En effet, la Colombie est considérée comme une base avancée des USA en raison de sa situation stratégique, coincée entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, permettant grâce à la présence militaire étatsunienne sur place une surveillance de la mer des Antilles tout en gardant un œil sur le reste de l’Amérique latine. Les partis colombiens de droite ont toujours veillé à ce que la gauche politique et les mouvements sociaux colombiens restent en dehors du pouvoir politique. En cela, la victoire du ticket Petro/Marquez constitue une rupture avec l’histoire contemporaine du pays.
Crédit Photo. Manifestation sur la Plaza de Bolívar de Bogota contre la destitution de Petro en 2014. © Juan Carlos Pachón / Wikimedia commons
L’exception colombienne
On pourrait facilement croire que la Colombie ayant toujours été gouvernée à droite, son peuple soit resté en dehors des soubresauts du monde latino-américain. En effet, la droite est au pouvoir sans discontinuer et le pays n’a pas été touché par la « vague progressiste » du début des années 2000. Mais alors comment comprendre que dans ce pays se soient installées deux des plus puissantes guérillas du continent, avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et l’ELN (Armée de libération nationale) ?
L’explication remonte à 1948, date de l’assassinat du libéral Jorge Eliécer Gaitan, où la bourgeoisie la plus conservatrice a déclenché une vague d’exécutions de masse contre l’opposition et tout ce qui se rapportait de près ou de loin à des organisations sociales. Cette période de l’histoire colombienne, la Violencia, va durer jusqu’aux années 1960 et faire entre 100 000 et 300 000 morts. C’est durant ces années que la gauche colombienne va faire le choix de la survie et opter pour la lutte armée. Les FARC vont se constituer à partir du Parti communiste colombien tandis que l’ELN se crée plutôt autour des partisans de la révolution cubaine, notamment guévaristes, et de chrétiens de la Théologie de la Libération, adeptes de Camilo Torrès. Même la gauche nationaliste va se retrouver obligée d’opter pour la clandestinité, totale ou partielle. C’est par exemple le cas du M-19 (Mouvement du 19 avril) qui a déposé les armes en 1990 et dont est issu Gustavo Petro.
Une tentative de retour à la vie politique légale a été tentée par les FARC à partir de 1984 avec la création de l’Union Populaire. Mais ses militants seront pourchassés. Un rapport du Centre national de Mémoire historique a répertorié 4 153 militants assassinés entre 1984 et 2002 [2]. Rien d’étonnant à que les organisations armées aient pu subsister, la population ne voyant aucune issue démocratique et légale à ses revendications, toute demande sociale débouchant sur une répression féroce.
C’est à cause de cette guerre interne que va se développer en Colombie une forme particulière d’État, avec des forces armées principalement engagées dans la lutte contre « l’ennemi intérieur » et la création de groupes paramilitaires, utilisés par le pouvoir pour les tâches « non officielles », tout cela le plus souvent en alliance avec les groupes de narcotrafiquants [3]. Malgré cette situation délétère, les USA se sont s’appuyés sur le pouvoir colombien pour développer une forte présence militaire au prétexte de la « lutte anti-drogue », renforcée avec la signature du Plan Colombie en 1999, plan qui entre en vigueur en 2001. Derrière l’objectif annoncé de développer le pays et de lutter contre les inégalités sociales et le trafic de drogue se cache un motif tout autre : désarmer les organisations de guérilla, en premier lieu les FARC, et maintenir la Colombie sous domination US [4]. Depuis cette période se sont succédé des gouvernements dont les programmes se limitaient à plus ou moins de surenchère dans leur engagement à lutter contre le « terrorisme », la palme du cynisme revenant au président Alvaro Uribe, ancien maire de Medellin, intimement lié au narcotrafic, élu en 2002 pour éradiquer la guérilla. Durant ses deux mandats, il favorisera le développement des groupes paramilitaires qui multiplieront les exactions, en particulier dans les campagnes, jalonnées d’exécutions sommaires, de destruction de cultures par épandage chimique et de déplacement de populations.
