Malou : Le gouvernement assure que la véritable injustice entre hommes et femmes est les écarts de salaires, et que c’est en agissant sur ce point que se réduiront les inégalités de genre au niveau de la retraite. Etes-vous d’accord avec ce point de vue ?
Rachel Silvera : Oui et non. Oui dans la mesure où les écarts de salaire jouent un rôle important dans les écarts de pensions, qui sont d’ailleurs plus élevés que ne le dit le gouvernement, puisqu’il est d’environ 38 % entre hommes et femmes [dans une tribune publiée lundi 4 septembre dans « Le Monde », Eric Woerth, Nora Berra, Nathalie Kosciusko-Morizet, Nadine Morano et Georges Tron parlent d’un écart de 33 % entre retraitées et retraités de 60 ans]. Il faut évidemment lutter contre ces écarts de salaires.
Mais il n’y a pas que cela qui pèse sur les inégalités de retraite. Il y a évidemment les carrières, le temps partiel, la précarité, les interruptions liées aux congés parentaux et, plus généralement, les rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes par rapport à la famille, notamment.
Milena : Des lois sur les inégalités salariales existent déjà depuis longtemps. Pourquoi sont-elles inefficaces ?
Rachel Silvera : La dernière loi date de mars 2006 et elle prévoyait que les inégalités de salaires devaient être « supprimées ». Cette loi oblige les entreprises à réduire les écarts de salaires et prévoyait des sanctions financières d’ici à décembre 2010, donc dans trois mois ! Or dans la réforme des retraites actuelle, un article remet en cause la loi de 2006, puisqu’il est prévu, certes, une sanction, mais seulement pour les entreprises qui n’auront pas fait de plan d’action ou d’accord sur l’égalité professionnelle en général. Donc on a enlevé l’obligation de résultats, qui était prévue dans la loi de 2006. Comme vous, je suis très inquiète sur l’effectivité de ces lois. Pour une fois qu’une sanction aurait pu, peut-être, réellement agir, on a fait machine arrière.
Milena : Pourquoi la loi de mars 2006 prévoyait-elle un tel délai d’application (décembre 2010) alors que les inégalités salariales ne sont pas un problème récent, loin de là ?
Rachel Silvera : Il y a eu déjà de nombreuses lois sur les inégalités de salaires. Les premières datent des années 1970 et elles ne sont pas appliquées parce que les inégalités de salaires relèvent de différents facteurs, très complexes à analyser, et la loi ne peut pas tout faire. Dès l’orientation scolaire, les filles ne sont pas incitées à faire des choix de carrière vers les emplois les mieux rémunérés. Ensuite, dans l’entreprise, les femmes sont pénalisées, avec ou sans enfants, en ayant moins de promotions, moins de déroulement de carrière que les hommes. Hommes et femmes n’occupent pas les mêmes emploisn et dans notre société, les emplois à prédominance féminine n’ont pas la même valeur sociale et financière.
Léa : Statistiquement, les femmes touchent-elles des pensions moins élevées que les hommes ?
Rachel Silvera : Oui, les femmes continuent à percevoir une pension inférieure aux hommes. Globalement, elles touchent 38 % de moins que les hommes, et si l’on ne regarde que les droits propres, c’est-à-dire les droits directement liés à leur activité, l’écart est encore plus important : il est de 52 %. Aujourd’hui, en moyenne, une femme en retraite touche 1 020 euros, un homme touche 1 636 euros. La tribune du Monde de lundi annonce que cet écart va aller en se réduisant. Or je suis très sceptique.
Tous les travaux du COR (Conseil d’orientation des retraites) montrent qu’au mieux, on atteindra 30 % d’écart et qu’on n’ira pas en dessous.
Tarentule : Quels sont les secteurs professionnels dans lesquels les inégalités sont les plus criantes ?
Rachel Silvera : Nous avons des données sur les écarts de salaires par secteur professionnel, et l’on sait que dans l’industrie, par exemple, ces écarts sont plus importants. Mais sur les pensions de retraite, à ma connaissance, ces données ne sont pas disponibles. J’en profite pour souligner le fait que l’accès aux sources statistiques est très difficile. Il y a actuellement des débats sur les femmes et les retraites, et chacun propose ses propres données, sans toujours en préciser la source. Donc il y a une opacité sur tout cela. Pour un vrai débat démocratique, il conviendrait qu’on ait tous accès aux mêmes informations.
