I’m Not There
Dylan et le cinéma font bon ménage. Documentaires (Pennebaker, Scorsese), enregistrements de concerts, apparitions de Dylan comme acteur, l’Institut Lumière a récemment fait le tour de la question. La dernière contribution à ce qui commence à ressembler à un monument ne pouvait que susciter la curiosité, surtout que l’on savait que Todd Haynes avait convoqué cinq acteurs et une actrice pour incarner le mythe. Il nous prévient d’ailleurs que le film est inspiré des chansons et des nombreuses vies de Dylan.
La vision du film commence par une plongée dans l’inconnu. Image familière du train de marchandises avançant à petite vitesse dans la campagne américaine et un jeune garçon noir qui grimpe pour trouver dans la wagon deux hoboes (ces vagabonds tout droit sortis des années trente, celles de la crise). Quand il se présente sous l’identité de Woody Guthrie, on comprend que le film ne sera surtout pas une biographie. D’ailleurs le nom de Dylan ne sera jamais prononcé. Et le seul moment où il apparaît se trouve tout à fait à la fin, une amorce du visage de profil à l’harmonica. On comprend aussi que notre imaginaire va être sollicité, que notre regard va devoir voyager dans un grand labyrinthe, celui d’un Dylan rêvé. De ce wagon initial, il faut aussi retenir cet étui de guitare dont le couvercle annonce « cette machine tue les fascistes ». Woody Guthrie habite donc bien l’enfant noir, raccourci fulgurant des filiations qui façonnent le mythe Dylan. Le même enfant noir verra Woody Guthrie sur son lit d’hôpital agonisant. Lorsque la boucle du film se referme avec le même train dans lequel monte Richard Gere, la guitare gît recouverte de poussière, l’inscription à peine lisible. I’m Not There s’inscrit donc bien dans un rêve peuplé de souvenirs.
Todd Haynes travaille le souvenir par télescopage d’images, dans des temps disjoints qui passent du cadavre qu’on ouvre dans la salle d’autopsie, à la page de journal emportée par le vent qui s’arrête sur la botte de Richard Gere annonçant l’arrestation de Billy le Kid par Pat Garrett, détour par Peckinpah certes. Mais le film n’est pas non plus construit à la manière d’un collage aléatoire. Il crée ses propres rythmes et le spectateur doit se laisser porter par ces pulsations. Tout comme les textes de certaines chansons de Dylan restent de grands mystères, de la poésie qui convoque aussi bien Rimbaud, que Walt Whitman, Allen Ginsberg, les chanteurs de ballades populaires, de même le film de Todd Haynes organise des rimes secrètes. Il serait vain de les recenser, de les décrypter tant elles appartiennent à leur auteur.
Posture exigeante et stimulante à la fois. Le « I’m not there » (Je ne suis pas là) renvoie à un ailleurs, celui que le spectateur doit explorer par lui-même pour se fabriquer en quelque sorte son propre Bob Dylan. Todd Haynes livre un puzzle que chacun doit assembler en fonction de ce qu’il est, tout en sachant que le but du jeu ne consiste pas à aboutir à une image prédécoupée et figurée sur la boîte d’emballage. Chaque spectateur repartira avec sa propre image. Celui qui ne connaît pas grand chose à Dylan risque d’être désorienté. Il restera toutefois la fabuleuse bande son qui à elle seule constitue un monument au chanteur. Et il est impossible rester sourd à ces textes, ces sons qui ont réinventé la musique, tout en retrouvant, revitalisant les racines par lesquelles elle puise sa sève. Que Todd Haynes demande à ses acteurs d’interpréter certaines chansons, qu’il se serve d’autres artistes pour revisiter le répertoire de Dylan, on ressort du film avec un univers sonore d’une cohérence extraordinaire. Peut-être faut-il chercher de ce côté-là ce qui organise le film.
I’m Not There est aussi un univers visuel qui brasse les styles, les références avec une virtuosité de tous les instants. Dont Look Back de Pennebaker rencontre Huit et demi de Fellini. Les images d’archives dessinent de manière subtile l’arrière-plan historique des années Dylan. Au détour d’une scène, Dylan (Cate Blanchett) batifole avec les Beatles dans le gazon anglais. Julianne Moore se glisse dans la peau de Joan Baez pour témoigner. Haynes avait montré avec Loin du paradis combien il savait se réapproprier l’univers de Douglas Sirk. Ici, il se sert des références pour mieux rendre compte de l’impossibilité d’enfermer Dylan dans un seul mode de représentation. Les multiples vies de l’artiste ne peuvent s’appréhender que comme le miroir éclaté d’une réalité insaisissable. Chacun peut donc sortir du film avec son Dylan à soi. Il n’est plus seulement sur l’écran (there), il est en nous (here).
