Un groupe de chercheurs a découvert et identifié les restes d’un bateau qui transportait des esclaves mayas depuis le Mexique vers Cuba au XIXe siècle. C’est ce qu’a révélé en septembre l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (Inah, à Mexico). Cette découverte est unique en son genre sur le territoire mexicain, car elle constitue le premier indice matériel d’une pratique qui a eu cours bien après l’abolition de l’esclavage [en 1829] et le début de la guerre d’Indépendance de 1810, explique Helena Barba-Meinecke, chargée auprès de l’Inah de l’archéologie subaquatique dans la péninsule du Yucatán.
“Ce naufrage apporte énormément d’informations sur une situation qui a perduré pendant des décennies dans cette région, mais dont nous n’avions pas de preuves, en dehors des documents de l’époque.”
La découverte de l’épave a eu lieu en 2017, à environ 4 kilomètres des côtes de Sisal, dans l’État du Yucatán. Après trois ans de travail, les chercheurs ont pu identifier le bateau. Ainsi, La Unión était un bateau à vapeur appartenant à la compagnie espagnole Zangroniz y Hermanos qui s’est échoué le 19 septembre 1861. L’accident a été provoqué par l’explosion de l’une des chaudières, ce qui a entraîné un incendie puis le naufrage du navire.
Le Yucatán, principal producteur mondial de sisal
La reconstitution de l’événement a été rendue possible par des documents historiques et journalistiques. Les pêcheurs de Sisal ont eux aussi apporté leur pierre à l’édifice, car ils se sont transmis le souvenir du naufrage au fil des générations. “Le fait était passé inaperçu, et l’on a évité de lui donner un trop grand retentissement, intentionnellement, je pense. On a juste reconnu du bout des lèvres que le trafic de passagers avec Cuba avait été suspendu momentanément”, commente Barba-Meinecke, qui fait partie d’une équipe multidisciplinaire qui a plongé dans les eaux (et les archives historiques) du Mexique, de Cuba et de l’Espagne.
L’envoi d’esclaves mayas à Cuba s’est déroulé dans le contexte de la guerre des castes, un long conflit social dans la péninsule du Yucatán entre 1847 et 1901, au cours duquel les populations indigènes se sont soulevées face aux abus des élites criollos [descendants d’Espagnols nés au Mexique] et métisses, qui concentraient le pouvoir économique et politique. Le Yucatán était alors le principal producteur mondial de sisal, l’un des fleurons de l’économie mexicaine dans les premières années de l’indépendance. Cette fibre était produite dans des haciendas par des travailleurs indigènes, dans des conditions terribles.
De faux contrats de travail pour attirer les indigènes
En plein conflit armé, des groupes de “rabatteurs” promettaient aux Mayas des terres, du travail et un exil volontaire comme colons à Cuba, qui était toujours une colonie espagnole [elle le restera jusqu’en 1898]. “Les indigènes étaient réduits en esclavage [après de] fausses promesses ou simplement pour leur faire quitter la région”, ajoute l’archéologue. En réalité, les rabatteurs mexicains et espagnols recrutaient les indigènes mayas pour leur imposer des travaux forcés sur l’île, les contrats étant généralement rédigés en espagnol [langue que les Mayas ne parlaient pas] et bien souvent faux.
Ainsi, le navire La Unión partait de Cuba chargé de canne à sucre, débarquait au Yucatán, puis reprenait sa route en faisant escale dans des ports du golfe du Mexique, comme Tampico, Veracruz ou Campeche, avant de repartir pour Sisal. Sur le trajet du retour, d’autres marchandises étaient transportées en direction de l’île, telles que du sisal, des cuirs tannés, du bois de campêche. Des passagers de première et de deuxième classe étaient du voyage. Les indigènes se rendaient compte de la tromperie une fois qu’ils étaient à bord du bateau, sur lequel ils devaient séjourner dans des compartiments petits et insalubres, notent les chercheurs.
“Il y avait des enfants, garçons et filles, et des adultes mayas qui étaient traités comme des marchandises et embarqués dans un trafic d’esclaves impressionnant.”
Chaque esclave était vendu 25 pesos de l’époque à des intermédiaires. Ce prix était ensuite multiplié à Cuba, où chaque homme était acheté 160 pesos, et chaque femme, 120. Pour les enfants, il fallait payer 80 pesos. L’archéologue note que la société Zangroniz y Hermanos, à elle seule, a transporté près de 3 600 esclaves en dix ans, au rythme de 30 personnes par jour.
L’abolition de l’esclavage a été l’un des piliers du mouvement de l’indépendance au Mexique, lancé par le “cri de Dolores” du 17 septembre 1810 et ponctué par des documents fondateurs comme “Sentimientos de la Nación” [“Les Sentiments de la nation”], de José María Morelos, en 1813. Loin de l’histoire officielle, et malgré un imaginaire national qui occulte l’esclavage dans le Mexique indépendant, le trafic d’esclaves jette le discrédit sur les premiers gouvernements du Mexique. En mai 1861, quatre mois avant le naufrage de La Unión, Benito Juárez publie un décret présidentiel en vertu duquel l’envoi d’indigènes à l’étranger est puni de mort et entraîne la confiscation des embarcations.
L’enquête révèle que la moitié des 80 membres d’équipage et des 60 passagers et un nombre indéterminé d’esclaves sont morts dans le naufrage. Les chercheurs se sont mis en devoir de retrouver les noms de ceux qui ont péri, ce qui permettra à leurs descendants de se réapproprier leur histoire. On a eu beau effacer les traces des Mayas mexicains à Cuba, il reste des pistes, comme dans le quartier de Campeche, à La Havane, où, d’après les chercheurs, plusieurs groupes d’esclaves se seraient établis. “C’est un peu comme une énigme policière”, assure Helena Barba-Meinecke.
Elías Camhaji
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