A l’occasion du G7+1 tenu à Okinawa, il est temps de faire le bilan des promesses d’annulation des pays du Tiers Monde. Voici plus d’un an, en juin 99, à Cologne, la coalition plurielle Jubilé 2000 remettait 17 millions de signatures aux dirigeants du G7 afin de les amener à annuler la dette de 50 pays du Tiers Monde. Le G7 donna une réponse qui parut positive et s’engagea à annuler rapidement jusqu’à 90% des dettes de 41 pays pauvres très endettés (PPTE) en donnant la priorité à la lutte contre la pauvreté. Cent milliards de dollars allaient être consacrés à cette initiative généreuse qui reçut un large écho médiatique.
Dans les enceintes internationales, les effets d’annonce se succédèrent. Devant l’assemblée du FMI et de la Banque mondiale, Michel Camdessus lut la lettre des deux jeunes Guinéens morts dans le train d’atterrissage d’un avion de la Sabena et déclara que leur appel avait été entendu grâce à l’initiative de Cologne. En septembre 99, le président Bill Clinton annonça 100% d’annulation de la dette des pays pauvres à l’égard de son pays. Il fut suivi par Gordon Brown, chancelier de l’Echiquier en Grande Bretagne, par Jacques Chirac, etc.
A l’époque, le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) joua les Cassandre en dénonçant cette initiative comme une vaste supercherie et en appelant à la mise en œuvre de solutions véritables.
Qu’en est-il, en effet, un an après Cologne ?
Sur les 100 milliards de dollars annoncés, à peine 2,5 milliards de dollars ont été effectivement réunis. Cela représente environ 1,2% de la dette des 41 PPTE (dette qui a poursuivi depuis son ascension) ou 0,12% de la dette totale du Tiers Monde (2.070 milliards de dollars sans tenir compte de l’ex bloc de l’Est). On est bien loin des 90, voire 100% d’annulation annoncés ! Au-delà d’une discussion sur l’ampleur exacte de l’effort accompli, tous s’accordent aujourd’hui à reconnaître que très peu a été fait.
La générosité des pays les plus riches est vraiment chiche. Le Congrès américain a alloué aux réductions de dettes 63 millions de dollars en l’an 2000, 69 millions en 2001, soit un quart de millième du budget annuel de la défense des Etats-Unis qui s’élève à quelque 280 milliards de dollars. Par ailleurs, on prévoit un excédent budgétaire de 100 milliards de dollars pour les dix années à venir. On devine que l’intention du Capitole et du Pentagone est d’en utiliser une partie au projet militaire de bouclier anti-missiles (cher à Ronald Reagan dans les années 80...) plutôt qu’à l’annulation de la dette du Tiers Monde.
Selon nos calculs, aucun pays créancier du Nord ne fera un effort supérieur à 1% de ses dépenses militaires. C’est ainsi que le gouvernement belge a prévu d’allouer une somme de 800 millions de francs belges (environ 20 millions d’Euros) à l’effort d’allégement de la dette du Tiers Monde. Encore faut-il préciser que cette somme n’a pas encore été (pour l’essentiel) effectivement dépensée. Au rythme de 800 millions de francs belges par an, il faudra 100 ans pour annuler les 92 milliards de francs belges que les PPTE doivent à la Belgique. Il est également utile de préciser que les sommes affectées par les Etats industrialisés à l’allégement de la dette sont utilisées pour indemniser des entreprises privées allemandes, françaises, belges,... qui ont participé à la réalisation d’éléphants blancs dans les pays aujourd’hui écrasés sous le fardeau de la dette (notamment des installations inadaptées aux besoins locaux tel le barrage d’Inga sur le bas Congo ou la sidérurgie Klöckner au Cameroun). Eléphants blancs achetés par des régimes qui ont reçu de la part de ces entreprises des commissions afin d’accepter prêts et projets « clé sur porte ». D’énormes contrats étaient en jeu et les entreprises en question bénéficiaient de la complicité des gouvernements occidentaux qui voulaient maintenir des liens étroits avec leurs anciennes colonies (France, Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne, Espagne, Portugal) ou conquérir de nouveaux marchés en s’assurant d’alliés stratégiques (Etats-Unis). L’essentiel de la dette des PPTE trouve son origine dans les années 1970 et 1980.