Mais cette guerre contre les FARC sera un échec : la guérilla existe toujours et la population colombienne revendique de plus en plus ouvertement que s’engagent des pourparlers de paix. C’est une des explications à la victoire en 2010 du successeur d’Uribe, Juan Manuel Santos, artisan de l’accord de paix signé entre le gouvernement colombien et les FARC en 2016. La droite « uribiste » tente de saboter cet accord et cherche à le détourner pour désarmer les FARC tout en préservant l’essentiel des groupes armés de droite qui font régner la terreur dans les campagnes. Cette situation est utilisée pour mener une campagne de dénonciation de l’accord de paix, d’autant plus efficace que cette paix semble hors de portée [5].
Dès lors, lván Duque, candidat ultraconservateur aux élections présidentielles de 2018 et prête-nom d’Uribe, n’a eu de cesse de reprendre cette revendication, largement partagée par les médias colombiens. Dès son élection, il a repris la politique de répression de son mentor, et en 2021 les organisations internationales n’ont pu que constater que seulement 30 % des dispositions de cet accord étaient mises en œuvre.
Nouvelles formes de domination et résistances
Pour comprendre ce triptyque signature/dénonciation/relance de l’accord de paix, il faut revenir sur les modifications profondes de l’économie colombienne. Comme dans le reste du continent, des réformes néolibérales ont été mises en œuvre en Colombie, et durant la dernière décennie du XXe siècle ont été mises en chantier les réformes du marché du travail, l’allègement de la fiscalité, et le désengagement de l’État dans les dépenses sociales. Outre ce copier-coller des recettes néolibérales, l’État colombien a décidé de transférer une grande partie de ses politiques sociales vers les entités administratives locales ou régionales, renforçant le clientélisme ambiant.
Mais derrière ces réformes se cache aussi une modification profonde du capitalisme colombien. Le principal vecteur de croissance et d’exportation n’est plus l’agriculture (en particulier le café), mais le secteur minier, qui va rapidement devenir dominant et attirer les investisseurs étrangers. La Colombie va entrer dans le cycle d’une économie rentière soumise au marché mondial. Cependant l’exploitation minière nécessite des prospections et surtout la sécurisation des lieux d’extraction, rendue difficile par la présence de groupes armés sur une partie non négligeable du territoire. Deux solutions très différentes pour sécuriser ce modèle de développement primaire se présentaient. La première consistait à mener une lutte à mort contre ces groupes – c’est un enjeu prioritaire du Plan Colombie. C’est cette stratégie qui a été choisie par la bourgeoisie colombienne en appuyant la candidature d’Alvaro Uribe pour l’élection présidentielle de 2002. La deuxième solution s’est imposée à la suite de l’échec de cette méthode : négocier un accord de paix ouvrant la porte à la circulation libre dans les zones de future exploitation. C’est ce qui a été mis en œuvre par le nouveau président Santos, élu en 2010 et réélu en 2014, stratégie à nouveau dénoncée ensuite par son successeur lván Duque, élu en 2018.
Les effets de cet extractivisme sont rapidement devenus une cause des mobilisations des peuples indigènes qui exigent de rester sur leurs territoires ancestraux et dénoncent les conséquences sociales, sanitaires et environnementales de ce nouveau modèle productif. Commencent ainsi à émerger des connexions entre ces mouvements issus des campagnes, celui de la jeunesse urbaine, sensible aux luttes pour la défense de l’environnement et le mouvement syndical en lutte contre la flexibilisation accrue du travail et les ravages sociaux causés par le néolibéralisme. S’il y a eu des grèves étudiantes, en 2011 et 2018 notamment, la forte mobilisation d’avril/mai 2019 est une lutte globale contre les mesures antisociales d’Yvan Duque, en particulier contre sa réforme fiscale, mais aussi contre la privatisation des caisses de retraite et la nouvelle réforme du code du travail. Cette révolte populaire tend à unifier l’ensemble des secteurs sociaux contre la politique du gouvernement. Elle est suivie par celle de 2021, qui prend la forme d’une grève générale massivement suivie, dans la continuité de celle de 2019. Si le gouvernement abandonne son nouveau projet de réforme fiscale après quelques jours de manifestations et de grèves qui paralysent le pays, la mobilisation continue car les manifestants revendiquent aussi la fin des inégalités sociales et de la corruption et obtiennent l’abandon de la réforme néolibérale du système de santé [6]. La réforme fiscale est d’autant plus contestée qu’il s’agit de généraliser l’impôt sur les revenus tout en diminuant l’impôt sur les entreprises et en augmentant le taux de TVA sur des services essentiels (eau, électricité, etc.) et sur plusieurs produits alimentaires. En refusant d’augmenter les impôts des plus riches et en élargissant l’impôt aux plus pauvres, le gouvernement d’Yvan Duque a tenté de faire payer les dettes accumulées avec la pandémie de Covid-19 par les pauvres et les classes moyennes, bien que le taux de pauvreté ait augmenté d’un tiers entre 2020 et 2021.
