Il était une fois deux sexes
Cela aurait pu être plus simple. Ou plus compliqué. Nous aurions pu n’en avoir qu’un seul, qui se serait suffi à lui-même. Ou trois, ou quatre. Ou un nombre variant selon les saisons. En mammifères que nous sommes, ce fut deux. Deux sexes. Féminin, masculin. L’un portant les enfants dans son ventre, l’autre lui donnant la semence sans laquelle rien ne pourrait germer. Cela fait des dizaines de millénaires que cela dure, que l’espèce humaine tente de se débrouiller avec cette dichotomie constitutive. Avec cette familière étrangeté. Avec ce semblable différent. D’une différence si essentielle à la vie qu’il a fallu convoquer tous les mythes, toutes les religions, pour tenter de lui donner sens.
Françoise Héritier, professeur honoraire d’anthropologie au Collège de France, fait partie des personnes qui ont le plus réfléchi à cette problématique. Au fil de ses recherches, elle a acquis une conviction : la différence anatomique et physiologique entre l’homme et la femme, apparue comme irréductible dès l’aube de l’humanité pensante, est à l’origine de notre système fondamental de pensée, qui fonctionne sur le principe de la dualité. « Chaud/froid, lourd/léger, actif/passif, haut/bas, fort/faible... Dans le monde entier, les systèmes conceptuels et langagiers sont fondés sur ces associations binaires, qui opposent des caractères concrets ou abstraits et sont toujours marquées du sceau du masculin ou du féminin », affirme-t-elle. Nous penserions peut-être autrement si nous n’étions soumis à cette forme particulière de procréation qu’est la reproduction sexuée.
« Alors Yahvé Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme. » Ainsi naît dans la Genèse, bien distincte et dépendante de l’homme, la mère biblique de l’humanité. De la même manière, la mythologie grecque marque nettement le contraste entre masculin et féminin. La conception de l’homme - dans sa version la plus courante - est attribuée à Prométhée, qui le façonne avec de l’argile. Pandora, créée par Héphaïstos, viendra plus tard. Et tous deux, comme Adam et Eve, symboliseront à eux seuls le genre humain.
Ainsi s’établit dans toutes les civilisations fondées sur les religions du Livre un rapport immuable entre le sexe et le genre, selon lequel le sexe impose le genre.
« Dans cette logique, être né anatomiquement mâle nous oblige à jouer le rôle d’un homme, avec tous les attributs de la virilité que la société confère à un homme. Il en va de même, mutatis mutandis, pour les femmes. Et toute transgression de cet ordre sera vue comme un péché dans une optique religieuse, ou comme une pathologie dans une optique médicale », résume Marie-Elisabeth Handman, anthropologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris). Ce n’est que très récemment, rappelle-t-elle, que sont apparues dans les sociétés occidentales, par le biais des mouvements gays, lesbiens ou de la pensée « queer » - qui se situe au-delà des genres -, des perturbations revendiquées de cette dichotomie. Et qu’on a bien voulu se souvenir qu’il existe depuis toujours d’autres sociétés, soutenues par d’autres mythes, dans lesquelles le genre ne va pas de soi.
Le premier à imposer ce constat fut l’anthropologue britannique Edward E. Evans-Pritchard. Avec prudence. « Il avait étudié au Soudan l’ethnie des Azandé, avant et pendant la seconde guerre mondiale. Mais il ne prit le risque de publier ses travaux qu’en 1970, après avoir pris sa retraite. Et encore : dans une revue américaine ! », raconte Mme Handman. L’article est resté célèbre. Il relate que les guerriers Azandé, avant la colonisation européenne, avaient pour coutume d’épouser de jeunes garçons jusqu’à ce que la richesse acquise au cours de leurs razzias leur permît d’accéder à une femme. Le jeune garçon, appelé « ma femme » par son mari, rendait à celui-ci tous les services - y compris sexuels - que lui aurait rendus une compagne. Une fois que son mari le quittait pour s’unir à une femme, il pouvait à son tour épouser un jeune garçon, et ainsi de suite.
« Loin d’entraîner la confusion des genres tant redoutée par les missionnaires et les colonisateurs, le rôle social de femme endossé par un jeune garçon renforçait chez les Azandé la distinction entre hommes et femmes, poursuit-elle. A l’instar des éphèbes de la Grèce ancienne, les garçons apprenaient en effet leur rôle de futur guerrier tout en s’initiant à la sexualité. Ce qui contribuait à renforcer la division des sexes et la domination masculine. » La pratique inverse s’observe dans plus d’une trentaine d’ethnies africaines, où certaines femmes, pour des raisons de stérilité ou de veuvage, prennent - cette fois de façon pérenne - une jeune épouse dont elles partagent les enfants. Ces femmes sont appelées « pères », jouissent de l’indépendance des hommes et du respect dû à un chef de famille.
L’autre exemple où le genre prend l’avantage relève de ce que l’on appelle le « troisième » sexe social. Ni hommes ni femmes, où les deux à la fois, ceux qui en sont investis sont souvent des chamanes. Ce sont les « two spirit people » : ceux qui ont deux âmes. Ils chevauchent les catégories binaires de sexe comme ils chevauchent la frontière entre le monde réel et l’« autre monde » : celui des esprits, des forces de la nature. Leur statut est parfois transitoire, et peut commencer à différents moments de la vie. Par une révélation chez les Hijra de l’Inde, lors d’initiations chez les Mahu des îles du Pacifique ou chez les « berdaches » amérindiens. Ou encore dès la naissance, comme chez les Inuits.
