L’utopie, c’est au sens étymologique un « lieu qui n’existe pas ». Longtemps, l’homosexualité fut un lieu qui n’existait pas. Sans feu (amour), ni lieu (famille), par la force de l’oppression, prétendument sans foi (pervers), ni loi (déviants), les personnes homosexuelles sont récemment sorties du long désert historique où elles étouffaient sous divers statuts, rites et persécutions. Les esprits courts ou rétrogrades y voient un symptôme (réel) de la crise de la domination masculine ou du rapport bourgeois hommes-femmes, mais rêvent d’un monde plus sain où ces « déviances » dépériraient.
En réalité, codification et stigmatisation historiques des pratiques et personnes homosexuelles sont issues de la « régulation » des sexualités et de la normalisation des genres, qui ont accompagné l’avènement de la domination masculine (patriarcat) sous ses diverses formes historiques, et qui ont chassé la sexualité dans ses diversités au profit d’une sexualité résumée à la reproduction et au plaisir phallique. Les pratiques homos, témoignant (scandaleusement) de l’autonomie possible du plaisir et de la relation amoureuse vis-à-vis de la reproduction et du primat phallique, perturbaient aussi les « rôles » masculins / féminins dogmatisés par le patriarcat. Butte témoin et préfiguration d’une vie érotique et sensuelle délivrée de toute autre finalité, il est normal qu’elles exigent feu et lieu lorsqu’émancipation féministe et contraception rouvrent un espace à d’autres relations au corps, au sexe, aux autres.
Tournant
L’utopie change de nature avec les années soixante-soixante-dix, lorsque les groupes activistes s’imposent. « Gouines, pédés, ne rasons plus les murs », dit le Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar), non par aspiration à se fondre dans le paysage social, mais pour y provoquer débat et remise en cause. « Nos culs sont politiques », dit-il encore avec le Groupe de libération homosexuelle (GLH), pointant tabous et dénis relatifs aux violences sexuelles, aux dominations de sexe, de race, de pratiques érotiques, à l’oppression des femmes, de la jeunesse et des enfants. Sur fond de critiques radicales de l’ordre moral, de la sexualité hétérocentrée, de la « norme » comme garantie prétendue d’équilibre personnel et social, des relations amoureuses enfermées dans la « fidélité », la bienséance, la reproduction, le primat familial, voire la compatibilité raciale (Blanc avec Blanche, etc.). Ce fut le temps de l’utopie « lieu à faire exister », qui exploserait les divisions sexuelles et de genres, le carcan patriarcal, « ce nid à névroses », et les tabous métaphysiques posés sur l’érotisme.
Avec le « coming out » de masse des années quatre-vingt, les revendications démocratiques ont pris le dessus : abrogations des dispositions discriminatoires, destructions des fichiers, droits sociaux, statuts des relations, homophobie, mariage, parentalité.
Vint le temps où l’utopie se fit lieu, imposa ses feux, se voulut des fois et des lois. Alors, prises entre les « vieilles lunes du temps jadis », incompatibles avec ce que la société toujours patriarcale est prête à accepter et les légitimes revendications d’égalité de millions de lesbiennes et de gays, les avancées législatives réelles ou en trompe-l’œil, puis leur propre reconnaissance institutionnelle, les associations identitaires ont le tournis : un Pacs, utile mais homophobe dans sa conception, les ravit. Une manœuvre « de communication sociétale » de Raffarin en pleines grèves sur les retraites, et elles se félicitent d’une loi promise et fumeuse sur l’homophobie. Trois mots dans le traité constitutionnel européen sur la non-discrimination en raison de l’orientation sexuelle leur ont suffi pour passer dans le camp du « oui », alors qu’aucune garantie sérieuse n’y est donnée aux homos. Enfin, l’absence de distance critique laisse à l’espace marchand le soin de « proposer » aux lesbiennes et aux gays des représentations et des modes de vie compatibles avec le libéralisme ambiant. À coups de télé identitaire, médias chics et toc, kyrielle de boîtes et bars (usines à baise et non à rêve) où chacune et chacune est à la fois consommateur, produit d’appel et marchandise... et vanté comme tel.
Cette imprégnation par l’air du temps libéral va jusqu’à chasser de l’Interassociative LGBT tel groupe homo radical, et fraterniser à qui mieux mieux avec la droite, qui ne s’y trompe pas et se dote de « lobbys gays ».
Le bon gay lucratif
Le mariage là-dedans ? La parentalité ? Fallait-il aller à Bègles ? Quid des représentations médiatiques, de la culture commerciale ? Revendiquer l’égalité, mille fois oui. Les droits, mille fois oui. Le mariage contre le Pacs - loi homophobe -, évidemment. Adopter, procréer, imposer légalement les liens parentaux créés, oui. Mais ceci s’accompagne d’une idéologie de l’amour genre roman de gare, pendant qu’on va ici d’un mec à l’autre, qu’on vit là à trois ou plus ou chacun chez soi. La vie expérimente mais le discours contredit les réalités de la vie homosexuelle. Le mythe de la parentalité à deux papas ou deux mamans cache la coparentalité multiple, qui s’invente aussi bien côté hétéro avec les familles recomposées. L’utopie novatrice émerge de la vie concrète des lesbiennes et des gays (et des autres), mais reste ni pensée ni revendiquée, au contraire refoulée et travestie pour les besoins du conformisme officiel : être des couples et des parents comme tout le monde. Non, nous ne sommes pas des couples et des parents comme tout le monde, devraient-ils dirent. D’ailleurs, où sont les couples et les parents comme tout le monde ? Et lorsqu’ils le sont, c’est à quel prix ?
Il faudrait enfin parler du modèle du « bon gay », de LA « lesbienne » qu’on nous vend à longueur de colonnes, d’émission, de fêtes ! Un « Gay global » de San Francisco à Singapour, sorte de composite étrange bien adapté à ce que l’espace mercantile (ou le patron en disponibilité professionnelle) attend de lui en retour sur investissement, et à l’ordre nouveau qui segmente la diversité en différences sociologiques assises chacune sur un identitaire propre à ne pas trop brouiller les genres, mais surtout à occulter les relations névrotiques, les systèmes de domination, la frustration fondamentale qui est la règle de l’ordre bourgeois (à destination de celles et ceux qu’il domine). Naguère lieu d’expression des luttes et des revendications homosexuelles, ce qu’on nomme la communauté n’a pas le ressort de faire contre-feu à la mystification identitaire en action ni au recyclage mercantile.
Renouer avec l’utopie par la critique sociale du sexisme, de l’hétérocentrisme, de l’intégration commerciale et de son contenu idéologique, contre une homosexualité conçue comme un « à part identitaire », une contre-norme normative séparée des luttes sociales, c’est urgent. Et ça passe par une nouvelle utopie des genres et des relations, en partant déjà simplement de ce qu’hétéros comme homos vivent, inventent, élaborent jour après jour, loin des modèles véhiculés par les canaux de l’idéologie libérale.
Non seulement loin de ces modèles mais contre eux.