Rapidement cette conjonction de fait des luttes sociales pointe du doigt un adversaire commun : les politiques néolibérales. En faisant irruption dans le champ politique, ces mouvements sociaux ont précipité la réorganisation de la gauche politique qui s’est effectuée par tâtonnements successifs. Il y a d’abord eu la création du Pôle démocratique alternatif, coalition de forces de gauche qui va se présenter pour la première fois aux élections présidentielles en 2006. Mais il y a aura surtout la création du Pacte Historique en 2021, coalition de sept organisations, qui va amener à la victoire de Petro.
Le PH en regroupant en son sein des animateurs nationaux et locaux de ces luttes et en présentant leurs candidatures pour les élections générales de 2022 a réussi à devenir hégémonique au sein des secteurs sociaux en lutte. Par cette imbrication, le Pacte Historique représente une fusion réussie entre les mouvements sociaux qui ont mobilisé largement en 2019 et 2021 avec des militants et courants politiques de gauche.
Des mobilisations à la victoire électorale
Malgré l’opposition de la bourgeoisie et le déchaînement des médias contre les mobilisations sociales et les candidatures de gauche lors des élections de 2022, le ticket Petro/Marquez a gagné les élections présidentielles. Pourtant, la droite n’a pas été avare de jeter l’anathème sur la présence de Francia Marquez comme candidate à la vice-présidence et hurlait à la provocation [7]. Le Pacte Historique a réussi ce tour de force en articulant d’un côté la forte aspiration populaire à la paix avec sa promesse de relancer l’accord de 2016, et de l’autre côté un catalogue de mesures anti-néolibérales. La stratégie qui consistait à partir des aspirations exprimées par les mobilisations « d’en bas » pour construire un nouvel outil politique conçu comme débouché des revendications des luttes sociales a été payante.
Cette première victoire de la gauche dans l’histoire de la Colombie a accentué la crise de la droite, une droite secouée par les mobilisations de 2019 et 2021, partagée sur la question de l’accord de paix, et qui a mené une campagne hystérique avec les médias contre la candidature de Petro. Au point que c’est le candidat « trumpiste » Rodolfo Hernández qui est arrivé en tête de la droite au premier tour, balayant les partis traditionnels [8]. Mais après la victoire de Petro, la bourgeoisie a compris qu’il fallait éviter de tomber dans une situation à la brésilienne avec un Bolsonaro qui a réussi à se mettre à dos la plus grosse partie du patronat brésilien. Pour cette raison, le Consejo GremiaI Nacional (CGN), principale organisation patronale colombienne, a invité Petro dès le 19 juin à « intégrer un programme commun qui vise l’union de notre pays et le développement social et économique de la Colombie [9] », prenant ainsi la place de la droite politique, défaite, divisée et en pleine reconstruction. En réponse, le 23 août 2022, le président Petro a invité le CGN pour discuter du projet de réforme fiscale, qui devrait rapporter 11 milliards de dollars et lui permettre de financer les dépenses sociales prévues dans son programme. Il a aussi demandé au CGN d’aboutir en 2023 à un accord avec les syndicats sur la réforme du travail.