Tout aussi grave : certaines sommes affectées à l‘indemnisation des créanciers privés sont à charge des budgets de la coopération au développement. Bref les sommes annoncées par les gouvernements du Nord ne vont pas vers les populations du Sud, elles sont à charge de la collectivité et bénéficient pour partie à des entreprises privées qui pourtant sont largement responsables du désastre des pays du Tiers Monde. On peut se demander légitimement pourquoi il est nécessaire d’indemniser des créanciers privés qui ont déjà largement tiré profit de contrats juteux avec les pays endettés ainsi que de subsides publics de la part des gouvernements du Nord.
Par ailleurs, la France et le Japon qui prétendent annuler les dettes des PPTE à leur égard mentent de manière honteuse. En réalité, ils exigent le remboursement de la dette. Après avoir perçu le remboursement, la France et le Japon feront don des sommes perçues. Parler d’annulation est un abus de langage. Le Japon exige explicitement que l’argent rendu aux pays du Sud soit utilisé par ceux-ci pour acheter des marchandises et des services fournis par des entreprises japonaises. Bref, la dette est bel et bien remboursée et l’argent soit disant offert rentre dans les coffres des entreprises du pays « donateur ».
C’est sous cet angle qu’il faut considérer l’annonce faite à Okinawa le 23 juillet 2000, l’« effort » de 15 milliards de la part du Japon afin de soutenir le développement d’Internet dans les pays du Tiers Monde. Il s’agit une fois de plus d’une aide liée qui vise à amener les pays bénéficiaires à acheter du matériel informatique japonais. La France est plus discrète à ce propos car, depuis de nombreuses années, d’importants mouvements progressistes critiquent de manière acerbe l’« aide liée ». Rappelons cependant que le Président Jacques Chirac propose depuis plusieurs années aux PPTE de bénéficier d’annulations de dette à condition de privatiser leurs entreprises au profit de multinationales françaises. Bouygues, Vivendi et autres grandes multinationales françaises ont acheté à des prix bradés des secteurs économiques entiers dans les anciennes colonies françaises d’Afrique grâce à cette politique.
Enfin, n’oublions pas que toutes ces initiatives d’allégement de dette sont liées à l’imposition par les pays créanciers de politiques d’ajustement structurel qui, même si elles sont rebaptisées « Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté » impliquent, à la fois, la poursuite de l’ouverture forcée des pays concernés aux productions du Nord, l’extension d’une politique fiscale qui fait peser le poids des impôts sur les pauvres (en Afrique de l’Ouest, la TVA oscille entre 18 et 21 % tandis que sous le prétexte de favoriser l’investissement privé, il n’y a pas d’impôt direct sur le capital). Ces politiques impliquent aussi la privatisation généralisée des services de distribution d’eau et d’énergie (Vivendi applaudit), le maintien d’une politique du tout à l’exportation au détriment de la sécurité alimentaire (abandon des cultures vivrières au profit des cultures d’exportation) et aux dépens de la préservation des ressources naturelles (déforestation et exploitation extrême des ressources en matières premières et en combustible), la privatisation des terres communales, la réduction des salaires faméliques de la fonction publique, bref l’application du modèle néolibéral pur et dur saupoudré d’un peu de subventions ciblées vers les pauvres « absolus ».
En conclusion, les initiatives actuelles sont soit totalement insuffisantes, soit inacceptables purement et simplement.
Pour mettre en pratique de véritables solutions, il faut lever le voile sur la réalité de l’endettement du Tiers Monde : celui-ci est un mécanisme de transfert de richesses du Sud vers le Nord. Selon les chiffres les plus récents fournis par la Banque mondiale, les 41 PPTE ont transféré en 1998 vers les créanciers du Nord 1.680 millions de dollars de plus que ce qu’ils ont reçu (in Banque mondiale, « Global Development Finance », table « Net flows and transfers on debt », avril 2000). C’est colossal. Les PPTE enrichissent les pays les plus riches : telle est la réalité.
