Selon le peuple tunisien, le principal responsable de la crise politique et institutionnelle en Tunisie est le parti islamiste Ennahdha qui, ces dernières années, a attaqué et érodé les protections individuelles et les droits civils, patrimoine de ce pays, et qui a été incapable de promouvoir le développement, trahissant les attentes de la révolution et de tout un peuple. Aujourd’hui, s’ouvre une nouvelle page, où l’Europe peut jouer un rôle décisif en rachetant dix années d’inertie et de myopie.
La Presse : Professeur Alfonso Campisi, vous êtes l’une des figures les plus écoutées et j’oserais dire incontournables, parmi les intellectuels italo-tunisiens vivant en Tunisie, et ce, grâce à la parfaite connaissance de vos deux pays.
Vous êtes professeur des universités, écrivain et intellectuel très engagé. Nombreux sont d’ailleurs les journaux italiens qui vous ont consulté dernièrement pour mieux comprendre la réelle situation politique en Tunisie. Votre voix se lève souvent pour dénoncer la mauvaise information de la presse occidentale sur les événements depuis la révolution de 2011. Il faut dire que vos avis sont souvent tranchants ne laissant pas de place au doute… Vous en pensez quoi au juste de ce qui est en train de se passer en Tunisie ?
Alfonso Campisi :
Il ne s’agit pas d’être tranchant avec la presse occidentale ou nationale, il s’agit d’être juste et de fournir une information réelle, correcte, sans parti pris et surtout de décrire un changement politique, sociétal ou autres, avec beaucoup de lucidité. Il est impensable de lire sur la presse occidentale des pseudo analyses décrites approximativement par des journalistes qui ne sont pas en poste dans le pays et qui méconnaissent le pays en question.
Vous savez ? Il y a des correspondants de journaux européens qui travaillent depuis l’Égypte et qui se permettent de « raconter » ce qui se passe en Tunisie…Trouvez-vous tout ça normal ?
La Presse : Pour rentrer dans le vif du sujet, comment voyez-vous la situation en Tunisie ?
Alfonso Campisi :
Je la vois d’un bon œil et je suis un grand observateur. Je ne suis pas un juriste, je suis philologue et je possède les compétences pour analyser un texte ou bien une situation.
Beaucoup d’encre a coulé ces jours-ci sur coup d’État oui, coup d’État non, sur le respect ou pas de l’article 80 de la Constitution et ainsi de suite. Pour ça, je laisse répondre ceux et celles qui en ont les compétences. J’analyserai donc le contexte avec l’œil averti d’un chercheur proche de ses étudiants.
Je peux juste vous dire que nous sommes désormais loin, voire très loin de l’euphorie populaire qui permit en 2011 l’arrivée de Rached Ghannouchi en grand maître à l’aéroport de Tunis-Carthage, leader du parti islamique Ennahdha, accueilli par les franges les plus extrémistes de la population, par des anciens Rcdéistes recyclés… qui voyaient en lui et dans le mouvement politique des frères musulmans un désir de rachat à l’égard de la politique dictatoriale de l’ancien président de la République tunisienne, Ben Ali.
Nous payons aujourd’hui le « mauvais choix » de la loi scélérate sur l’amnistie générale promulguée au lendemain de la « révolution », suite à laquelle de très nombreux islamistes exilés et protégés pendant des décennies en Europe, revinrent en Tunisie. A l’époque, j’avais exprimé mon avis contraire lors d’une interview à la presse nationale italienne. A mes yeux, il fallait procéder cas par cas.
La Presse : Vous vous êtes senti insulté quand des parlementaires islamistes au sein même du Parlement ont qualifié les Européens de « kouffar ».
Alfonso Campisi :
Vous pouvez comprendre mon dégoût au moment où j’entends insulter l’Europe et les Tunisiens non musulmans par la voix de ces mêmes islamistes de surcroît parlementaires, qui ont été protégés, financés pendant de longues années par l’Europe et auxquels ces mêmes pays européens leur avaient octroyé la double nationalité.
Être stigmatisé de « Kouffar », non croyant, c’est une insulte que je ne suis pas prêt à accepter et que notre Constitution punit sévèrement, mais avant le 25 juillet, tout était permis… J’espère que les choses changeront vraiment et que la loi sera bien appliquée.
La Presse : Le parti islamiste Ennahdha est aujourd’hui, et ce depuis dix ans, retenu responsable par le peuple de tous les malheurs de la Tunisie. En convenez-vous ?
