Par son courage, le peuple tunisien vient de tordre le coup à une théorie en vogue dans certains milieux politiques européens et nord-américains qui voient dans le monde arabe un espace réfractaire à l’émancipation démocratique. Ces derniers prétendent que seuls les islamistes sont susceptibles de renverser les régimes arabes « modérés » et qu’il convient, pour contenir ce péril, de soutenir les autocrates, quitte à fermer les yeux sur leurs dérives policières et mafieuses.
La Tunisie est donc sur la voie d’une libération, mais la route est encore longue. L’une des premières difficultés du nouveau régime tunisien sera d’amorcer une réelle entente nationale avec toutes les composantes de la société, seule condition pour instaurer les bases d’un pacte démocratique. C’est là que le bât blesse. En Tunisie, comme ailleurs dans le monde arabe, les forces d’opposition d’inspiration islamique ont toutes une influence, souvent importante, en tout cas non négligeable. Bien que le parti islamiste de Rached Ghannouchi, Ennahda (« renaissance »), ait été affaibli par vingt années de répression et d’exil, il conserve tout de même une certaine audience dans le pays. Les passages des leaders islamistes tunisiens sur la chaîne satellitaire Al-Jazira suscitent un fort écho chez les téléspectateurs tunisiens.
Or, dans la perspective d’un éventuel retour des islamistes dans le jeu politique tunisien, l’on entend à nouveau des voix occidentales agiter le chiffon vert, déplorant le fait que le processus de démocratisation en Tunisie risque davantage de profiter aux islamistes qu’aux démocrates. En somme, les tenants de cette vision catastrophiste semblent presque regretter le départ du dictateur Ben Ali qui, lui au moins, savait tenir son peuple d’une main de fer, en l’empêchant de basculer du côté de l’« axe du mal ».
Ce discours réducteur qui met tous les mouvements dits « islamistes » dans le même sac fait florès. Rached Ghannouchi serait ainsi le représentant tunisien d’Oussama Ben Laden. Mais force est de constater que ce propos fait fi de la réalité. Beaucoup ont soutenu l’idée que, finalement, des régimes aussi despotiques que celui de Ben Ali étaient préférables aux « barbus ». Triste constat que de voir des leaders d’opinion recycler la rhétorique bien huilée des dictateurs arabes qui, pour se maintenir en place malgré leurs multiples abus, aiment à se dresser en ultimes rempart et protecteur des intérêts d’un Occident... Il faut pourtant être aveugle pour ne pas s’apercevoir que c’est cette politique cynique, qui étouffe les populations et pousse à la radicalisation, que le peuple tunisien vient de faire voler en éclats. En cela, Ben Ali était bien le complice objectif de Ben Laden : le verrouillage sécuritaire de la société tunisienne a contribué à fabriquer des terroristes potentiels.
Mais qui sont les islamistes tunisiens ? Le parti Ennahda, en exil depuis plus de vingt ans, à l’instar des autres partis d’opposition non reconnus par le pouvoir benaliste, a appelé à l’instauration d’un régime démocratique respectueux des libertés publiques. Il a même admis que le code du statut personnel de 1956, qui a aboli la polygamie et la répudiation et a instauré le mariage civil (fait unique dans le monde arabe), était un acquis décisif que l’on ne devait pas mettre en question. Sur ce plan, les islamistes tunisiens n’ont rien à voir avec le fondamentalisme d’Etat saoudien.
Comme l’ont montré les travaux d’Eric Gobe, rédacteur en chef de L’Année du Maghreb, le modèle des islamistes tunisiens est l’AKP turc, à savoir, le pragmatisme politique, le libéralisme économique teinté de social, la sécularisation de l’Etat et une diplomatie équilibrée entre Occident et Orient. Sans verser dans une vision idyllique des islamistes, reconnaissons que Rached Ghannouchi rêve davantage d’être un « Erdogan tunisien » qu’un « Ben Laden maghrébin ». Et il nous faut rappeler que, contrairement aux idées reçues, ces partis, en canalisant l’exaspération d’une large partie de la rue arabe, contribuent à couper l’herbe sous le pied aux thèses de l’islamisme radical et du terrorisme.
L’exemple tunisien est une source d’inspiration pour tous les citoyens arabes épris de liberté. A l’heure d’Al-Jazira et de Facebook, les peuples se réveillent et ont soif de justice, de démocratie et de dignité. Ils savent que le changement est à leur portée, et l’exemple tunisien a fracassé cette barrière psychologique qui les poussait à se résigner à vivre sous des régimes de terreur. Ils ont aussi besoin du soutien des démocraties occidentales. Or, celui-ci suppose que l’opinion européenne opère un changement de regard vis-à-vis des islamistes, qui sont loin de constituer une famille politique homogène. Sauf à vouloir perpétuer des régimes corrompus et sanguinaires, l’Europe ne pourra se passer d’une remise en question de certitudes héritées du passé qui paraissent plus que jamais obsolètes.
Nabil Ennasri, doctorant et Vincent Geisser, sociologue et chercheur au CNRS