Dans la tradition de ce peuple du Grand Nord, un ancêtre indique aux futurs parents, par des rêves prémonitoires, qu’il souhaite revivre dans l’enfant à naître. Un garçon peut ainsi être la réincarnation de sa grand-mère, une fille celle de son grand-père. Durant toute son enfance, ce garçon est alors habillé, élevé, considéré comme une fille. Mais à la puberté, il est réintégré dans le genre correspondant à son sexe : il apprend à chasser et à pêcher, puis on le marie, de préférence avec une fille élevée comme un garçon. Bernard Saladin d’Anglure, professeur émérite d’anthropologie à l’université Laval (Québec) et grand spécialiste des Inuits, raconte que dans le village d’Igloolik, dans les années 1970, « environ 15 % des individus avaient ainsi été travestis d’une manière ou d’une autre ». Aujourd’hui, ces croyances et coutumes sont en voie de disparition. Mais elles ont toujours cours, affirme-t-il, dans certaines familles.
quelle que soit la porosité des passages d’un sexe à l’autre, une constante a pourtant traversé tous les millénaires, tous les continents et toutes les sociétés humaines : la domination de l’homme sur la femme. Le matriarcat primitif ? Un mythe, affirment les anthropologues. Mais un mythe universel. Qu’il provienne de peuples africains ou amérindiens, il raconte en effet toujours la même histoire, la même compréhension du monde : à l’aube des temps, les femmes détenaient tous les pouvoirs, domestiques comme politiques. Elles avaient inventé les outils, les armes, les objets rituels. Mais elles s’en servaient mal, de façon dangereuse. Créatives, mais désordonnées. Alors les hommes prirent les choses en main et rétablirent l’équilibre.
Pourquoi une telle constance dans cette hiérarchisation ? De longue date, et plus encore depuis les années 1970 et les conquêtes du féminisme, les études se sont multipliées pour tenter de comprendre comment est née et s’est installée cette inégalité fondamentale. Anthropologues, historiens, sociologues, psychologues, tous y sont allés de leur interprétation. Certaines sont complémentaires, d’autres radicalement opposées. Mais toutes sont contraintes à composer avec cette évidence, cette permanence biologique : ce sont les femmes qui portent les enfants et qui les mettent au monde. Pour avoir la main sur la procréation, les hommes eurent de tous temps besoin de s’approprier leur corps. Donc de les asservir.
Françoise Héritier va plus loin. Le fondement de l’inégalité entre les sexes, dit-elle, ce n’est pas que les femmes font les enfants : c’est qu’elles font des enfants des deux sexes. Qu’elles produisent du même, passe encore... Mais du différent ! Là, pour les hommes, aurait résidé le scandale. Et la parade. Car si les femmes font du différent, c’est que ce différent a été placé en elles... Ainsi, jusqu’au XVIIIe siècle et la découverte des gamètes (ovules et spermatozoïdes), le ventre féminin fut-il pour l’essentiel considéré comme un simple réceptacle destiné à recueillir la semence masculine.
La fameuse « petite graine » ? Tout le monde n’est pas d’accord avec cette conception essentialiste de l’inégalité entre les sexes. Pour certains, ce n’est pas la dichotomie physiologique entre hommes et femmes, mais l’exploitation économique qui fonde les catégories sociales de genre. Cette démarche antinaturaliste, qui affirme la primauté des rapports sociaux, n’explique toutefois pas l’universalité de la domination masculine. Une universalité que seule l’invention de la contraception a permis de rompre, en rendant aux femmes la liberté de leur fécondité. Ouvrant par là même, à l’un et à l’autre sexe, les chemins égalitaires de la séduction.
Catherine Vincent
A LIRE
« Masculin/Féminin ». Tome 1 : « La pensée de la différence » ; tome 2 : « Dissoudre la hiérarchie », de Françoise Héritier, éd. Odile Jacob, 1996 et 2002.
« Hommes, femmes, la construction de la différence », sous la direction de Françoise Héritier, éd. Le Pommier, 2005.
« Féminin/Masculin. Mythes et idéologies », sous la direction de Catherine Vidal. Belin, 2006.
* Article paru dans le Monde, édition du 04.08.09. LE MONDE | 03.08.09 | 15h44 • Mis à jour le 06.08.09 | 08h35.
Homo Eroticus
Un homme (une femme) vous attire : que regardez-vous chez lui (chez elle) en premier ? A cette question, maintes fois posée dans les tests sexo-psycho qui, chaque été, fleurissent dans les magazines, hommes et femmes répondent parfois à l’unisson : les fesses. Mais le plus souvent, leurs avis divergent. Les seins, disent alors les premiers. Les yeux ou les mains, assurent les secondes, avec un soupçon d’hypocrisie. Car la réalité est souvent plus prosaïque. Et plus encore si l’objet du désir se présente dans le plus simple appareil.
Que se passe-t-il en effet, dans la plupart des cas ? Face à face, le regard masculin est bien attiré par les seins de la femme. Et son regard à elle... par le sexe de l’homme. Et pourquoi en serait-il autrement ? Ces « attributs sexuels secondaires » constituent la différence anatomique la plus évidente entre nous. Une différence spécifiquement humaine, dont le développement au cours de notre évolution n’a pas fini d’interroger la science.
« Parmi les diverses espèces de primates que représentent les grands singes et l’homme, laquelle possède de loin le plus gros pénis, et pour quelle raison ? Pourquoi les hommes sont-ils, en règle générale, plus grands que les femmes ? Comment se fait-il que les hommes ont des testicules bien plus petits que ceux des chimpanzés ? Pourquoi les êtres humains copulent-ils en privé, tandis que tous les animaux sociaux le font en public ? Pourquoi les femmes ne ressemblent-elles pas à presque toutes les femelles de mammifères, en ayant une période de fécondité facilement reconnaissable et une réceptivité sexuelle limitée à ces journées ? » Il faut avoir l’envergure de Jared Diamond, professeur de physiologie à la faculté de médecine de Los Angeles, pour oser interroger ainsi notre espèce.
Le plus gros pénis ? « Si vous claironnez »le gorille« comme réponse à la première question, vous pouvez coiffer le bonnet d’âne : la solution correcte est l’homme. Si vous avez des réponses intelligentes, quelles qu’elles soient, à proposer pour les quatre autres questions, publiez-les ; plusieurs théories sont en concurrence sur ces sujets et les scientifiques sont encore en train d’en débattre », poursuit-il dans Le Troisième Chimpanzé. Cet essai - passionnant - sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain date de 1992. Depuis, le mystère est resté entier. Comme celui de la séduction, dont les codes se déclinent si différemment au masculin et au féminin.