Alfonso Campisi :
Rached Ghannouchi est le personnage politique dit-on, « le plus détesté aujourd’hui en Tunisie », leader incontestable jusqu’au 25 juillet, du parti islamiste Ennahdha, le parti indiqué par la plupart du peuple tunisien comme le parti des scandales financiers, responsable de l’envoi des jeunes au jihad en Syrie via la Turquie et impliqué, selon le « Comité de défense Brahmi-Belaïd » dans les attentats qui ont coûté la vie aux deux leaders de gauche Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd, qui, rappelons-le, ont été tués après avoir critiqué avec véhémence la politique des Frères musulmans en Tunisie. Chokri Belaïd en particulier dénonça le macabre dessein politique, sociétal, culturel et religieux visant à ramener le pays nord-africain en arrière de quatorze siècles, en instituant un califat islamique basé sur la charia ! Souvenez-vous aussi de ce qui s’est passé en 2011/2012 en Tunisie et à la faculté des Lettres de l’Université de La Manouba…
Un blasphème, pour un pays comme la Tunisie qui a toujours été avec une législation avant-gardiste parmi les pays africains et musulmans, protectrice des droits de la femme et des minorités religieuses présentes depuis des millénaires dans notre pays.
La Tunisie est connue dans le monde comme le pays du « Code du statut personnel » promulgué par le premier président de la République, Habib Bourguiba, au lendemain de l’indépendance en 1956. Le CSP autorisait le divorce pour la femme, l’abolition de la polygamie et le droit à l’avortement ! Même la vieille Europe, continent des droits de l’homme, n’était pas allée si loin…
La Presse : Le 25 juillet a été fêté comme jamais. On a vu des Tunisiens de tout âge descendre dans la rue criant des slogans hostiles à Ennahdha…
Alfonso Campisi :
Jamais un 25 juillet, fête de la République tunisienne, n’a été vécu aussi intensément par la jeunesse tunisienne, souvent absente dans toutes les manifestations post-2011, descendue ce jour-ci dans les rues de toutes les villes du pays pour soutenir les déclarations du Président de la République, Kais Saïed, résolu comme jamais à déclarer la guerre au parti islamiste Ennahdha, au Chef du gouvernement Mechichi et à tous les parlementaires corrompus et responsables de violences au sein de l’hémicycle parlementaire, « légaux » partisans du terrorisme, et le tout avec l’absence de réactions et de sanctions pendant des mois, de la part du président du Parlement désormais suspendu.
N’oublions pas les violences physiques et verbales de si basse cour, adressées à Mme Abir Moussi, présidente du PDL, et à d’autres femmes des partis politiques de l’opposition, par les mêmes islamistes radicaux du parti El Karama, « succursale » d’Ennahdha » !
A cela, il s’ajoute les scandales liés à la corruption et à l’appauvrissement économique et culturel de la Tunisie depuis plus de dix ans, attribués essentiellement au parti Ennahdha et à sa nébuleuse extrémiste islamiste, qui ont poussé le peuple assoiffé de justice à descendre dans la rue la nuit du 25 juillet, revendiquant pacifiquement les mêmes slogans de 2011 !
On se rend compte que depuis 10 ans, rien n’a changé, sinon en pire ; chômage des jeunes diplômés qui monte en flèche, dévaluation du dinar par rapport à l‘euro, augmentation du coût de la vie et du taux d’inflation, injustices sociales, violences contre les minorités sexuelles et religieuses, appui au marché parallèle et la forte corruption
Jamais la Tunisie de l’après-indépendance ne s’était retrouvée dans une situation pareille !
Kais Saied est parti donc en territoire conquis, faisant comme pour l’élection présidentielle (+75 %) de la lutte contre la corruption, son principal cheval de bataille.
Le peuple tunisien est un peuple pacifique, mais tout homme politique doit bien comprendre qu’il ne faut jamais abuser de sa gentillesse. Il n’est pire eau que celle qui dort…
La Presse : Vous fustigez souvent les choix de l’Europe vis-à-vis de la Tunisie, retenant pour responsables les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 et qui, à vos dires, ont « appuyé et protégé » les mouvances islamistes et notamment le mouvement Ennahdha
Alfonso Campisi :
Je vais vous dire une chose. La première fois que j’ai entendu parler en 2011/12 d’« islamisme modéré » j’ai piqué une terrible crise de rire ! L’islamisme et l’islam politique existent en tant qu’idéologie alors que l’islamisme modéré, n’a jamais existé. Il est une pure invention.
