* Comment LKP s’est construit ?
Patrice Ganot : Un certain nombre d’actions, de réflexions ont eu lieu dans
divers syndicats. Cela fait un moment qu’il y a des tentatives de
rapprochement, des combats communs, des 1er Mai qui ont été unitaires et
d’autres un peu moins mais on a déjà eu des très belles actions unitaires.
Là, un élément déterminant, ce fut le prix des carburants. Tout le monde a
observé la flambée du prix du baril et le prix à la pompe a suivi, ce qui
n’a étonné personne, mais quand le prix du baril s’est cassé la figure et
qu’on a constaté que le prix à la pompe ne baissait pas, ça commençait à
faire débat. Par exemple un collectif d’usagers de la route s’est constitué,
a appelé à un boycott. Ça n’a pas été tellement suivi, mais la colère
montait. Le syndicat majoritaire chez nous, l’Union générale des
travailleurs guadeloupéens (UGTG) a appelé les autres syndicats, les partis
politiques progressistes et des associations, notamment le Mouvman kiltirel
Akiyo [1] — qui n’est pas seulement un mouvement carnavalesque, c’est
beaucoup plus que ça — à une réflexion sur ce prix et sur l’action à
conduire.
En même temps, fin novembre, début décembre, en Guyane il y a eu un
mouvement très important qui a duré 3 semaines, les élus en tête, et toute
la Guyane était bloquée pour obtenir cette baisse des prix.
En Guadeloupe donc, l’UGTG a appelé à un mot d’ordre de grève générale qui
devait démarrer le 16 décembre, grève reconductible déjà à l’époque.
Probablement pour couper l’herbe sous les pieds au mouvement — car l’UGTG
n’était déjà plus seule, en particulier mon syndicat, la Centrale des
travailleurs unis (CTU) l’avait rejoint, trois secrétaires de chez nous ont
participé aux réunions — des sociaux-professionnels (qui ont les moyens, les
transports en commun etc.) ont lancé un mouvement comparable à celui de la
Guyane qui a duré trois jours et à l’issue de ces trois jours un accord a
été trouvé : le prix à la pompe a effectivement baissé. Très intelligemment
notre collectivité a su aussi faire baisser le prix des bouteilles de gaz,
ce qui apparemment ne s’est pas fait alors en Martinique. C’est astucieux,
car il y a quand même des foyers qui n’ont pas d’engins motorisés et pour
qui la bouteille de gaz est la seule référence au prix du carburant. On a
donc obtenu ça en Guadeloupe et on pourrait se dire que tout le monde était
content.
Sauf qu’il y a de toute façon un malaise beaucoup plus profond que le seul
prix du carburant. La CTU en particulier a dit qu’on ne peut s’y limiter,
car d’autres prix posent problème et enclenchent une cherté anormale de la
vie. Donc la plate-forme sur la cherté de la vie s’est élargie, dès ce
moment-là. De plus on a vite fait comprendre à la population qu’elle s’était
fait gruger, car c’est le Conseil général qui a mis une somme importante
dans la balance pour permettre la baisse du prix, alors que la SARA [2] n’a
pas bougé d’un iota. Donc on nous a baissé le prix en prenant sur nos impôts
!
Le premier travail a été de dénoncer cette mascarade — nous étions en
décembre, à la veille de la période carnavalesque qui chez nous commence en
janvier — et donc le groupe, qui était alors composé de 15 organisations, a
décidé de maintenir le mot d’ordre de grève reconductible pour le 16
décembre.
Il y a eu un meeting le lundi 15 décembre, la veille du mouvement. En y
arrivant j’ai tout de suite vu que quelque chose était en train de basculer
Ça se sentait, les discours, les réactions du public : quelque chose
démarrait. On était rentré dans un processus qui n’était plus la petite
revendication à la petite semaine, quelque chose de beaucoup plus profond
commençait.