Seule certitude, la femme se distingue de toutes les autres femelles de singes par au moins trois éléments essentiels : l’apparition de fesses et de mamelles proéminentes, le camouflage de l’ovulation et une réceptivité sexuelle quasi permanente. L’homme, pourvu de fesses lui aussi, exhibe de surcroît un sexe extravagant : dépourvu d’os pénien, il pend librement au repos, et l’on n’en trouve pas de plus développé parmi tous les primates. Une « érotisation du corps » liée pour l’essentiel à l’acquisition de la bipédie, dont les conséquences pour l’humanité furent incommensurables.
Gros seins, grand pénis : et si tout, ou presque, venait de là ? Car l’évolution, en accentuant d’une part la différence morphologique entre les deux genres, en dissociant d’autre part la fonction reproductive et l’activité sexuelle, a fait bien plus que dresser notre espèce sur ses deux pattes arrière. Comme l’explique Pascal Picq, anthropologue au Collège de France, elle a ouvert la voie au sentiment amoureux. Et même à la culture.
Au sentiment amoureux ? « Contrairement aux autres espèces ayant tendance à privilégier une relation de couple exclusive, notre espèce se distingue par une activité sexuelle intense, le nombre de relations sexuelles étant sans commune mesure avec celui des enfants procréés, précise-t-il. Or, »si la femme et l’homme jouissent d’une érotisation du corps, cela permet, certes, de stabiliser une relation consentie et exclusive, mais aussi de susciter le désir d’un autre". Notre sexualité assume ainsi plusieurs fonctions. Celle de la reproduction, bien sûr. Mais aussi celle de la construction d’un lien sensuel, affectif, et parfois douloureusement rompu entre deux partenaires.
« En dépit de millénaires de divergences culturelles, ce qui unit le plus profondément les femmes et les hommes d’aujourd’hui, c’est la capacité à se séduire », poursuit l’anthropologue. Loin d’être un acquis récent, cette universalité, à ses yeux, est la preuve de la « très grande ancienneté » des fondements de notre sexualité. Avec la nécessité de séduire serait ainsi née la soif du beau. Et quel meilleur terrain pour l’étancher que ce corps, où se concentre précisément l’érotisme ? « Dans ses transformations comme dans ses mouvements, le corps a sans aucun doute été le support et l’inspirateur de tous les arts », affirme Pascal Picq. Habits, parures, maquillages, danses ou vocalisations : la culture, à l’entendre, serait née du désir.
Cette lecture de la sexualité humaine, récente et passionnante, s’appuie sur une observation attentive de ce qui existe chez nos ancêtres les singes, petits ou grands. C’est ce qu’on appelle l’anthropologie évolutionniste. Cette discipline est souvent confondue avec une autre, non moins intéressante mais souvent nettement plus empreinte d’idéologie : la psychologie évolutionniste. Laquelle postule par exemple que si les hommes, bien plus que les femmes, ont une tendance naturelle à multiplier les partenaires, c’est parce qu’ils produisent des millions de spermatozoïdes quand elles ne disposent que de quelques centaines d’ovules.
De même, c’est parce que les hommes ne peuvent être certains de leur paternité, alors que les femmes cherchent avant tout à garder un compagnon pendant le long élevage de leurs enfants, que les affres de la jalousie s’exprimeraient différemment dans l’un et l’autre sexe - le « fort » souffrant de la trahison sexuelle, le « faible » de la trahison sentimentale... Une interprétation de nos différences qui séduit assurément le public (en témoigne le succès des publications expliquant pourquoi les femmes viennent de Vénus et les hommes de Mars), mais qui ne tient guère la route.
D’une part parce que la description de ces comportements stéréotypés ne correspond pas à ce que l’on trouve chez les autres primates - pourtant équipés, grosso modo, des mêmes règles reproductives que nous -, parmi lesquels s’observent de multiples formes de systèmes sexuels, familiaux et sociaux. D’autre part parce qu’ils servent trop bien l’idéologie machiste, toujours dominante dans nos modes de pensée, pour ne pas être sujet à caution.
La preuve ? Moins d’un demi-siècle après les débuts de la libération féminine, les couleurs prétendument biologiques de ce tableau commencent à pâlir. En témoigne la comparaison des trois principales études dont on dispose sur la sexualité des Français, datant respectivement de 1970, 1992 et 2006, que corroborent la plupart des travaux réalisés chez nos voisins occidentaux.
« Qu’il s’agisse du nombre des partenaires, des pratiques, de l’infidélité ou de la satisfaction sexuelle, les réponses des femmes attestent d’une évolution très sensible », allant dans le sens d’une sexualité féminine « plus diversifiée et plus indépendante de sa dimension procréative », résume Michèle Ferrand. Sociologue au laboratoire Cultures et sociétés urbaines du CNRS, cette spécialiste de l’inégalité entre les sexes ajoute toutefois que, si le comportement des unes se rapproche de celui des autres, « certains actes ou certaines attitudes ne prennent toujours pas la même signification pour les hommes et pour les femmes ». Ainsi l’importance de la « première fois ». Ou encore les qualités recherchées chez le partenaire. Les hommes, dans les deux cas, mettant l’accent sur la sexualité proprement dite, les femmes sur le sentiment et la qualité de la relation. Un contraste qui ne semble pas spécifique aux hétérosexuels, puisque la préférence « féminine » pour le relationnel, « masculine » pour le sexuel, se retrouve aussi chez les gays et les lesbiennes.
Question de temps, ou différence constitutive ? Nora Markman, psychanalyste d’enfants et d’adolescents, penche pour la première réponse, et observe que les normes ont nettement évolué dans la jeune génération. « Un grand changement s’est opéré du côté des filles, affirme-t-elle. Le Prince charmant continue de tenir sa place dans leurs fantasmes, mais pour plus tard. En attendant, elles se rendent compte qu’elles peuvent se permettre de passer de bons moments, de séduire, d’accentuer leur féminité. » Au grand désarroi des garçons, « souvent très romantiques et honteux de l’être, qui attendent de manière très pressante d’être en couple, même s’ils passent d’une fille à une autre ».
