La crise financière de la Grèce risque à chaque instant d’emporter le fragile édifice européen par effet de contagion au Portugal, à l’Espagne, l’Irlande… bref, les marges de l’Europe.
Comment, en Grèce, en est-on arrivé là ? Un système clientéliste corrompu
On peut, comme le fait Cohn Bendit [1] au Parlement européen, souligner des causes structurelles : le budget de la Défense (4,3% du PIB grec) et l’inexistence politique et diplomatique de l’Europe sur la question de Chypre et de la Turquie qui provoque un tel coût. C’est vrai !
Mais il faut aller plus loin, Daniel ! Il faut comprendre ce qu’est la Grèce, ce qu’est devenue la Grèce avec son entrée dans l’Europe.
La base du système politique et administratif grec reste cependant ancrée dans un système clientéliste reflétant un économie féodale de prébendes et de faveurs alternant selon la période entre le clan Papandréou et le clan Karamanlis, dont les étiquettes de « socialiste » ou de « conservateur » ne traduisent en rien la réalité socio-politique qui est identique. C’est une économie de clans et les ressources de l’Etat grec, mais aussi ses rouages, sont mis au service de ce type d’économie. Ainsi l’affaire du cadastre grec, sensé réguler le marché foncier, financé et refinancé plusieurs fois par l’Europe depuis 25 ans à coups de dizaines de millions d’Euros mais toujours inexistant et non opérationnel, traduit l’impossibilité de mettre en place l’assiette d’une fiscalité pouvant alimenter les caisses de l’Etat. Quand on voit l’état anarchique de l’urbanisation de la Grèce, du centre d’Athènes avec ses immeubles abandonnés jusqu’aux foisonnantes banlieues les plus éloignées, on mesure l’ampleur de cette économie informelle, dont la corruption fait partie, et dont certains chiffrent le poids à 1/3 de la production nationale. Mais qu’en savent-ils ?
La société publique EYDAP [2] qui alimente en eau la métropole d’Athènes en Attique est réputée tellement ingérable, bien qu’en restructuration poussée, qu’aucune major de l’eau internationale ne s’y intéresse, sauf pour mener quelque opération à l’étranger, comme le fait Véolia [3]. Après tout, le Cheval de Troie est une invention hellénique. Pourquoi pas un Trojan Public-Privé ? D’ailleurs, le coût de production de l’eau brute EYDAP transférée sur de longues distances obère tout espoir de marge commerciale. L’Europe a fortement aidé à étendre et rénover le système hydraulique à travers son Fonds de Cohésion. Et puis comment recouvrer la facture d’eau sans système cadastral ? Et les redevances d’assainissement ? S’y risquer nous amènerait aux branchements multiples et pirates qu’on rencontre à Djibouti, en Inde ou au Brésil, alors qu’officiellement en Athènes on compte 1,8 habitant par compteur d’eau ce qui est peu. Y a-t-il autant de facturations que de compteurs ? Et comment se font-elles ?
Faute d’industrie performante ou d’agriculture compétitive, ce pays s’est aujourd’hui fait une spécialité, les services, à l‘instar de sa marine marchande d’autrefois, en mettant en valeur un avantage comparatif certain : la bonne formation de sa jeunesse, sa flexibilité et son polyglottisme pour un coût salarial très faible en raison d’un taux de chômage élevé. Combien de sociétés de services et de consulting, réseaux d’ingénieurs et de consultants,… jusqu’au principales sociétés d’audit ou de monitoring de l’usage des fonds européens (!!) ont été créées ces vingt dernières années en Grèce remportant appels d’offres sur appels d’offres ? Combien de nouveaux fonctionnaires grecs sont entrés au service des administrations européennes ? Quels liens entre le deux ? Simple question de curiosité.
Y a-t-il alors quelque avantage à garder la Grèce dans l’Europe ?
Maintenir la Grèce dans le giron européen, une fois passé le risque golpiste des Colonels des origines [4], offre un avantage géopolitique certain. Plus que l’Italie ou l’Autriche, c’est la porte de Balkans et là, les enjeux sont considérables en termes de main d’œuvre, de savoir-faire, de marché intérieur, de ressources et d’espaces. Les montagnes des Balkans sont un château d’eau potentiel pour la Méditerranée. La petite Slovénie en est déjà la vitrine et le laboratoire malgré la résistance farouche des syndicats, vraies organisations de masse dans ce petit pays : elle est aujourd’hui au cœur d’une politique de privatisation des services publics, dont celui de l’eau potable, grâce à des ministres… « socialistes ».