MG : De nombreuses femmes, approchant l’âge de la retraite, ont eu des interruptions de carrière : pour s’occuper de leurs enfants, suivre leur mari dans diverses mutations, reprendre des études... Quelles solutions pour ces femmes-là ?
Rachel Silvera : Les interruptions de carrière jouent beaucoup dans ce débat sur les retraites et sur les inégalités envers les femmes, parce que la nouvelle réforme va encore accroître les durées de cotisation nécessaires pour une retraite décente. En 2004 – nous n’avons pas de données plus récentes –, seulement 44 % des femmes, contre 86 % des hommes, avaient validé une carrière complète. Autre chiffre : les femmes qui partent actuellement en retraite ont vingt trimestres de moins que les hommes. C’est-à-dire qu’elles subissent une décote de 25 %.
Le gouvernement nous dit que pour les générations futures, il n’y aura plus de problème de durée de cotisation. Il se fonde sur des projections qui montrent que pour la génération née en 1980, les femmes valideront cinq trimestres de plus que les hommes ! Mais elles ne partiront qu’en 2040. D’ici là, les durées de cotisation des femmes restent inférieures. Donc pour toutes les personnes qui ont interrompu leur carrière, que ce soit en raison de leur situation familiale ou du fait de la précarité ou du chômage, le passage à 62 ans de l’âge légal de départ en retraite, et surtout le passage à 67 ans pour obtenir une retraite à taux plein, sont très pénalisants. Il faut revenir sur ces deux mesures proposées dans la réforme.
Par ailleurs, je préconise que le temps partiel imposé, qui joue sur le montant des pensions de retraite, soit pénalisé pour les entreprises qui en abusent, et que ces entreprises, par exemple, cotisent à hauteur d’un temps plein pour ouvrir de nouveaux droits à la retraite à ces personnes qui subissent ce temps partiel, en majorité des femmes.
Juju : Etant donné qu’elles vivent plus longtemps, les femmes ne devraient-elles pas cotiser plus que les hommes ?
Rachel Silvera : Il est vrai que l’espérance de vie des femmes reste plus élevée que celle des hommes ; et dans une optique purement libérale, où le système de retraite reposerait sur la capitalisation, effectivement les femmes en viendraient à travailler plus longtemps que les hommes ! Heureusement, nous ne sommes pas dans ce système purement libéral de capitalisation.
Par ailleurs, les espérances de vie tendent à converger entre hommes et femmes, même si l’écart est énorme, du fait de l’activité professionnelle des femmes qui a fortement augmenté, et du fait aussi, malheureusement, de comportements vis-à-vis de l’alcool ou du tabac de plus en plus convergents entre hommes et femmes.
Mais à mon sens, une autre notion doit être prise en compte, c’est l’espérance de vie en bonne santé. En réalité, l’écart entre hommes et femmes pour l’espérance de vie en bonne santé n’est que d’un an. Donc si les femmes meurent plus tard, elles sont souvent en très mauvaise santé.
Thelma : Sur la question de la pénibilité du travail (qui devrait jouer en faveur d’un départ à la retraite anticipé), est-il juste de penser que les femmes sont également oubliées dans ce débat – la dureté de tel ou tel emploi n’étant, dans l’inconscient collectif, que posée en référence aux hommes ?
Rachel Silvera : Oui, tout à fait. On a encore une image très « virile » de la notion de pénibilité. On pense d’abord à la charge physique, au bruit, à l’amiante, etc., et on pense surtout au milieu industriel à prédominance masculine. Mais il y a d’autres formes de pénibilité qui touchent également les femmes, mais qui se voient moins. Que dire du stress dans les centres d’appel ? Que dire des troubles musculo-squelettiques des caissières ? Elles qui soulèvent des tonnes par jour, mais réparties sur la journée, et non des charges lourdes reconnues comme pénibles dans des emplois dits masculins. Que dire enfin des infirmières, des aides-soignantes, qui portent des corps et dont le poids dépasse les normes autorisées ? Mais parler d’un corps comme d’une charge est indécent !
Félicie : Finalement, on en revient toujours à la question des échelles de valeur accordées à tel ou tel emploi. Quelles pourraient être les conséquences économiques de cette non-prise en charge du corps abîmé et fatigué, des femmes en particulier ?