Du coup j’ai appelé mes camarades, notamment de la CTU qui étaient en
retrait — parce que comme partout ailleurs il y a aussi des conflits
syndicaux, parfois très lourds — et nous avons réuni les militants de base,
qui parfois ne comprenaient pas comment la CTU était rentrée dans cette
unité, car il y avait des passifs… Mais il y a eu trois réunions avec nos
camarades militants de base, pour les convaincre qu’il fallait oublier tous
les passifs, qu’il y avait un important mouvement de fond qui commençait et
qu’il fallait qu’on y aille… tout en gardant notre identité CTU vis-à-vis
de l’UGTG et en y apportant nos compléments, y compris dans la stratégie.
J’ai l’impression que la même chose a eu lieu au sein de la CGTG, qui elle
aussi est rentrée en mouvement, mais là aussi la communication n’avait pas
si bien circulé auparavant... Le problème de l’unité syndicale ne se posait
pas de la même manière au sein de l’UGTG, car ce sont eux qui ont pris
l’initiative donc ils étaient mieux préparés en interne.
Dès le 16 décembre il y a eu une grande manifestation à Pointe-à-Pitre, qui
avait pour but de se faire recevoir par le sous-préfet. Il y a eu des
hésitations, le sous-préfet ne voulait pas recevoir 15 personnes mais une
délégation plus restreinte, mais nous avions exigé de rentrer à 15 — les
représentants de toutes les organisations participantes — et nous avions
tenu bon, refaisant un tour de Pointe-à-Pitre et bloquant les grands
boulevards. Finalement la délégation des 15 a été reçue par le sous-préfet.
Mais en sortant elle a annoncé que ce dernier n’était pas en mesure de
répondre.
A ce moment la liste de revendications n’était pas encore complète, c’était
une liste beaucoup plus restreinte.
Le 17 on est descendu à Basse-Terre, re-manifestation, on demandait d’être
reçus par le préfet, qui ne voulait pas, car il faisait son arbre de Noël.
C’est au moment où l’on commençait à disloquer le mouvement, vers 19h, qu’il
nous a fait savoir qu’il était prêt à nous recevoir. Nous lui avons alors
répondu que nous n’étions pas des pantins et que nous avons décidé de
partir.
Ce qui est alors important c’est la maturité des dirigeants du mouvement,
qui ne sont pas tombés dans le piège du jusqu’au-boutisme — même si certains
tentaient d’y pousser — disant qu’il ne faut pas qu’on fasse n’importe quoi.
Il a donc été décidé de suspendre le mouvement ce 17 décembre et de reporter
le lancement d’une grève générale reconductible au 20 janvier. Pour deux
raisons évidentes : la première, c’est qu’on approchait des fêtes de Noël
avec quand même une petite satisfaction, imparfaite certes, mais on avait
obtenu quelque chose sur le prix de l’essence ; la seconde c’est qu’on
s’était bien rendu compte que la mobilisation n’était pas encore parfaite.
Ce qui a donc été décidé, c’est qu’on se quittait tous et que chacun
endossait le rôle de militant particulièrement convainquant pour aller dans
ses entreprises, dans sa famille, voire ses amis et expliquer la nature du
mouvement qu’on comptait lancer. Ceci a payé. A partir de là on a vu arriver
d’autres groupes et associations diverses et variées et, évidemment, le
mouvement grandissait et la plate-forme s’étoffait.
C’est de cette manière que nous sommes parvenus à lancer le mouvement le 20
janvier, avec tous les syndicats, des associations, des partis, les
agriculteurs, les locataires, les consommateurs… en tout une cinquantaine de
groupes. Du coup dans ce qui a pris le nom du LKP — Liyannaj Kont
Pwofitasyon (Mouvement contre la surexploitation, en créole) — on retrouve
vraiment toute la Guadeloupe… à l’exception des grands patrons… C’est ce qui
a fait la force et la cohérence de ce mouvement.