Le système capitaliste a toujours besoin d’expansion, de nouvelles frontières : le gisement et le marché des Balkans sont à terme un des possibles pour les sociétés européennes de travaux et de services dans le domaine de l’eau, une base de repli quand les mirages des pays du Golfe se seront évanouis [5], et dont beaucoup ont déjà profité des aides à la reconstruction post-conflit. Ainsi, petit à petit, se dessine une reconquête des Balkans par le marché et ses opérateurs, renvoyant « l’autogestion yougoslave » aux poubelles de l’Histoire tellement l’acculturation est forte dans les jeunes générations, y compris de cadres, mentalement ravagées par la guerre et le nationalisme.
Ce qui n’a pas réussi depuis 15 ans dans les projets environnementaux des programmes européens Phare ou Tacis [6], réussira-t-il dans les Balkans ?
Le but n’est pas de réussir. Il est de capter en Euros sonnants et trébuchants l’aubaine européenne. Comment expliquer que des dizaines de grandes sociétés d’ingénierie et de conseil se soient autant goinfrées d’honoraires d’expertise et de per diem, de frais de missions, de séminaires par milliers en Russie, Ukraine, pays Baltes, mais aussi Moldavie, Biélorussie,… pour des résultats peu apparents dans des économies manifestement mafieuses.
La rente des courtiers du discours sur l’eau
Pour cela, il faut un discours hégémonique et des porteurs de ce discours. C’est là que nos amis grecs sont trop forts.
La Méditerranée est considérée comme la région la plus menacée par les pénuries d’eau à l’horizon 2025. Tout un discours alarmiste, appuyé sur de réels cas d’inefficacité des services d’eau potable et d’assainissement, cherche à promouvoir le modèle « réussi » de la GIRE (Gestion Intégrée des Ressources en Eau), véritable dogme hétéroclite de la gestion de l’eau construit par sédimentation de dispositions issues entre autres de l’expérience française, centrée sur l’unité hydrologique « bassin-versant » et de ses agences financières de bassin, dites « de l’eau », avec une bonne dose de PPP [7] et de DSP [8]. Ces agences à l’équilibre financier exemplaire [9], mais dont les déboires quotidiens alimentent la presse spécialisée dans l’environnement, maintenant que l’horizon 2015 du « bon état écologique et chimique » des masses d’eau s’éloigne chaque jour un peu plus vers 2021 ou 2027 en raison des pollutions et des impossibles gouvernances de bassin. Ce alors que le très crémeux gâteau financier issue des factures d’usagers domestiques est confisqué par les firmes du secteur sans que l’efficacité épuratoire de leurs stations ne soit probante.
Or ce discours, colporté par les acteurs institutionnels de l’eau, s’est cristallisé et est devenu une véritable rente de situation pour ses courtiers patentés que sont certains think tanks ou lobbies, comme le Global Water Partnership (GWP) de Stockholm ou le World Water Council et quelques diverticules comme l’Institut Méditerranéen de l’Eau (IME), eux à Marseille, pas toujours en très bons termes entre eux. Les institutions supranationales et les bailleurs de fonds l’ont repris à leur compte faute d’imagination ou bien grâce à une complaisante porosité lobbyiste.
« Lip Service and Per Diem fever [10] »
Le GWP s’est fait une spécialité depuis 15 ans que de défendre dans le monde entier la GIRE, (IWRM, Integrated Water Resources Management en Anglais). La Méditerranée ne pouvait y échapper, elle en est même l’une des régions phare, tellement on y craint des guerres de l’eau qui ne viennent jamais alors que chaque société locale vit un calvaire, à commencer par la Palestinienne. Cependant, malgré des centaines de conférences dans les grands hôtels 5 étoiles du pourtour de la Mare Nostrum et des milliers de powerpoint, répétitifs ad nauseam, force est de reconnaître que les choses piétinent en rive Sud, même si, dans quelques pays francophones comme l’Algérie ou le Maroc, des agences de bassin hydrographique ont été instaurées selon des modalités propres alors que les ministères-clé comme ceux des Travaux Publics ou des Ressources en Eau gardent la main face à de microscopiques ministères de l’Environnement tant au Maghreb qu’au Mashreq. Une différence de taille avec la rive Nord sauf… en Grèce, où Travaux Publics font bon ménage avec l’Environnement et l’Aménagement du Territoire dans le même ministère chargé d’élaborer le software de politiques publiques de l’eau et de faire construire les gros tuyaux.
