de todo el mundo. Esta red intercontinental sera el medio en que las distintas resistencias se apoyen unas a otras ». Aunque esta iniciativa no tuvo un seguimiento directo - las tentativas de organizar otros encuentros deste tipo, inspirados por el ejemplo zapatista, en Europa o A.Latina no tuvieron exito - fué el punto de partida, el momento de nascimiento de un nuevo internacionalismo, antiliberal y antiimperial.
La Nueva Internacional de la Esperanza que se formo à partir de este momento, y que tuvo su bautismo de fuego en las calles de Seattle (1999) o Genova (2001) aprendio muchisimo con la experiencia zapatista. Antes de todo con el espirito de rebeldia, de inconformismo, de oposicion irreconciliable con el orden estabelecido. El Encuentro « Intergalactico » del 1996 definio el combate contra el capitalismo neoliberal - es decir contra la mercantilizacion del mundo y del mismo ser humano - como el objetivo comun de todos los excluidos y oprimidos, los trabajadores, los campesinos, los indigenas, las mujeres, virtualmente toda la humanidad victima de la locura neoliberal. Esta lucha es, portanto, una lucha pour la humanidad, es decir pour la dignidad de los seres humanos - un concepto que tiene que ver con el humanismo revolucionario de Marx y del Che Guevara, pero también con la experiencia de las comunidades indigenas del Chiapas.
Otro gran aporte del EZLN es la articulacion entre el local - la lucha de los indigenas de Chiapas por su autonomia - el nacional - el combate por la democracia en Mexico, y contra la dominacion imperial norte-americana - y el internacional : la guerra contra el neoliberalismo y por la humanidad. En la reflexion y en la practica de los zapatistas los tres momentos estan intimamente asociados, en una vision muchisimo mas dialética que la pobre formula de algunas ONGs « piense globalmente y actue localmente ».
Finalmente, el zapatismo aporta al internacionalismo del Siglo XXI un nuevo universalismo, ya no abstracto o reductor, sino basado en el reconocimiento de las diferencias : la aspiracion à « un mundo en que quepan muchos mundos ».