Bernard Nave
I’m Not There . réal : Todd Haynes ; sc : T.H. & Oren Moverman ; ph : Edward Lachman ; mu : Bob Dylan ; int : Christian Bale, Cate Blanchett, Marcus Carl Franklin, Richard Gere, Heath Ledger, Ben Whishaw, Charlotte Gainsbourg, Julianne Moore (USA, 2007, 125 min)
ZIM ON THE SCREEN
Notes sur quelques images peu connues de Bob Dylan
1. Dylan et le cinéma : on ne suivra pas totalement Bernard Nave lorsqu’il y voit un ménage heureux. Certes, les traces s’accumulent, depuis sa première apparition sur un écran, en 1962. Il y aurait même de quoi écrire un livre sur le sujet. [1] Mais les rapports entre l’un et l’autre se placent plutôt, comme ce que regrettait André Breton à propos de l’écriture automatique, sous le signe de l’infortune continue. Pas tant sur le plan de la réussite formelle – sur les dix principaux titres, tout est intéressant à divers termes – que sur celui de l’accueil. Combien ont trouvé leur public ? Ceux de Pennebaker, Peckinpah, Scorsese, Haynes, assurément – en quarante ans, quelques millions de spectateurs, moins que Les Bronzés 3. Quant au reste, ce fut une belle succession de tentatives, d’espoirs et d’illusions perdues.
2. Le week end organisé à Lyon par l’Institut Lumière en décembre dernier a permis de faire le point, de façon somptueuse pour les amateurs [2] : vingt heures de films, clips, vidéos télé et épaves diverses, jamais tant de preuves rassemblées. Ne manquaient, du côté de l’essentiel, que les quatre chansons de The Last Waltz (Scorsese, 1978), les trois du 30th Anniversary Show (1993) – absences compensées par quelques superbes raretés, la vidéo de ’Blood In My Eyes’, filmée à Londres en 1993 ou ’Things Have Changed’, du film Wonder Boy (Curtis Hanson, 2000), dans ses diverses versions (clip, remise des Oscars).
3. Rêvons sur les images perdues : celles de l’initial Madhouse on Castle Street, premier rôle (un beatnik) du Zimmerman de 21 ans, téléfilm (Philip Saville) programmé par la BBC en décembre 1962, dont la quête pour les fanatiques – seules subsistent quelques photos - s’apparente à celle du Graal. Rêvons sur les 106 heures d’images non utilisées pour le version longue de Renaldo and Clara – celles-là réapparaîtront un jour, puisque Dylan garde tout.
4. Un peu d’ordre : inutile de revenir sur l’archi-connu Dont Look Back (1967), captation de la tournée anglaise de 1965, sans doute un des plus beaux documentaires sur un chanteur jamais réalisés. Dylan, deux ans plus tard, devant le film terminé, s’est déclaré trahi ; avec raison : il s’agissait d’une image dépassée ; il était déjà ailleurs. (Publicité gratuite : le coffret DVD récemment édité offre en bonus l’intégrale des chansons écourtées dans Dont Look Back).
5. Eat the Document ou la revanche du chanteur sur le cinéaste. Pennebaker filme la nouvelle tournée européenne de 1966, Dylan rachète la pellicule (on simplifie) destinée à la chaîne ABC et se lance avec Howard Alk, un complice, dans le montage. Quatre ans plus tard, le résultat obtenu est passionnant, en forme de portrait de l’artiste en chien fou : suite d’épiphanies électriques, de divagations inspirées et de coq-à-l’âne visuels, résonnant de la folie amphétaminée de l’époque (Dylan écrit parallèlement l’hermétique recueil Tarantula), le film est à la hauteur de sa mythologie. Musicalement, il retransmet ce « mercury sound » des concerts de 1966, aussi inoubliable que la mince silhouette sautillante, sanglée dans ses costumes étriqués. Haynes, intelligemment, y a tout pris, gestes, déplacements, mimiques, pour faire de Cate Blanchett un clone presque parfait – il lui a même carrément volé le superbe gros plan à l’harmonica, seule évocation directe de Dylan, qui clôt I’m Not There. Eat the Document ou la beauté interdite : le film n’a connu que quelques présentations publiques, une seule main suffit pour les compter, entre 1971 et 2007.