* Comment cette grève s’organise dans un pays où il n’y a pas de grandes
concentrations ouvrières, donc d’usines occupées qui seraient naturellement
le lieux de centralisation du mouvement, comment fonctionne son
auto-organisation ?
Patrice Ganot : La Guadeloupe est effectivement très « tertiairisé » et les
fonctionnaires représentent une force importante. Il y avait déjà des
conflits salariés dans certaines entreprises. Comme en France, il y avait un
conflit dans l’éducation nationale et, par exemple, la FSU était en grève.
La FSU, avec ses revendications propres, a donc rejoint le mouvement et
c’est le cas de l’ensemble des fonctionnaires. Il y a eu une grève
généralisée dans la plupart des petites entreprises qui constituent le tissu
social de la Guadeloupe et dans la fonction publique. Évidemment de cette
manière la Guadeloupe était tout de suite paralysée. On n’a pas de grandes
industries, sauf l’industrie sucrière, qui évidemment aurait dû démarrer la
récolte — c’est la période — et qui était bloquée car il n’y avait pas de
coupe de canne...
Ce qui est important aussi, c’est que les quatre syndicats agricoles — et là
aussi il y avait un passif accumulé, des conflits, les élections de la
chambre d’agriculture ne sont pas loin… il y a des bagarres entre les
syndicats — ont endossé le même tee-shirt, avec le même discours repris de
l’un d’entre eux : « Pou jaden annou pa pousé si bato » (« Pour que notre
jardin ne soit pas cultivé sur un bateau »), ce qui veut dire que ce sont
les agriculteurs qui doivent produire pour la Guadeloupe et qu’il n’est pas
question que ce soient les bateaux qui nous apportent notre alimentation…
Les quatre syndicats agricoles sont donc entrés dans le mouvement, mais,
bien entendu, eux travaillent, car il n’est pas question de tenir une grève
durant six semaines si on n’est pas nourris, surtout que les grandes
surfaces qui vendent l’alimentation importée sont bloquées. Il fallait donc
une alternative sur le plan local. Il y a donc eu une organisation de ce
secteur agricole, mais également de celui de la pêche, mettant en place des
marchés improvisés. Par exemple, c’est aussi très symbolique, le marché le
plus important s’est installé dans les rues qui jouxtent la Mutualité, le
centre névralgique du LKP, c’est de là que partent les manifestations, c’est
là que se font tous les meetings… Ainsi les gens qui viennent aux
manifestations, aux réunions, aux meetings peuvent aussi s’approvisionner
avant ou après, grâce à l’auto-organisation des agriculteurs et des
pêcheurs.
Je dois rappeler que la plupart des mutuelles ont été liquidées dans les
années passées, de façon assez arbitraire, même si on pouvait sans doute
trouver des raisons légales, mais il s’est passé des choses invraisemblables
avec ces mutuelles et la Mutualité fut fermée. Le groupe qui est à
l’initiative de ce mouvement avait déjà réinvesti la Mutualité, avait cassé
les cadenas, car on estime que c’est la Maison du Peuple, ce sont nos
ancêtres qui avaient créé cette Mutualité depuis l’époque esclavagiste…
* Le LKP est un collectif au niveau central. Est-ce qu’il y a des structures
dans les villages, les quartiers… ? Est-ce qu’il y a donc une forme de
structuration qu’on pourrait appeler « une démocratie de base » ou est-ce
que le mouvement fonctionne plus au travers des réseaux traditionnels, ceux
des syndicats, des associations, des partis politiques... ?
Patrice Ganot : Bien évidemment les réseaux syndicaux, associatifs,
politiques existent et émaillent le territoire, mais il y a aussi la
spontanéité des Guadeloupéens, portés par le mouvement qui le rejoignent
d’une façon ou d’une autre, créent des collectifs tout à fait nouveaux. Ce
matin encore j’ai eu au téléphone Alex Lollia qui me disait que des jeunes
s’étaient organisés de manière entièrement spontanée… On n’arrête pas de
dire que ce sont des délinquants, que ce sont eux qui foutent le feu, etc.
alors qu’il y a des centaines de jeunes qui se sont réunis, ont monté leur
propre collectif en indiquant au LKP qu’ils étaient là, qu’ils avaient leur
champ de réflexion et qu’ils étaient aussi prêts à reprendre des mots
d’ordre ou d’organiser des actions, il suffisait que le LKP les leurs
signale… Il y a plein de cas comme cela. Une effervescence ahurissante et
passionnante !