Organisé en branches régionales, le GWP a financé les premières années du dispositif de « vulgarisation » de la GIRE sur la base d’un budget dont les ressources financières relèvent de l’opacité la plus complète : la participation du secteur privé n’est pas niée mais elle reste tenue secrète. On sait cependant que des Etats y contribuent, Pays-Bas, Danemark, Suède, mais aussi la France qui y détache certains fonctionnaires, et que, grâce à certains hauts parrainages, l’ONU y contribue par un système d’honoraires versés en jetons de présence (UNOPS [11] fees) aux réunions du GWP. « Venez, venez, rejoignez le Partenariat, y a plein d’argent ! » entendait-on au gré des réunions à Tunis, au Caire ou à Athènes de 1998 à 2005.
Chaque branche régionale du GWP doit depuis quelques années auto-financer ses activités, y compris la Méditerranéenne, GWP-Med. L’hégémonie du dogme GIRE contribue à faciliter la sollicitation des bailleurs de fonds. La seule tirelire fédérative et conséquente pour la Méditerranée était donc l’Europe et le budget de la Commission, dont la DG Environnement a repris à son compte la GIRE pour mieux asseoir sa Directive Cadre sur l’Eau (DCE-WFD 2000) et la populariser à l’extérieur. Après une féroce lutte d’influence interne en 2001 entre l’IME de Marseille, disqualifié pour gestion hasardeuse, et les Grecs de M-I-O-ECSDE [12], ces derniers l’emportent et confisquent le Secrétariat qui est le sésame pour pénétrer la Commission Européenne, sous la direction du visqueux Pr Michael Skoullos, chimiste de l’Université d’Athènes et autoproclamé « descendant de Croisés en route pour la Terre Sainte », qui, grâce aux subsides du GWP, s’est fait construire un musée privé d’art africain [13] en sous-sol de sa maison familiale de la Plaka, salon VIP propice aux rencontres lobbyistes et autres petits arrangements.
Bien en prend aux Grecs, l’Europe lance justement son nouveau programme EUWI (European Union Water Initiative) dans la cadre de sa politique de Voisinage (ENPI – Euromediterranean Neighbourhood Programme Initiative). Au point où, mandatés en maîtrise d’ouvrage déléguée par la très confiante DG Environnement de Bruxelles, les Grecs de M-I-O-ECSDE, se voit chargés d’organiser un appel d’offres pour la maîtrise d’œuvre de EUWI-Med qu’ils s’attribuent à eux-mêmes fin 2009, après quelques protestations de sociétés de consulting concurrentes restées sans suites,. Une opération inédite de conflits d’intérêts dans les Annales européennes. En jeu, 1 million d’euros sur 30 mois. L’Espagnol, Jesus Laviña, directeur de la DG Environnement, n’y a vu que du feu.
Cette anecdote est illustrative de la faiblesse de l’Europe, faiblesse camouflée derrière un appareil bureaucratique, surchargé par ses propres procédures lourdes et complexes qui ne découragent pas les petits malins helléniques bien introduits et audacieux. D’ailleurs que risquaient-ils ? Il n’y a que rarement d’aboutissement des plaintes, encore moins de sanctions, même si la lutte contre les fraudes d’usage des fonds européens est maintenant affichée comme priorité. Cette faiblesse est aussi révélatrice aussi de la porosité aux thèmes lobbyistes du secteur privé qui vont marquer les politiques publiques des Etats membres ou associés.
Un système équivalent se met en place dans le cadre de l’Union Pour la Méditerranée de Sarkozy affichant l’eau comme priorité régionale. Pas très convaincus, nombre de pays laissent le petit Liban prendre l’initiative et se faire le laboratoire de quelques opérations-test. Un pays dont la gouvernance rappelle étrangement celle de la Grèce : économie clientéliste de clans politiques rapaces, corruption et dépendance, fragilité et informalité de l’économie. Manque de chance, comme le dit un diplomate italien, pourtant membre du GWP-Med, « Même pour l’eau, il n’y a pas d’argent à l’UpM ».
L’Europe, Cohn Bendit, Barroso et la Grèce
Dans sa charge virulente contre la Commission Barroso II, accusée d’être « sans vision, sans détermination et sans ambition politique pour l’Europe », Cohn Bendit a raison ! L’Europe n’est pas une puissance politique, elle n’est qu’une tirelire, un jackpot. Ce sont bien les « grands groupes » parlementaires, ces marche-pieds du Capital, qui font profiter du Traité de Lisbonne à cette économie de « prébendes en col blanc » qu’est l’allocation du budget européen avec les centaines de courtiers intéressés qui, accessoirement, vont populariser les idéologies professionnelles de la privatisation des services publics.
Mais alors, si l’élu Vert Cohn Bendit le reconnaît, pourquoi l’a-t-il donc voté ce TCE ? Peut-être à cause de ses « amis » [14].
Panagiotis Kambellis