Affaire à suivre, donc... Il est pourtant une chose qui semble ne pas changer, ni avec l’époque ni avec le lieu. Il y a quelques années, David Buss, psychologue à l’université américaine de Michigan (Ann Arbor), a demandé à des personnes appartenant à trente-sept cultures différentes dans le monde ce qu’elles trouvaient le plus attrayant chez les personnes du sexe opposé. Sur sa liste, il n’avait pas proposé : « avoir le sens de l’humour ». Il avait tort : inscrit par les sondés eux-mêmes, ce choix arriva en première position. Chez les hommes comme chez les femmes. Comme quoi il n’y a pas que le sexe dans la vie.
Catherine Vincent
A LIRE
Le Sexe, l’Homme et l’Evolution, de Pascal Picq et Philippe Brenot, éd. Odile Jacob, 320 p., 21 €.
Ados, amour, amitié(s) & trahisons, de Nora Markman et Odile Brandt, Albin Michel, 384 p., 17,90 € (destiné préférentiellement aux moins de 20 ans).
Le Troisième Chimpanzé, de Jared Diamond, Gallimard, 2000.
* Article paru dans l’édition du 05.08.09. LE MONDE | 04.08.09 | 15h13 • Mis à jour le 04.08.09 | 15h13.
Féminin trop singulier
Quoi de plus respectable qu’un dictionnaire ? Soupçonner de misogynie ce garant du bon usage de la langue, n’est-ce pas pousser le bouchon un peu loin ? Françoise Leclère s’y est pourtant autorisée. Cette écrivaine toulousaine s’est plongée dans Le Petit Robert - édition 2005 -, et ce qu’elle y a découvert a dépassé ce qu’elle imaginait. Elle en a tiré un petit livre aussi drôle que passionnant, Le Miso mis à nu. Où notre célèbre « Bob », comme elle l’appelle affectueusement, se révèle, sous des airs de ne pas y toucher, sexiste en diable.
Dans cet inventaire prétendu neutre se cache en effet un dénigrement subtil, mais quasi permanent, du féminin. A tout seigneur tout honneur, le mot « mâle » est défini par : « 1. Individu appartenant au sexe doué du pouvoir de fécondation ; 2. Fam. ou péj. Homme caractérisé par la puissance sexuelle. » Tandis qu’à « femelle » correspond : « 1. Animal du sexe qui reproduit l’espèce en produisant des ovules fécondés par le mâle ; 2. Pop. et péj. Femme. » Le mâle est un individu quand la femelle est un animal ; il est doué du pouvoir de fécondation quand elle se contente de reproduire l’espèce. Le Miso mis à nu multiplie ainsi les exemples, qui, tous, révèlent le « sexisme intériorisé » du langage.
« J’ai travaillé sur Le Robert, mais on peut faire le même constat avec tous les dictionnaires de la langue française », précise Françoise Leclère, en rappelant que le lexicologue Alain Rey, figure emblématique du Robert, fut le premier à qualifier le dictionnaire de « prescripteur idéologique ». Elle préfère dire du langage qu’il est un « androlecte ». Un mot sur lequel « Bob » reste coi, qui signifie que le langage, prétendu neutre, est envisagé du point de vue du masculin. « Lorsqu’une fille est dite de joie, de quelle joie parle-t-on ? Ou plus exactement de qui cause-t-elle la joie ? », illustre-t-elle.
Linguiste de formation, Claire Michard aboutit aux mêmes conclusions, mais par une autre approche. Avec sa consoeur Claudine Ribéry, elle a étudié des textes d’anthropologues - tous hommes - antérieurs à 1970. Leur étude, Sexisme et sciences humaines : pratique linguistique du rapport de sexage (Presses universitaires de Lille 1982), démontre avec précision le biais de leurs propos, pourtant reconnus comme scientifiques - donc sans parti pris.
« Dans ces textes comme dans tant d’autres, l’ordre de coordination des termes signifiant les notions de femme et d’homme est quasi systématiquement en faveur de l’homme », constate-t-elle, en ajoutant, perfide, qu’on dit plus spontanément « Paul et le chien » que « le chien et Paul ». Autre constante : lorsqu’il s’agit de désigner un ensemble d’individus, la référence au groupe des femmes est toujours indirecte, c’est-à-dire relative au groupe des hommes, lui-même représentant absolu de l’ensemble désigné. Quitte à aboutir à une contradiction logique, comme dans cette incroyable phrase de Claude Lévi-Strauss : « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. » Conclusion de Claire Michard : l’homme est pleinement déterminé par son humanité, la femme par son sexe.
Quelle mesure imaginer pour lutter contre cette dissymétrie sémantique, qui biaise systématiquement la représentation sociale des femmes ? Qui fait du couturier un créateur et de la couturière une petite main, du grand homme quelqu’un d’admirable et de la grande femme une personne de haute taille ? Féminiser les noms de métiers, à tout le moins. La bataille aura duré un siècle. Et déclenché, par trois fois, d’homériques controverses.
« Avocate ? » Jouxtant l’actualité de l’affaire Dreyfus, ce titre incongru, en 1897, fit régulièrement la « une » des journaux. Une femme, nommée Jeanne Chauvin, avait cette année-là été la première à demander d’accéder à cette fonction. « A l’époque, pour devenir avocat, il fallait juste avoir une licence en droit et prêter serment. Et la loi ne précisait pas que ce métier était réservé aux hommes », rappelle Claudie Baudino, politologue à l’Université libre de Bruxelles. Jeanne Chauvin avait sa licence. Mais le serment lui fut refusé au motif que, dans certains cas, les avocats peuvent suppléer les juges. Or, pour être juge, il fallait être un citoyen doté de ses droits politiques. Ce que les Françaises n’étaient pas encore.
