Alors que le gouvernement essaie vainement de prouver qu’il est absolument nécessaire de travailler plus longtemps pour sauver le système par répartition qui n’a nul besoin de l’être, d’autres saisissent l’occasion pour avancer de nouveau l’idée d’introduire une dose de capitalisation, espérant ainsi surfer sur l’inquiétude actuelle pour les futures retraites [1]. Car malgré la baisse du niveau des pensions programmée par les réformes successives, les salarié·es ne se précipitent pas sur les divers plans d’épargne-retraite existants et ce, malgré nombre de déductions fiscales pour les y encourager. Certes, l’encours de l’épargne retraite augmente ainsi que le nombre de souscripteurs, mais tout ceci reste très modeste et largement en deçà des espoirs des zélateurs de la capitalisation. Et pour cause, car malgré la rhétorique vantant ses mérites, un grand doute subsiste chez une grande majorité quant à sa nécessité.
Tout d’abord, dans un capitalisme où les crises financières se succèdent, il est assez risqué de jouer sa retraite en Bourse. Encore récemment à l’automne 2022, la Banque d’Angleterre s’est portée au secours des fonds de pension en mauvaise posture après avoir pris trop de risques sur les obligations publiques britanniques. Les retraites par capitalisation sont un rouage du capitalisme financier dans tous les pays qui y recourent en donnant aux fonds de pension le pouvoir d’imposer la logique du rendement maximal dans les entreprises qu’ils détiennent.
Au-delà du danger toujours présent d’une crise financière, il faut revenir sur le fond des mécanismes de la répartition et de la capitalisation. En répartition, chaque année, les pensions versées aux retraités sont payées par des cotisations prélevées sur les actifs. Les retraites du moment sont donc, clairement dans ce cas, une part de la richesse produite au même moment. Contrairement aux idées reçues, il en est de même dans le cas de la capitalisation. En épargnant, une personne ne met pas de côté dans un « congélateur économique » des repas, des billets de trains... qu’elle consommerait dans 40 ans. Elle n’a qu’un « droit à valoir » sur la production future de biens et de services, une créance pour l’avenir. Afin que cette créance soit honorée au moment où elle sera présentée, il faudra que soit produite la richesse correspondante. En capitalisation comme en répartition, les pensions sont un prélèvement sur la richesse produite en temps réel par les actifs. La différence tient à la manière de répartir cette production. S’il y a, dans l’avenir, un problème démographique, c’est-à-dire un manque d’actifs pour produire la richesse nécessaire, répartition et capitalisation sont placées devant les mêmes difficultés. La réclame pour les fonds de pension s’apparente donc à de la publicité mensongère.
Plus même, la capitalisation est particulièrement sensible aux évolutions démographiques. C’est ce que pointait déjà un rapport de l’OCDE en 1998 (Maintaining Prosperity in an Ageing Society). À mesure que les membres des générations actives actuelles partiront à la retraite dans 10 à 20 ans, ils auront probablement un comportement de vendeurs nets au moins pour une partie des titres accumulés durant leur vie de travail. Les fonds de pension devront alors vendre une partie de leurs actifs pour financer les retraites. Mais encore faut-il que les acheteurs soient au rendez-vous, sinon les rendements mirifiques envisagés ne verraient jamais le jour ou seraient loin du gain espéré. Si la génération suivante est de moindre taille, le prix des titres risque fort de chuter... et donc cette génération risque de découvrir au moment de la retraite que le revenu tiré des fonds de pension est inférieur à ce qui avait été prévu par simple extrapolation des tendances actuelles. Or la part des jeunes dans la population totale est en cours de diminution.
Au-delà de la question de la démographie, l’argument principal pour justifier le recours à la capitalisation porte sur son rendement de long terme. Certains économistes avancent que le rendement de l’argent investi en actions est supérieur à la croissance nominale moyenne de l’économie. Ainsi Patrick Artus (Le Monde, 19 et 20 février 2023) peut écrire : « L’expérience du passé montre que le rendement de l’argent investi en actions est supérieur à la croissance nominale moyenne de l’économie : la rentabilité totale des actions sur la période 1995-2022, malgré les crises financières répétées, a été en France de 9,5 %, la croissance nominale moyenne de seulement 3 % ». Patrick Artus ne se pose visiblement pas la question de savoir quelle est la cause de ce décalage. Si les rentiers ont vu leur patrimoine augmenter de cette façon, c’est tout simplement qu’ils ont réussi à capter la valeur économique créée par les salarié·es. Car si le PIB croit de 3 % par an, tous les revenus ne pourront pas croître de 9,5 %. Si certains revenus croissent plus vite que le revenu national, cela signifie qu’ils augmentent leur part dans ce dernier. Tout différentiel entre le rendement financier et le taux de croissance de l’économie est le signe d’un déséquilibre accru dans le partage de la valeur ajoutée lors de la formation des revenus primaires. Et c’est ce qui s’est passé avec le néolibéralisme qui a vu la croissance vertigineuse des revenus financiers au détriment des salaires.
La capitalisation ne peut donc pas « compléter » la retraite par répartition car elle a au contraire vocation à la cannibaliser progressivement. En effet, les hauts rendements de placements financiers s’obtiennent au détriment de l’emploi et des salaires. Les revenus tirés de l’un et l’autre système ne s’additionnent pas sans que l’un n’y perde quelque chose. En l’occurrence, les contributions au régime par répartition s’amenuiseraient au fur et à mesure qu’augmenterait la montée de la capitalisation. Le développement de l’épargne salariale placerait donc les personnes en emploi dans une situation schizophrénique. Pour espérer avoir un bon rendement de leur épargne retraite, il faudrait qu’elles acceptent de voir les salaires stagner et leurs conditions de travail continuer à se dégrader pour que les profits puissent augmenter. Mais peut-être est-ce là un des buts du développement de ces dispositifs.
Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa et Christiane Marty, Economistes, membres de la Fondation Copernic et d’Attac