Rachel Silvera : Personne ne mesure ces conséquences économiques, parce que tout ce débat repose sur une tolérance sociale à l’égard des femmes les plus fragiles dans notre société. Celles qui travaillent, s’occupent de leurs enfants et de leurs parents, celles qui ont des salaires trop faibles pour accéder à des emplois familiaux, en plus de conditions de travail et de transport pénibles. Ces femmes, d’ailleurs, acceptent finalement cette situation. Le seul cas de figure où certaines d’entre elles en arrivent à quitter le marché du travail, c’est celles qui ont deux enfants et qui prennent un congé parental avec 500 euros environ d’allocation. Elles pensent mieux gérer leur vie familiale en laissant de côté leur vie professionnelle. Mais les conséquences économiques de ce « choix » sont lourdes pour la société. Plus de 500 000 mères ont accepté ce congé, et bon nombre d’entre elles n’arrivent plus à revenir sur le marché du travail après ces trois ans de congé. Non seulement elles seront chômeuses, mais cela va peser sur leur future retraite.
Esther : Avec cette réforme des retraites, la France revient-elle sur sa politique nataliste ? Il me semble que le discours à tenir en direction de nos enfants, et surtout de nos filles, c’est de ne pas faire d’enfants et de penser déjà à leur carrière. Suis-je dans le vrai ?
Rachel Silvera : Non, je pense qu’aujourd’hui, dans notre société, on peut travailler et avoir des enfants. Plus que jamais, d’ailleurs, la majorité des femmes travaillent ou aspirent à travailler, font des études plus longues, et ont des enfants (le taux de fécondité français est de 2 enfants par femme, l’un des meilleurs d’Europe). Les politiques familiales sont en réalité contradictoires en France. D’un côté, elles permettent à des femmes de« concilier » travail et enfants ; ces politiques vont même jusqu’à inciter les pères à s’impliquer enfin dans leur rôle paternel (le congé de paternité de deux semaines a eu un très large succès). Mais en même temps, ces politiques familiales prônent un retour au foyer de certaines femmes via le congé parental déjà évoqué.
En réalité, on assiste à des inégalités parmi les femmes elles-mêmes, puisque l’accès aux services publics pour l’enfance est plus facile pour les femmes qualifiées, et le congé parental vise surtout des femmes non qualifiées. La vraie solution serait de développer les modes d’accueil pour tous. On estime qu’il manque 500 000 places d’accueil. La tribune du Monde de lundi annonce 200 000 places d’accueil nouvelles. On est loin du compte. Qui plus est, depuis juin 2010, il y a un assouplissement des modes d’accueil. Le nombre d’enfants gardés pourra augmenter dans les mêmes structures au risque d’une baisse de la qualité de cet accueil.
Pierre : Etant donné l’état du financement des retraites, est-il possible de faire des concessions sans que cela remette en cause l’équilibre financier de la réforme ?
Rachel Silvera : Je ne pense pas que réduire les inégalités entre les femmes et les hommes, et plus généralement aussi, les inégalités liées à la précarité ou aux conditions de travail, soit une concession. Il faut trouver les moyens d’une réforme juste. Et je quitte mon champ de recherche en proposant d’autres moyens de financement, notamment dans l’équilibre entre salariés et entreprises, pour résoudre le problème du financement des retraites.
Malou : Avez-vous espoir que le Sénat amende en profondeur la réforme des retraites, et revienne notamment sur l’âge de la retraite à taux plein à 67 ans ?
Rachel Silvera : Oui, je pense qu’actuellement, au Sénat, les discussions portent notamment sur ce couperet de 67 ans. Une proposition visant à maintenir l’âge de 65 ans pour une retraite à taux plein, pour les parents ayant trois enfants et s’étant arrêtés dans leur carrière pour élever ces enfants, est à l’étude. Mon inquiétude est que si cette mesure favorisera surtout des mères, elle s’appliquera à toutes les mères, quel que soit leur niveau de retraite, et non pas à celles qui ont les situations de travail les plus dégradées. Il faudrait associer au critère des trois enfants un critère de niveau de pension.
Quant aux inégalités de salaires, que tout le monde semble vouloir combattre, le Sénat ne paraît pas vouloir revenir sur l’obligation de résultats contenue dans la loi de 2006, et donc je crains fort que ces inégalités ne persistent encore bien longtemps.