6. Pat Garrett and Billy the Kid lui a ouvert les yeux : « I’m not a movie star. But I’ve got a vision to put on the screen » déclare-t-il en 1974. Vision qu’il tente de concrétiser l’année suivante. Lançant la plus folle tournée de l’histoire du rock, la Rolling Thunder Review, et ses plusieurs dizaines de saltimbanques offrant des concerts de six heures dans des villes perdues de la côte Est, il embarque des caméras et un scénariste, Sam Shepard. Le scénariste n’écrit rien - mais il en tirera un livre [3] –, les caméramen filment quand ils sont lucides (rarement), chacun interprète son rôle sur scène et un autre dans une fiction parallèle, dans des jeux de masques en abyme où personne ne sait plus qui est qui. Trois années de montage plus tard, émerge Renaldo and Clara, monstre biscornu et magnifique, multipliant les strates de réalités, ouvrant un kaléidoscope de significations auprès duquel I’m Not There n’est qu’un manuel de lecture pour CM1. On peut s’y égarer à loisir – surtout dans la copie initiale de 232 minutes -, mais les versions des grandes chansons du mitan des années 70, ‘Isis’, ‘Simple Twist Of Fate’, transfigurées par cette troupe de baladins allumés, sont sans égales. Renaldo, malgré son passage par Cannes 78 (à la Quinzaine), ne connut en France qu’une sortie furtive, en août 1979, dans une copie de 110 minutes – la seule encore visible, un peu rosie mais toujours émouvante. [4] Et guère plus de succès ailleurs, ni aux USA ni en Angleterre. Dylan attendra 2003 pour retrouver l’envie de mettre sa vision sur un écran.
7. Hard Rain TV special , enregistrement d’un concert de mai 1976 dans le Colorado, affirme la continuité entre la seconde et la première Rolling Thunder Review : les gitans en dérive se sont assagis, mais la cohésion musicale est encore plus forte que dans Renaldo. Les duos avec Joan Baez sont parmi les plus puissants de leur histoire – rien à voir avec la gentillesse un peu scout des années Newport -, la puissance des interprétations réinventées préfigure le bouleversement de la tournée mondiale de 1978. Hard Rain est passé sur Antenne 2 en juin 1981, sans doute dans un moment d’inattention des programmateurs.
8. Il paraît que Dylan aurait lui-même contacté le réalisateur Richard Marquand pour jouer la rock-star désabusée de Hearts of Fire (1986). Quinze ans après l’expérience Peckinpah, sans doute avait-il envie de retrouver le plaisir de l’interprétation sans risque d’un rôle sans autre enjeu que d’être identifié au has been du film. Dans sa précieuse Bob Dylan Encyclopedia, Michael Gray qualifie Hearts of Fire, suprême injure, « d’Elvis movie ». Certes, il n’y a guère plus de second degré ici que dans Le Rock du bagne ou L’Idole d’Acapulco. Fiona, la vedette féminine, est peu supportable et Rupert Everett approximatif, entre Elton John, pour le sirop qu’il chante, et David Bowie, pour sa gestuelle en scène. Mais, après plusieurs visions, reste le petit charme certain d’un film en roue libre, dans lequel Bob incarne avec une belle aisance les grognons dépassés, trayant ses vaches et nourrissant ses poules, en poussant quelques chansons parcimonieuses, certaines toujours officiellement inconnues. L’accueil londonien, catastrophique, découragea toute autre sortie, même aux États-Unis et Hearts of Fire demeure inédit sur tout support honnêtement acquis.
9.Sept ans plus tard, revenu sur des sommets de popularité depuis longtemps oubliés (des albums millionnaires en 1997 et 2001, des Grammy Awards, l’Oscar de la meilleure chanson en 2000), Dylan revient au cinéma, écrit avec Larry Charles, scénariste, producteur, mais pas encore réalisateur (il a depuis signé Borat), un scénario sous pseudonyme, bat le rappel d’acteurs amis prêts à participer à une entreprise suicidaire et se lance dans l’aventure de Masked & Anonymous. Il y est Jack Fate, rock-star emprisonné dans une dictature ubuesque, libéré pour animer un concert caritatif. Nouvelle interrogation, après Renaldo, sur l’identité, l’argument accumule les pistes et les variations transparentes : comme dans I’m Not There, chaque situation, chaque échange sont référentiels, trouvant leur source dans les centaines de chansons écrites depuis 1961, mais de façon naturelle ; alors que chez Haynes, on admire le travail de reconstitution, la broderie respectueuse qui fait du dialogue une sorte de notes en bas de page continuelles [5], tout dans Masked coule de source, comme une réinvention de la désespérance de Desolation Row. Le casting de choix, Jessica Lange, Jeff Bridges, Penélope Cruz, Val Kilmer, Mickey Rourke, John Goodman, n’a pas convaincu les distributeurs : le film n’a connu, ici et ailleurs, qu’une sortie en DVD.
10.Les trois jours de projection lyonnaise n’ont pas épuisé les ressources, tant l’imagerie dylanienne a proliféré depuis quelques années. Le temps où les collectionneurs se passaient sous le manteau des trésors au prix de l’uranium est révolu. Internet a transformé le marché, et tout est désormais accessible, sans avoir besoin de clés compliquées, et à condition d’avoir une boussole qui ne s’affole pas dans cet océan virtuel. Alors, un autre rendez-vous, dans quelques années, pour continuer l’exploration ? [6]
Lucien Logette