* Y a-t-il une spécificité du syndicalisme guadeloupéen ? Car pour autant
que je le comprenne, tant l’UGTG que ton syndicat, la CTU, ce sont ce qu’on
pourrait appeler « des syndicats nouveaux »…
Patrice Ganot : Nouveaux, non, pas vraiment… cela dépend ce qu’on entend par
« syndicats nouveaux » Le soubassement de tout cela c’est ce qu’on pourrait
appeler la « guadeloupéannité », c’est à dire que quelque part il y a la
conscience qu’on a quand même un pays et qu’il se passes des choses
anormales…
* L’UGTG a été crée en 1973, ce n’est pas le mouvement ouvrier traditionnel,
avec ses conservatismes bureaucratiques…
Patrice Ganot : C’est d’autant moins le mouvement ouvrier traditionnel qu’en
fait l’UGTG est née à partir de l’Union des travailleurs agricoles et de
l’Union des paysans pauvres de la Guadeloupe, donc son point de départ c’est
le mouvement rural à la fin des années 1960, qui peu à peu s’est diversifié
et est allé vers le secteur salarié. La connotation indépendantiste est
aussi là, car la création de l’UGTG a aussi été à l’origine de la création
de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG). Par
ailleurs précédemment, en 1963, la CGT est devenue la CGTG (suivant
d’ailleurs ainsi le Parti communiste, devenu aussi le PCG lorsqu’il s’est
orienté vers l’autonomie). Il y a un autre syndicat qui a été créé ensuite,
le Mouvement d’action syndicale unifié (MASU), qui a connu des divisions et
dont était issue la FASUG, mais il y a eu un rapprochement avec l’UIG CFDT
et cela a abouti en 1998 à la création de la CTU en unifiant l’ensemble de
ces syndicats. Bon nombre de ses militants viennent du Groupe révolution
socialiste de Guadeloupe, qui a décidé d’agir sur le terrain syndical. Lors
des dernières élections prud’homales — dont les résultats ont été contestés
d’ailleurs, en particulier par la CTU — l’UGTG est arrivée première avec 52
%, suivie par la CGTG et la CTU. Il faut dire que la manière dont ces
élections se sont déroulées a tendu les relations intersyndicales. Ce fut
donc d’autant plus difficile — et d’autant plus important — de parvenir à
l’unité. Mais nous y sommes parvenus, tous ensemble !
* Comment ce caractère du mouvement syndical s’est-il exprimé dans la grève
?
Patrice Ganot : En ce qui nous concerne, la CTU, dès le 20 janvier on a
commencé à faire des actions, et pendant plusieurs jours nous avions été les
seuls à le faire, en allant par exemple dans les entreprises pour conforter
les camarades en difficultés là, où les patrons faisaient pression. On y
faisait des « descentes » — pas du tout des « descentes de voyous », mais
des descentes autoritaires, au sens le plus noble du mot « autorité » — en y
organisant notamment de véritables forums où tout le monde pouvait prendre
la parole, donner son point de vue, y compris le patron. On a toujours dit
que si le patron voulait s’exprimer, il pouvait fort bien dire qu’il n’était
pas d’accord avec la grève. Car avec nous tout le monde a le droit de
s’exprimer, il n’y a pas d’exclusives… On a eu des réactions assez étonnées,
il y a même un patron, avec lequel on est souvent en conflit, qui a remercié
la CTU de la qualité de son intervention et a reconnu devant ses salariés
que le droit de grève est un droit inaliénable !