Pourquoi se cacher la face ? Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais tout au début à l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha, les dirigeants islamistes comparaient leur mouvement à la « Démocratie chrétienne » italienne.
Mais quelle bourde alors ! La DC est restée au pouvoir en Italie pendant quarante ans et c’était le parti le plus corrompu de toute l’histoire de l’Italie républicaine.
En tout cas, religion et politique ne font pas bon ménage et je crois que les Tunisiens en sont désormais conscients. La Constitution tunisienne est à réviser impérativement. Une empreinte laïque est fortement souhaitée.
Pour revenir à votre question, oui, c’est vrai que depuis des années je fustige les décisions de l’Europe et plus particulièrement de certains pays à nous si proches, que je retiens en partie responsables de ce que nous vivons aujourd’hui en Tunisie. Je pense que l’Europe était plus occupée à « soutenir » la Libye et ses interminables richesses économiques plutôt qu’au non-respect des droits de l’homme en Tunisie.
C’est vraiment regrettable, mais depuis 2011 l’Occident a malheureusement soutenu les islamistes pendant de longues et horribles années et ce malgré la volonté du peuple tunisien, un moyen pour mieux arriver au partage des richesses de la Libye à l’époque dirigée par Al Sarraj, l’homme de paille pro-islamiste, imposé en Libye par les Occidentaux.
Faire d’une pierre deux coups, dirait-on en français…sans parler de l’ingérence turque qui continue à jouer un rôle néfaste voire destructeur pour la Tunisie et toute la région !
La Presse : Pensez-vous que le peuple tunisien a confiance en son Président et dans ses choix ?
Alfonso Campisi :
La grande majorité du peuple tunisien est confiante dans les choix de son Président, il faut seulement savoir ne pas dérailler vers des dérives dictatoriales, mais ceci Kaïs Saïed le sait déjà.
D’ailleurs, malgré qu’il soit un conservateur, il jouit du soutien de la jeunesse, des femmes et de tout son peuple. Je reste par contre très favorable à l’implication de l’Ugtt et de toutes les parties sociales dans la feuille de route qui, je suis sûr, ne tardera pas à venir. Il faudrait que les pressions des pays étrangers, protecteurs de l’islamisme politique, cessent et tout de suite !
Ennahdha a sali tout un peuple et tout un pays, faisant apparaître la Tunisie aux yeux du monde entier comme le premier pays exportateur de terroristes.
Si le 25 juillet, les locaux du mouvement Ennahdha ont été pris d’assaut et brûlés dans tout le pays, il y aura des raisons valables que toutefois ne justifient pas cette violence.
La Presse : Question brûlante donc : l’émigration clandestine vers les côtes européennes. Pensez-vous que les mesures prises par l’UE vis-à-vis de la Tunisie pour combattre ce fléau sont valables ?
Alfonso Campisi :
Quand on met un loup dans la bergerie, il faut assumer ! Je m’adresse bien évidemment à l’Occident…
L’émigration ne se combat pas avec le don de trois ou quatre vedettes offertes à la douane, ce phénomène se combat avec une politique sérieuse et de longue haleine, commençant tout d’abord à soutenir sérieusement et pour la première fois la volonté du peuple tunisien, et non plus des partis politiques qui vont à l’encontre des intérêts de ce magnifique pays.
Ensuite, il est impératif de mettre en œuvre en Tunisie une politique européenne moderne qui s’ouvre à la jeunesse et qui traite cette jeunesse sur un plan paritaire avec la jeunesse européenne, offrant des bourses, des cours de spécialisation, de formation, etc. La politique des visas est une insulte à la liberté de l’homme tout court.
L’Europe a fermé ses portes au Maghreb depuis la chute du mur de Berlin, poussant ainsi la jeunesse vers certains pays qui ne brillent pas pour leur ouverture sur le monde…
La clé du succès est très simple. Si l’on veut éviter des menaces de certains hommes politiques tunisiens… concernant les débarquements vers les côtes européennes, l’Europe doit s’ouvrir à la Tunisie, apportant un soutien effectif, en instaurant un véritable partenariat économique et culturel d’égal à égal et restituant ainsi à la Tunisie le vrai rôle principal qu’elle devrait avoir depuis toujours en Méditerranée.