Bogota Correspondante
« A ce jour, les combattants démobilisés ont avoué 27 382 crimes, dont 22 130 homicides, 1 867 disparitions forcées, 719 enlèvements... » Le procureur Luis Gonzalez égrène les chiffres d’une voix fatiguée. Depuis quatre ans, il dirige, au sein du parquet colombien, l’unité « Justice et paix » chargée de recueillir les aveux des paramilitaires démobilisés et de faire la lumière sur leurs crimes passés.
« Jamais nous n’aurions pu imaginer ce déferlement de confessions. Et nous n’en sommes qu’au début », soupire M. Gonzalez. Les chiffres cités seraient « la pointe de l’iceberg ». Ainsi, « un paramilitaire, Sergio Manuel Cordoba, a expliqué avoir tué »en moyenne« dix personnes par jour pendant plusieurs années, pour un total de 15 000 victimes ». Le parquet a recensé 250 000 crimes (massacres, assassinats, viols, enlèvements, tortures) susceptibles d’être attribués aux milices d’extrême droite.
Plus encore que les chiffres, les récits disent l’ampleur du drame. « Des paramilitaires ont avoué avoir décapité leurs victimes ou dépecé les cadavres à la tronçonneuse, d’autres ont joué au foot avec les têtes. Dans les départements de Santander et de Cordoba, nous avons trouvé des fours crématoires. Des centaines de cadavres, peut-être des milliers, ont disparu dans les eaux des grands fleuves », raconte M. Gonzalez. Plusieurs juges d’instruction ont été mis en arrêt maladie, incapables d’écouter plus avant ces témoignages.
Réunis dans les années 1990 au sein des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), les paramilitaires proclament leur volonté d’en finir par tous les moyens avec les guérillas d’extrême gauche. La lutte pour le contrôle de la drogue attise une guerre que la population civile paye cher. En 2002, les chefs paramilitaires acceptent de négocier avec le gouvernement du président Alvaro Uribe le désarmement de leurs hommes. Ainsi, 32 000 « paras » vont déposer les armes et, pour la plupart, retrouver immédiatement la liberté.
Adoptée en 2005, la loi dite « Justice et paix », contestée par les défenseurs des droits de l’homme, plafonne à huit ans les peines de prison applicables à ceux qui accepteraient d’avouer leurs exactions et de rendre les biens acquis par la violence. Quelque 3 800 paramilitaires ont accepté de s’y soumettre, mais seuls 600 sont passés aux aveux.
« Des centaines de mères de famille ont enfin pu récupérer les restes de leur fils disparu, des milliers de victimes ont enfin écouté la vérité. Et c’est fondamental », souligne M. Gonzalez. Au total, 1 997 fosses ont été retrouvées sur la base des témoignages des paramilitaires et 2 439 corps exhumés. Mais sur ce macabre total, seuls 631 corps ont été identifiés. Des centaines de témoignages n’ont débouché sur aucune instruction. Après trois ans, seule une condamnation a été prononcée. « La loi Justice et paix a montré ses limites », affirme Gerson Arias, analyste de la fondation Idées pour la paix.
« Il est permis de se demander si les paramilitaires n’ont pas fait de l’avalanche d’aveux une stratégie pour asphyxier la justice », s’interroge M. Arias. « Nous disposons de moyens humains et budgétaires importants », note M. Gonzalez. Plus d’un millier de personnes travaillent sous ses ordres. Mais la tâche est titanesque.
« Les chiffres restent très en deçà de la réalité, estime Ivan Cepeda, président de la Commission nationale des victimes. Plus grave, le noyau dur du paramilitarisme n’a pas été démantelé. La lumière reste à faire sur les complicités politiques et militaires et sur les soutiens économiques dont ont bénéficié et continuent de bénéficier les autodéfenses d’extrême droite. »
Les aveux des paramilitaires ont pourtant conduit la justice ordinaire à poursuivre leurs complices. Plus de 200 personnalités politiques - 28 sénateurs, 16 députés, 17 gouverneurs, 120 maires et 18 conseillers municipaux - font l’objet d’une enquête. Cent quarante militaires sont aussi sur la sellette. « Là aussi, il ne s’agit probablement que d’un début », admet M. Gonzalez.
L’extradition, en mai 2008, de 13 chefs paramilitaires, demandés par la justice des Etats-Unis pour trafic de drogue, complique la tâche du parquet. Le gouvernement a pris la décision d’extrader ces détenus au motif qu’ils continuaient de leur cellule à diriger leurs réseaux mafieux. « Mais c’est la vérité qui a été extradée », assure un jeune juge d’instruction. Et de rappeler : « Ce sont ces chefs qui négociaient avec les élites locales et avec les militaires ». Les « confessions à distance » par téléconférence sont difficiles et coûteuses à organiser. Faute de bénéfices judiciaires, les chefs paramilitaires n’ont plus aucune raison d’avouer.
Seules les organisations de défense des droits des victimes s’en inquiétent. « L’apathie de la société colombienne est inimaginable, remarque M. Gonzalez. La presse, ou du moins une partie, tente de faire son travail, mais l’horreur s’est banalisée et l’opinion publique ne réagit plus. La guerre menée par les paramilitaires a duré plus de vingt ans, c’est très long ». Le procureur soupire une nouvelle fois en concluant : « Et dire qu’il manque encore les aveux de toute la guérilla... »
Marie Delcas
25 ANS DE TERREUR
Années 1980 Les premières milices antiguérilla apparaissent, au service des narcotrafiquants et de grands propriétaires terriens.
1997 Carlos Castaño fédère les milices au sein des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) et les dote d’un discours politique.
2002 Le président Alvaro Uribe promet de vaincre la guérilla. Les paramilitaires décrètent une trêve.
2003-2005 32 000 paramilitaires déposent les armes.
2006 Le gouvernement envoie en prison 59 chefs paramilitaires.
2007 Six parlementaires sont mis en examen et emprisonnés sur la base des aveux des paramilitaires. C’est le début du scandale de la « parapolitique ».
2008 Treize chefs paramilitaires sont extradés vers les Etats-Unis.
2009 Diego Murillo, alias « Don Berna », est condamné à 31 ans de prison à New York.