« Il faudra une loi, votée en 1900, pour autoriser les femmes à accéder à cette profession... c’est-à-dire pour autoriser ce qui n’était pas interdit ! », poursuit-elle. Se plongeant dans les archives, elle découvre plus étonnant encore. « Lorsque les journalistes de l’époque nommaient une femme au singulier - en l’occurrence Jeanne Chauvin -, ils la citaient comme »la demanderesse« , »la future avocate« , »la plaideuse« . Mais après le vote de la loi autorisant les femmes à devenir avocates, ils en parlèrent à nouveau au masculin, en disant les »femmes avocats« ! »
Pour la politologue, cette observation est le point de départ d’une hypothèse qu’elle validera par la suite : « Lorsqu’on ne peut plus, au nom de la démocratie, refuser aux femmes l’accès à certaines professions, la langue devient le dernier rempart contre l’égalité. » Un rempart qui permet, par le biais de l’usage du masculin générique dit « neutre », de refuser aux femmes le statut et la visibilité sociale que donne le titre de médecin, avocat ou professeur.
En 1984, l’histoire se répète. La loi Roudy sur l’égalité professionnelle entre hommes et femmes a été votée un an plus tôt, et pose la question des appellations dans les offres d’emploi. L’usage tolère alors la féminisation des noms de métiers, mais seulement jusqu’à un certain niveau hiérarchique. On parle ainsi – et depuis longtemps – d’« une directrice » d’école, mais d’« un directeur » de cabinet ministériel, même lorsque celui-ci est une femme. De même évoque-t-on « la » secrétaire médicale, tandis qu’Hélène Carrère d’Encausse, de l’Académie française, se fait appeler « Madame le secrétaire perpétuel »...
« Le scénario est toujours le même, souligne Claudie Baudino. Les femmes amorcent la revendication de leur désignation ; une mesure politique en souligne la légitimité ; la polémique éclate, la presse traitant la question de la féminisation des noms de métier de façon anecdotique. » En 1984, le débat atteint une virulence extraordinaire, et provoque un déchaînement médiatique sans précédent. L’Académie française invoque l’impossibilité grammaticale, et n’hésite pas à sortir le grand jeu, mettant en avant des sommités tels Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil pour défendre sa cause. Preuve que l’enjeu est d’importance.
Le 14 juin, sa déclaration est sans appel : faire une équivalence entre le genre grammatical et le sexe de la personne désignée repose, affirme-t-elle, sur un contresens. Pour étayer sa thèse, l’Académie s’appuie sur les objets non animés du lexique (la table, le fauteuil, noms pour lesquels le genre est en effet arbitraire). Elle « oublie » les objets animés (le boulanger, la boulangère), pour lesquels on observe, au contraire, une cohérence fréquente entre le genre et le sexe. Mais qu’importe : le but est atteint, et la question momentanément enterrée. Fin du deuxième acte.
Le troisième débute en 1998, avec la loi sur la parité dans la vie publique. Faut-il dire « Madame le ministre », « Madame la ministre » ? D’elles-mêmes, les femmes du gouvernement de Lionel Jospin (8 sur 26 membres nommés en 1997, soit 30 %) tendent à féminiser leur titre. A nouveau, les académiciens s’insurgent, et saisissent Jacques Chirac, président de la République. Matignon répond en chargeant deux groupes d’experts de réfléchir à la question. Lesquels, cette fois, feront avancer le débat : il n’y a pas, disent-ils, d’obstacle grammatical ou linguistique à la féminisation des noms. Si obstacle il y a, il est juridique et politique. Femme, j’écris ton nom..., guide « d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions », est publié en 1999 à La Documentation française. L’usage du féminin y est officiellement accepté. Il reste toutefois limité à la désignation individuelle et privée, l’usage du masculin étant, « dans une logique républicaine », conservé pour les énoncés génériques (« les salariés », et non « les salariés et les salariées »).
Interroger la place du masculin et du féminin dans la langue, c’est mesurer « l’indifférence de notre système politique à la différence des sexes », souligne Claudie Baudino, pour qui la promotion du féminin dans les textes de portée générale permettrait « une refondation de la démocratie au nom de la dualité de l’humanité ». Plaidant pour « une réappropriation citoyenne de la langue », elle raconte la délicieuse histoire de cet homme reçu au concours de sage-femme en 1982, pour lequel il fallut bien trouver un nom.
Sage-homme ? Impossible : dans « sage-femme », le mot « femme » désigne la parturiente. Accoucheur ? Pas question : l’accoucheur est un médecin. L’Académie française, encore elle, se réunit donc pour délibérer, et proposa... « maïeuticien » (en grec : celui qui fait accoucher), en référence à Socrate. Que croyez-vous qu’il advint ? Dans les maternités, quelques années plus tard, on entendait parler du « mailloticien », celui qui emmaillote les bébés ! L’usage a fini par s’insurger contre ce méli-mélo, et on évoque aujourd’hui le ou la sage-femme... Le monde à l’envers !
Catherine Vincent
A LIRE
Le Miso mis à nu, de Françoise Leclère. Ed. La Maronie (maronie pair.com), 80 p., 5 €.
Prendre la démocratie aux mots. Pour une réappropriation citoyenne de la langue et de ses usages, de Claudie Bodino. Ed. L’Harmattan, 2008
* Article paru dans l’édition du 06.08.09. LE MONDE | 05.08.09 | 15h52 • Mis à jour le 06.08.09 | 08h35.
Poupées roses et autos bleues
A l’école maternelle de Järfälla, dans la banlieue de Stockholm, il aura suffi qu’une chercheuse spécialisée dans les questions de « genre » vienne observer la vie de la collectivité pour que les éducateurs perdent leurs illusions. En Suède, on ne plaisante pas avec l’égalité des sexes. Or, malgré tous leurs efforts, filles et garçons continuent dans cette école de ne pas jouer aux mêmes jeux, de ne pas bouger de la même façon, d’interagir avec leurs pairs selon des modalités différentes. Pis : lors des repas, une nuée de petites filles s’active autour de garçons attablés... L’horreur. Et la preuve irréfutable que les stéréotypes ont la vie dure.
Question de nature ? De culture ? Nos différences biologiques constitutives jouent-elles un rôle dans la spécificité des comportements de chacun et de chacune ? Celle-ci est-elle le produit de nos constructions sociales ? Entre les tenants des thèses « naturalisantes » et ceux qui, issus des sciences humaines, questionnent la domination masculine en analysant les inégalités de statuts et de rôles, le débat prend souvent l’allure d’un duel. Le vrai, sans doute, est entre les deux. Devenir fille ou garçon est un processus précoce, dans lequel interviennent trois types de facteurs : des prédispositions biologiques, l’environnement socioculturel et l’activité propre de l’enfant. Mais, si duel il doit y avoir, il n’est plus en faveur du biologique.