Si nous élargissons le champ à l’ensemble des pays en développement, le scandale prend des proportions inouïes. En 1999, ces pays ont réalisé un transfert net de 114,6 milliards de dollars au profit des créanciers du Nord (op. cit. p. 188) ! C’est au moins l’équivalent du Plan Marshall, transféré en un an seulement.
Une autre indication : l’ensemble des pays en développement a remboursé (en principal et en intérêts) 350 milliards de dollars en 1999 (op. cit. « Tables » p. 24), soit sept fois plus que l’ensemble de l’Aide Publique au Développement qui s’est élevée cette année-là à 50 milliards de dollars !
Quelles véritables solutions apporter ?
Il faut partir de la satisfaction des besoins humains fondamentaux garantis par la déclaration universelle des droits de l’homme. Plutôt que de pérorer sur les possibilités offertes aux pays du Sud par l’accès aux marchés financiers et sur les bénéfices supposés de la mondialisation, ayons en tête que l’Afrique subsaharienne rembourse chaque année près de 15 milliards de dollars soit quatre fois plus que ce qu’elle dépense pour la santé et l’éducation. Or selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, avec 40 milliards de dollars par an, en dix ans, on pourrait à la fois rendre universel l’accès à l’éducation primaire (1.000 millions d‘analphabètes dans le monde) ; garantir à l’échelle de la planète l’accès à l’eau potable aux 1.300 millions d’êtres humains qui en sont privés ; fournir des soins de santé au 2.000 millions qui n’y ont pas accès ; assurer une alimentation suffisante aux 2.000 millions d’anémiés.
Si l’on veut un véritable développement humain, un développement durable et socialement juste, plusieurs mesures urgentes s’imposent.
1) Annuler la dette extérieure publique du Tiers Monde (celui-ci a remboursé plus de quatre fois ce qu’il devait en 1982 quand la crise de la dette a éclaté). Cette dette publique extérieure s’élève à environ 1.600 milliards de dollars, soit moins de 5% de la dette mondiale qui s’élève à près de 40.000 milliards de dollars. La dette publique des Etats-Unis (275 millions d’habitants) s’élève à 5.000 milliards de dollars soit plus de trois fois la dette publique extérieure de l’ensemble du Tiers Monde (qui compte plus de 4.500 millions d’habitants). La dette publique de la France s’élève grosso modo à 750 milliards de dollars soit trois plus que l’ensemble de la dette extérieure publique de l’Afrique sub-saharienne (600 millions d’habitants). Annuler la dette du Tiers Monde, c’est exiger des différents créanciers réunis qu’ils effacent dans leur compte 5% de leurs actifs. Ce n’est pas trop.
2) Mener à bien des poursuites judiciaires pour mettre fin à l’impunité de ceux qui se sont enrichis illicitement aux dépens de leur peuple ainsi que de ceux qui, au Nord, ont été leurs complices. La fortune de feu Mobutu est évaluée au bas mot à 8 milliards de dollars alors que la dette de la République démocratique du Congo s’élève à 13 milliards. Il faut exproprier ces biens mal acquis et les rétrocéder aux populations spoliées via un fonds de développement local contrôlé démocratiquement.
3) Abandonner les politiques d’ajustement structurel si funestes pour les populations du Tiers Monde.
4) Appliquer une taxe de type Tobin et affecter la majeure partie des recettes à des projets de développement socialement juste et écologiquement durable.
5) Réaliser les engagements pris par les Etats au sein des Nations Unies en portant l’Aide Publique au Développement (l’APD) à 0,7% du Produit Intérieur Brut des pays industrialisés (elle ne s’élève aujourd’hui qu’à 0,24% pour l’ensemble de l’OCDE). L’APD devrait être entièrement versée sous forme de don (alors qu’aujourd’hui une partie de celle-ci est octroyée sous forme de prêts...).
6) Arrêter la déréglementation des échanges commerciaux car elles affectent directement les populations du Tiers Monde.
Ces propositions sont certes insuffisantes pour remédier à l’ensemble des injustices qui régissent les relations entre le Nord et le Sud ; elles n’en sont pas moins nécessaires si l’on veut donner une chance réelle au développement humain et à la justice.