Pourquoi patronat et gouvernement refusent-ils le statut du chômeur ?
Louis-Marie Barnier – Les attaques libérales contre les chômeurs et les précaires mènent à une paupérisation dramatique d’une partie de la population. Elles se heurtent aux acquis des luttes des années 1995. Le récent mouvement (aboutissant à la marche contre le chômage et les précarités de décembre 2009) rassemblait plusieurs générations militantes de chômeurs et de précaires. Revenu, droit à une vie décente, droits fondamentaux au logement, à la santé, au transport, droit au travail, c’est autour de la revendication des droits pour tous que s’organisent ces luttes.
La période 1995-2005 s’est traduite par un certain nombre de droits attachés à la personne. C’est un « statut de chômeurs » qui s’est donc progressivement construit à l’occasion de ces luttes. Cette conception statutaire de la construction du monde du travail, autour de la défense de la Sécurité sociale, du droit à la santé, ou de la retraite comme en 2003, est à l’image des luttes initiées dans les années 1995. C’est par le bénéfice de ce salaire socialisé que le chômeur se trouve intégré dans le « travailleur collectif ».
Ce « statut de chômeur » s’est élaboré par diverses strates successives. Le fait d’être reconnu comme chômeur, inscrit (ou non) sur les listes des demandeurs d’emploi, bénéficiaire du RMI, des Assedic ou de l’APL, a ouvert des droits appelés « droits connexes », décrits de façon exhaustive par Sylvie Desmarescaux dans son rapport de 2009. Ces droits peuvent représenter jusqu’à 20 % des revenus de ces bénéficiaires. Ces aides sont octroyées très largement en fonction du revenu et inscrites dans des programmes sociaux. Mais qu’elles soient ressenties comme des droits montre le travail politique opéré par le mouvement de chômeurs.
Mais ces droits acquis sont insupportables pour l’idéologie libérale. L’offensive gouvernementale contre ces acquis de la lutte des chômeurs s’engage donc sur différents plans : remise en question de la systématicité des droits ; mise en avant d’une contrepartie plus ou moins négociable (apparition de la dimension contractuelle, présente certes auparavant dans le RMI mais restée marginale) ; remise en question de ces différents droits. Le rapport Desmarescaux préfère la notion « d’aide sociale locale » à celle de « droits connexes locaux ». Le RSA participe de la remise en question de ce statut en brouillant les frontières de ce groupe de chômeurs : c’est le niveau de revenu qui détermine les droits et non plus un statut de chômeur. C’est la pérennisation d’un nouveau « statut du travailleur pauvre », que suggère un groupe de travail du rapport en prônant « l’utilisation d’une carte comme justificatif du quotient familial calculé par la CAF ». À la figure du chômeur se substitue celle du travailleur pauvre (avec ou sans emploi), incluant de façon indifférenciée chômeurs, bénéficiaires du RSA ou sans revenu, femmes travaillant à temps partiel, travailleurs sous-payés, jeunes précaires.
Il faut rajouter à cette évolution un élément important : cette notion de statut des chômeurs est fondamentalement portée par le segment de la population « stabilisé » dans une situation de chômage. Et qui ne peut envisager d’autre avenir que cet « état statutaire »… La nouvelle couche de jeunes salariés, confrontés à la précarité, ne peut défendre un statut lié à un état de chômeur qu’ils ne connaissent que de façon intermittente. Contrairement aux « droits des chômeurs », qui s’adressent à une partie de la population, ces jeunes précaires abordent la précarité comme une réalité concernant simultanément tous les aspects de la vie et tous les segments de la population. Un « fait social total », comme disait Marcel Mauss, qui englobe toute la société. C’est autour de ce désir de totalité, qu’Alain Touraine attribuait aux mouvements sociaux, que le mouvement des précaires se construit comme mouvement social, sans doute davantage que le mouvement des chômeurs de la période précédente.
Mais la « garantie de revenu », ou le « revenu universel », revendiquée par une partie du mouvement des précaires, risque fort de rejoindre les politiques libérales qui s’attachent à développer le revenu comme seul élément de droit. Cette approche détache le revenu de la source de création de richesse, le travail, qui détermine surtout l’appartenance à un groupe social.
Nous préférons la démarche visant à exiger que les droits à la santé, au logement, au travail, soient des droits imprescriptibles, « opposables » suivant le terme à la mode, un nouveau « statut de citoyen-travailleur » qui reste à construire. Et c’est dans ce cadre qu’un revenu de remplacement, financé à partir de la richesse créée par le travail (donc à partir de cotisations patronales prélevées sur la valeur ajoutée), trouve tout son sens, élargissant le statut des salariés à sa dimension sociale.