Commençons donc par lui, et par ces deux chromosomes sexuels grâce auxquels tout arrive : X dans les ovules, X ou Y dans les spermatozoïdes, et le tour est joué. Selon la répartition des chromosomes dans l’oeuf issu de la fécondation, l’enfant à naître sera XX ou XY. De là découlera pour l’embryon une succession de différenciations hormonales, anatomiques et physiologiques, qui feront naître une fille ou un garçon.
Ces fondements établis, que sait-on de l’influence biologique sur nos comportements de genre ? Rien, ou presque. Bien sûr, les hormones sexuelles, mâles (androgènes) et femelles (oestrogènes), jouent un rôle central dans le développement de l’enfant à naître. Mais les deux types d’hormones sont présents chez chacun de nous, seul leur taux relatif faisant basculer les caractères sexuels d’un côté ou de l’autre. « Il suffit ainsi que manque un récepteur aux androgènes pour que le sujet porteur de cette anomalie exprime un phénotype féminin, alors même qu’il est chromosomiquement masculin. Mais de là à dire que tel comportement est lié ou non aux hormones... je ne m’y risquerais pas », commente Jean-Pierre Changeux. Pour ce neurobiologiste réputé, professeur au Collège de France, le prétendu « sexe du cerveau » ne constitue pas un objet d’étude véritablement pertinent. « La variabilité cérébrale individuelle est extrêmement importante, mais je ne ferais pas de différences particulières entre les hommes et les femmes », précise-t-il.
Catherine Vidal est plus catégorique encore. « Il n’y a aucune différence d’aptitudes cognitives, intellectuelles et émotionnelles, entre les cerveaux d’une femme et d’un homme. Ou, plus exactement : ni plus ni moins qu’entre deux cerveaux d’individus d’un même sexe », affirme-t-elle. A côté de ses recherches proprement dites, cette neurobiologiste, directrice de recherche à l’Institut Pasteur, s’est spécialisée dans l’étude des publications, florissantes dans la recherche anglo-saxonne, qui portent sur ce thème. Elle a appris à y débusquer les biais méthodologiques. Voire idéologiques.
« Prenons l’exemple du corps calleux, ce faisceau de fibres qui relient les hémisphères du cerveau. On a beaucoup dit que, si les femmes sont capables de faire plusieurs choses à la fois, c’est parce que leur corps calleux est plus large que celui des hommes, et qu’elles sont de ce fait davantage capables d’activer simultanément leurs deux hémisphères. Or cette observation anatomique remonte à 1982 et avait été faite sur 20 cerveaux conservés dans le formol. Depuis, on a mesuré le corps calleux de centaines de sujets : aucune différence statistiquement significative entre les sexes n’a pu être démontrée », détaille-t-elle.
En aurait-il été autrement, cela n’aurait encore rien prouvé. Car la question fondamentale, qui est au cœur des préoccupations des neurobiologistes, c’est celle de la relation existant entre les structures et les fonctions cérébrales. Question d’autant moins résolue qu’on le découvre chaque jour un peu plus : nos circuits de neurones, pour l’essentiel, se fabriquent au gré de notre histoire personnelle.
Si le biologique joue si peu dans l’affaire, pourquoi diable les petites filles continuent-elles à jouer à la poupée et les garçons aux petites voitures ? Ceux qui sont aujourd’hui les plus à même de répondre travaillent dans une discipline à peine trentenaire : les « études de genre » (gender studies). Nées dans les années 1970, elles ont permis d’accumuler une foule de données, qui, toutes, montrent l’importance de l’apprentissage, des codes culturels et de l’imprégnation idéologique dans l’adoption des comportements de « genre ».
A l’école suédoise de Järfälla, la chercheuse dépêchée par le programme gouvernemental sur l’égalité des sexes a vite compris ce qui se passait. Après avoir longuement filmé les activités des enfants, leurs relations avec les adultes et le déroulé des repas, elle a livré ses conclusions aux éducateurs : sans le vouloir, ces derniers réservaient aux filles et aux garçons un traitement bien différent. Aux premières, l’obligation de se tenir tranquilles, d’être sociables et attentives aux autres. Aux seconds, l’encouragement aux activités physiques et la permission de réclamer haut et fort.
Rien de très différent, en somme, de ce qui perdure dans la plupart des familles et des écoles occidentales... « Malgré l’évolution des mentalités, les attitudes éducatives restent aujourd’hui encore très éloignées d’un modèle unisexe dans la majorité des pays développés », précise Gaïd Le Manner-Idrissi. Professeur de psychologie du développement à l’université Rennes-II, elle étudie comment se construit l’identité sexuée des tout-petits. « Ils savent qu’ils sont fille ou garçon entre 24 et 36 mois », précise-t-elle. Mais les adultes, eux, le savent - au moins - dès la naissance. Et, quelle que soit leur volonté d’égalité, ils ne se conduiront pas de la même façon avec l’une et avec l’autre. La preuve... par le pyjama.
« Si on présente à des adultes un enfant au genre peu reconnaissable, les commentaires à son sujet ne seront pas les mêmes selon le pyjama. Si celui-ci est rose, on s’extasiera sur cette petite fille fine et délicate. S’il est bleu, on admirera chez le même enfant la robustesse et la tonicité ! », détaille la psychologue. Jeux, habits, décoration de leur chambre : les bébés, très tôt, évoluent dans un milieu physiquement différencié. Résultat : quand, à la crèche, plusieurs types de jouets leur sont présentés, les filles âgées de 24 mois choisissent de préférence les jouets dits « féminins », les garçons ceux dits « masculins ».