Retour vers le futur
La situation économique du pays est incertaine - même si l’OCDE prévoit une croissance du PIB qui dépasserait les 6 % car les inégalités n’ont pas cessé de s’approfondir avec un taux de chômage qui dépasse les 13 % et un taux d’emploi formel qui dépasse de peu les 50 %. Les incertitudes sur l’avenir ont incité le patronat à rechercher rapidement des garanties auprès de Petro. Cela passe par une relance des accords de paix ouvrant ainsi la voie à l’exploitation du sous-sol dans des secteurs jusque-là hors du contrôle par l’État Pour y parvenir, Petro a accéléré le processus et cherche à le généraliser pour l’ensemble des groupes armés. Il a proposé son élargissement à l’ELN et déjà demandé l’ouverture de négociation avec les cartels de la drogue, promettant des peines adaptées et le refus de toute extradition aux USA [10] en échange de l’arrêt de la violence. Un des objectifs est aussi de relancer le projet de réforme agraire, dont une partie est prévue dans l’accord de paix mais n’a jamais été mise en œuvre.
Minoritaire au Parlement, pour arriver à ses fins, le gouvernement Petro compte sur une partie de la droite, en particulier celle qui a soutenu Santos. En composant son gouvernement, Petro a nommé à des postes clefs des membres de partis de droite, issus de l’opposition, voire d’anciens ministres des gouvernements précédents et affirme ainsi sa volonté de s’associer à une droite anti-Uribe [11]. D’un point de vue plus global, cette action repose sur sa conviction d’une vision de la Colombie non pas comme une société capitaliste dépendante mais comme une société féodale. Pour lui, avant d’arriver à une société égalitaire il faut d’abord créer une Colombie capitaliste avec une bourgeoisie nationale développée. Pas sûr que cette vieille antienne résiste aux exigences populaires qui lui ont permis d’accéder au pouvoir [12]. Quant aux USA, bien que la politique étrangère de ce pays soit prioritairement orientée vers l’Asie en raison du conflit avec la Chine, il n’est pas certain que Biden se satisfasse de la nouvelle neutralité affichée par le président Petro, d’autant que le nouveau président colombien veut revoir l’accord de libre-échange qui le lie aux USA et a décidé de renouer les relations diplomatiques avec le Venezuela.
La Colombie de Petro s’insère dans une séquence relativement longue en Amérique latine où dans de nombreux pays, l’arrivée au pouvoir de nouveaux partis de gauche est portée par les vagues de luttes sociales qui ont précédé ces victoires électorales. Débutée en 1998 avec l’élection d’Hugo Chávez, elle semblait se refermer avec le retour de la droite en Équateur, le coup d’État contre Morales en Bolivie, la victoire de Bolsonaro au Brésil ou la défaite du Frente Amplio en Uruguay.
Pourtant, très récemment, les victoires de Boric au Chili, de Castillo au Pérou et de Petro en Colombie ont montré que nous sommes toujours dans la même séquence… mais avec de fortes nuances. Le discours anti-impérialiste de la première vague s’est largement estompé et ces trois nouveaux présidents sont bien plus enclins à élargir leur majorité vers une partie de la droite. Ces trois nouveaux élus sont empêtrés dans leur choix de respecter des institutions alors qu’aussi bien Chávez que Correa ou Morales avaient fait le choix politique, pour modifier la donne, de convoquer immédiatement une assemblée constituante en s’appuyant directement sur les mobilisations sociales qui ont suivi leurs victoires [13]. Petro a décidé de ne pas profiter de la fenêtre ouverte par la défaite de la droite pour avancer son avantage en s’appuyant sur l’euphorie provoquée par sa victoire au sein de la population.
Du point de vue du pouvoir politique, les espoirs de transformation sociale du peuple colombien sont désormais suspendus aux lois qui seront adoptées ou non par la coalition gouvernementale. Pas sûr que la fraction de la droite qui soutient le gouvernement et le patronat aillent dans le même sens que la population qui a massivement lutté en 2019 et 2021. Au vu de l’ampleur des mobilisations passées, pas sûr non plus que le peuple colombien se satisfasse longtemps de cet entre-deux.
Patrick Guillaudat