Une fois en âge de définir leur identité sexuée, les enfants, bien souvent, accentuent encore la différence. Le milieu familial y est pour beaucoup. En France, les dernières observations de l’Institut national d’études démographiques (INED), publiées en avril 2009, ont montré que les tâches domestiques sont encore largement assurées par les mères. Le discours a beau être égalitaire, les femmes ne sont toujours pas des hommes comme les autres. Et les petits, filles ou garçons, ont tôt fait de le savoir. Sans parler de l’influence des pairs, très importante dès l’école. Combien de parents, fermement décidés à ne pas habiller leur fille en rose, durent céder parce qu’elle voulait faire « comme les copines » ?
Filles plus bavardes, garçons plus agressifs : maintes fois vérifiés, ces clichés sont-ils amenés à disparaître à la prochaine génération ? Pas si sûr. Les stéréotypes culturels ont de solides racines. Et la part du déterminisme biologique, pour être faible, n’en est pas moins réelle. « Dans les trois premiers mois de vie, il se produit chez les garçons une poussée d’hormones mâles très importante », précise Bernadette Rogé. Pour cette psychologue clinicienne de Toulouse, aujourd’hui reconnue pour ses travaux sur l’autisme, un événement de cet ordre, bien que temporaire, peut être lourd de différences. Plus calmes dans les premiers mois de leur vie, les petites filles mettraient beaucoup plus d’énergie à sourire, à vocaliser... Attitudes qui seraient renforcées par leur environnement social, et ainsi de suite. Par une sorte de spirale évolutive, on arriverait finalement à des dynamiques de construction identitaire très éloignées chez les filles et les garçons.
Un peu de nature, beaucoup de culture... Et si l’essentiel était de séparer ce qui relève de la différence et ce qui ressort des inégalités ? « Dans nos sociétés occidentales, la socialisation sexuée est encadrée par un double modèle, celui de la croyance en la différence »naturelle« des sexes et celui de l’aspiration à l’égalité des hommes et des femmes », souligne la sociologue Michèle Ferrand (laboratoire Cultures et sociétés urbaines du CNRS). Une contradiction que les éducateurs de Järfälla ont bien l’intention de résoudre : pour permettre aux petits Suédois de profiter en toute tranquillité des jeux de « l’autre sexe », ils ont instauré dans l’école deux temps non mixtes d’une heure trente par semaine.
Catherine Vincent
A LIRE
Cerveau, Sexe & Pouvoir de Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys. Ed. Belin 2005, Quoi de neuf chez les filles ? de Christian Baudelot et Roger Establet. Nathan, 2007.
Féminin Masculin de Michèle Ferrand. La Découverte, « Repères » 2004.
* Article paru dans l’édition du 07.08.09. LE MONDE | 06.08.09 | 14h53 • Mis à jour le 07.08.09 | 07h41.
Ni lui ni elle... alors qui ?
Leur nom même résiste au consensus. Hermaphrodite ? Troisième sexe ? Porteur d’une « ambiguïté génitale » ? Eux préfèrent les termes « intersexué », « intersexe » ou « intergenre » - aucun ne les satisfait tout à fait. Mi-hommes mi-femmes, ils sont nés avec une malformation des organes génitaux. Un clitoris trop gros, un pénis trop petit, un vagin incomplet ou des testicules sous-cutanés, du fait d’un dérèglement hormonal ou d’une anomalie chromosomique. Beaucoup ont subi dans leur prime enfance une opération chirurgicale aux résultats souvent salutaires, parfois catastrophiques. Tous se sont demandé, avec plus d’acuité que les autres, ce que c’était que d’être une femme, d’être un homme. Ce qu’ils étaient, eux. Que leurs parents avaient vu naître sans qu’ils ressemblent ni à une fille ni à un garçon.
Longtemps, leur témoignage fit défaut. Il fallut attendre Michel Foucault, et sa redécouverte des Mémoires d’Herculine Barbin, pour que s’ouvre une fenêtre sur ce qu’avait été la vie de ce « pseudo-hermaphrodite masculin » né en 1838, considéré comme une femme à la naissance, puis réassigné comme un homme, sous le prénom d’Abel, après une liaison amoureuse et un examen médical approfondi. Barbin se suicida à l’âge de 30 ans. Foucault réédita son journal intime en 1978 pour démontrer le malaise de celui qui doit se définir sexuellement. Un questionnement du genre aujourd’hui repris et élargi par la philosophe américaine Judith Butler, qui envisage une multiplicité d’identités sexuées.
A mesure que se développaient, dans les années 1990, les courants gay, lesbien et transsexuel, dont Judith Butler est devenue l’icône, un mouvement de protestation émergea aux Etats-Unis contre la normalisation médicale subie par les intersexués. Plusieurs associations se créèrent en Amérique, mais aussi en Europe. Les plus militantes d’entre elles faisant notamment pression pour que les médecins cessent d’opérer systématiquement les nouveau-nés atteints de malformations génitales, et attendent que ces derniers soient adultes pour choisir leur genre. Voire pour ne pas choisir.
Pour comprendre les enjeux de ce débat identitaire et sociétal, il faut préciser ce que les médecins appellent officiellement, selon un consensus international adopté en 2005, les Desorders of Sex Development (DSD). Toutes causes confondues (on en dénombre une trentaine), ils concernent en moyenne une naissance sur 5 000 en France - soit environ 200 nouveau-nés par an. Dans l’hémisphère Nord, plus de 50 % de ces DSD sont dus à une maladie des surrénales, appelée hyperplasie surrénalienne congénitale. Ces petites glandes situées au-dessus du rein fabriquent trop d’androgènes (hormones mâles), ce qui virilise les embryons féminins XX.
Cette affection présentant par ailleurs un risque vital, un traitement à vie, à base de cortisone, est indispensable pour compenser le dérèglement des surrénales. Moyennant quoi les petites filles atteintes de ce trouble se développeront normalement et seront fertiles.
Assez fréquent lui aussi, le syndrome d’insensibilité aux androgènes, qui affecte les embryons masculins XY, se caractérise par une absence de récepteurs aux androgènes. Si l’absence est totale, l’enfant deviendra une femme stérile XY. Si elle est partielle, il est alors difficile de déterminer si l’enfant, en grandissant, sera plutôt de phénotype masculin ou féminin.
Dans tous les cas, les personnes atteintes de DSD naissent avec des organes génitaux atypiques. Ils ne sont pas malades, mais nécessitent, pour accéder à une sexualité « normale » - notamment pour être fertiles, ce que plus de 60 % d’entre eux peuvent aujourd’hui espérer -, une ou plusieurs interventions chirurgicales.
Faut-il faire ces opérations, et à quel moment ? C’est toute la question. Lorsqu’un DSD est détecté à la naissance, la pratique médicale courante dans les pays occidentaux consiste à opérer l’enfant, après un bilan ayant permis de lui assigner l’un des deux sexes et de l’élever dans ce sens. Les associations de défense des droits des intersexués, elles aussi, considèrent qu’un sexe « d’élevage » doit être attribué au plus tôt. Mais elles demandent qu’il n’y ait pas, dans un premier temps du moins, de recours à la chirurgie.
Le corps médical évoque les souffrances psychiques des parents et des enfants qui, non opérés, verraient croître le fossé entre leur corps et leur identité sociale ? Elles rétorquent que c’est faire peu de cas des souffrances physiques de ceux qui, après avoir subi parfois plusieurs opérations mutilantes, n’accèdent pas pour autant à une sexualité épanouie. Quand ils ne découvrent pas, une fois devenus adultes, que le sexe qu’on leur a assigné n’aurait pas été celui de leur choix.
« Ce débat est complètement biaisé, et il est en train de s’éteindre », affirme le docteur Claire Fékété, chef du service de chirurgie pédiatrique viscérale de l’hôpital Necker Enfants Malades (Paris) et spécialiste de ces malformations. « Il a été initié par des adultes de 30-40 ans, eux-mêmes porteurs de DSD, qui avaient été traités et opérés à une époque où on ne disposait pas des moyens thérapeutiques actuels, et qui demandaient à juste titre qu’on ne fasse rien plutôt que cela. Mais les progrès, depuis, ont été considérables, dans le diagnostic comme dans le pronostic. La cause d’un DSD peut aujourd’hui être identifiée dans 85 % des cas. Et la plupart du temps, on peut alors évaluer de façon assez formelle comment l’adulte se comportera après la puberté. »
Faut-il pour autant opérer ? « Nous expliquons aux parents que nous avons la possibilité, par une intervention chirurgicale, de mettre l’aspect et les organes de leur enfant en concordance avec le sexe d’élevage proposé, au moment qui leur conviendra, poursuit-elle. Et je peux vous dire que, dans la majorité des cas, les parents souhaitent une intervention précoce. Ils commencent parfois par vouloir attendre un peu, mais ils reviennent trois mois plus tard. » Trop douloureux de devoir confier à la crèche, à une nourrice, un enfant aux organes génitaux non conformes. Trop difficile d’assumer la confusion des genres.
« Qu’il y ait enfin des associations de patients qui s’expriment et disent ce qu’ils ressentent, je trouve ça formidable. Mais lorsqu’elles demandent à ce qu’on laisse les gens choisir, elles ne tiennent pas compte de la demande pressante des parents », renchérit Claire Bouvattier, pédiatre endocrinologue à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul (Paris), pour qui « notre société n’est pas du tout fabriquée pour supporter des enfants qui ne soient ni fille ni garçon ». Un constat que partage également François Ansermet, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux universitaires de Genève. Même si la position personnelle de ce psychanalyste, qui suit depuis bientôt vingt ans des personnes atteintes de DSD, a évolué sur la question de l’opération précoce.
« A mesure que j’écoutais mes patients, dit-il, j’ai commencé à comprendre que les médecins, en voulant les mettre dans une norme anatomique, leur imposent en fait une norme cicatricielle. Qu’un vagin fabriqué à coups d’opérations n’a pas de sensibilité, qu’un pénis non fonctionnel est très pénible. Et qu’il vaut parfois mieux une sexualité hors normes qu’une adéquation à la pénétration, si celle-ci doit être au prix d’une insensibilité des zones génitales. » Aujourd’hui, François Ansermet prône que la question de l’assignation à un sexe ou à un autre « reste ouverte et soit examinée au cas par cas ». Il insiste sur l’importance que revêt, dans ce domaine, la prise en charge globale de la famille et de l’enfant. Tout comme Claire Fékété, pour qui « l’information des parents doit être totale, claire et complète, et doit être donnée régulièrement à l’enfant dès qu’il est en âge de l’entendre ».
Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme ? Au-delà de la prise en charge médicale, la question de fond que posent ces troubles de l’identité sexuelle reste peu débattue en France. L’excellente enquête sur l’« intersexuation » que vient de publier le journaliste indépendant Julien Picquart, Ni homme ni femme, n’en prend que plus d’intérêt. Pour la première fois, une quinzaine de personnes y racontent leur quotidien, leur parcours, les traitements qu’ils ont reçus, leur vie sentimentale et sexuelle. Leurs pathologies sont différentes, leur âge, leur contexte familial et social également. Mais leurs questions sont toujours les mêmes. Quelle importance doit-on accorder aux organes génitaux ? N’y a-t-il vraiment que deux sexes ? Jusqu’à quel point peut-on décider de son devenir, au-delà de ce qui nous détermine ?
« Pour tous, la plus grande souffrance provient du silence, du non-dit », affirme Julien Picquart. Utopiste revendiqué, il veut croire qu’« une autre approche des variations du développement sexuel est possible, via une autre conception du sexe et du genre, une autre définition de l’humanité ».
Accepter sereinement de ne pas cantonner l’être humain à un sexe ou à un autre, cela reviendrait à étendre un peu plus le champ des possibles. Celui, donc, de notre liberté. Au-delà du masculin, du féminin.
Catherine Vincent
A LIRE
Ni homme ni femme. Enquête sur l’intersexuation de Julien Picquart. Ed. La Musardine, 240 p., 16 €.
Défaire le genre, de Judith Butler. Ed. Amsterdam, 2006.
Mes souvenirs. Histoire d’Alexina/Abel B., d’Herculine Barbin. Ed. La Cause des livres, 2008.
* Article paru dans l’édition du 09.08.09. LE MONDE | 08.08.09 | 14h40 • Mis à jour le 08.08.09 | 14h40.