« J’ai voté Mélenchon au premier tour sans enthousiasme, désormais je m’apprête à voter Marine Le Pen pour que Macron dégage. » Sans fioritures et d’un ton désabusé, Boris, professeur dans un lycée à Saint-Denis de la Réunion, résume son désarroi de citoyen. Embêté, tout de même, parce que sa copine vient d’une autre île de l’océan Indien, le Réunionnais affirme qu’il n’aurait « jamais envisagé auparavant de voter Le Pen. Aujourd’hui, face à Macron, [il est] prêt à voter pour elle pour dégager ce président hors sol, déconnecté, complètement déconnecté de la planète Terre ».
C’est le paradoxe ultramarin de cette élection présidentielle : alors que les résultats du premier tour sont célébrés par les partisans de Jean-Luc Mélenchon et accueillis avec étonnement par les commentateurs politiques, ils ne sont pas incompatibles avec la poursuite – et la réussite – de l’opération de séduction menée dans ces territoires par la candidate du Rassemblement national (RN).
Il y a d’abord les résultats du candidat de l’Union populaire dans les départements et régions d’outre-mer. « Nous avons réalisé plus qu’un grand chelem : nous sortons en tête, partout très largement en tête, nous dépassons les 50 % aux Antilles, se consolait Younous Omarjee, député européen La France insoumise (LFI) au soir du premier tour, alors que son candidat venait d’échouer à se qualifier pour le second. Nous réalisons des scores jamais enregistrés à la Réunion pour une élection présidentielle. C’est la preuve que notre travail au Parlement européen et à l’Assemblée nationale a porté ses fruits. »
Contrairement à ce qui s’était passé en 2017, Jean-Luc Mélenchon, arrivé en tête partout, est le candidat qui a rassemblé le plus de voix dans l’outre-mer. Et de loin. Avec presque 40 % des suffrages exprimés, il a plus d’une longueur d’avance sur Marine Le Pen et Emmanuel Macron, tous deux autour de 20 %.
« Dans l’outre-mer, il a été réellement très haut, répète, encore un peu surprise, Christiane Rafidinarivo, politologue, chercheuse invitée au Cevipof-Sciences Po. Jean-Luc Mélenchon a vraiment fait campagne dans l’outre-mer. Il a fait une campagne de proximité, sur les valeurs, sur le programme. Il en a recueilli les fruits. On voit quelque chose qui se précise, un score de gauche très haut, [une gauche] beaucoup plus à gauche que celle qui a souvent été présente dans les élections intermédiaires. »
Ce qui surprend beaucoup moins la politologue, en revanche, c’est l’abstention. Dans les départements, territoires et collectivités ultramarines, elle a battu des records : 46 % à la Réunion, 55 % en Guadeloupe, 58 % en Martinique, 64 % en Guyane, 70 % en Polynésie française. « L’abstention n’est pas vraiment une surprise parce qu’on l’a vue monter lors des élections intermédiaires, confirme Christiane Rafidinarivo. C’est une tendance sur le long terme désormais. C’est massif et c’est une forme d’abstention qui n’est pas homogène, qui recouvre plusieurs raisons pour les uns et les autres. Cela rend le phénomène difficile à analyser : ce n’est pas une abstention uniquement de rejet ou de dépolitisation. Pour les candidats aussi c’est compliqué à analyser et donc cela rend difficile la mobilisation des électeurs. Cela dit, cela ne préjuge pas du taux de participation au second tour. »
Pour envisager l’étape suivante, les deux qualifié·es au second tour ne pourront pas s’appuyer sur des enquêtes d’opinion ou des sondages : ces derniers sont inexistants ou encore moins fiables dans l’outre-mer français. Cela dit, en dehors de l’abstention massive – qui a mécaniquement rendu spectaculaires les scores de Jean-Luc Mélenchon dans des bassins de population relativement réduits –, les états-majors politiques pourront s’appuyer sur des tendances de fond. Emmanuel Macron comme Marine Le Pen ont amélioré leurs scores de 2017. Ils ont pris pied dans des endroits qui leur étaient sinon hostiles, du moins indifférents.
À La Plaine-des-Palmistes, village des Hauts de la Réunion où Mediapart s’était rendu en reportage pendant la campagne électorale, les électrices et les électeurs ont été fidèles à leur ligne de vote protestataire d’extrême droite : Marine Le Pen a recueilli au premier tour 41 % des suffrages. Elle est également arrivée en tête dans les mêmes proportions à l’échelle de l’île de Mayotte. Aux Antilles, elle fait jeu égal avec Emmanuel Macron.
C’est une performance pour ce dernier puisqu’il n’était tout simplement pas perceptible sur les radars en 2017. Cette fois, il arrive en tête dans une collectivité ultramarine : la Nouvelle-Calédonie. Quelques semaines après le troisième référendum sur l’indépendance, le président-candidat a même damé le pion à sa rivale du RN en réalisant un score presque deux fois supérieur. Peu de chances, tout de même, que l’exemple calédonien soit le signe d’un désamour de l’outre-mer pour la fille de Jean-Marie Le Pen.
« Le score de Marine Le Pen à la présidentielle est loin d’être un épiphénomène, il s’est consolidé entre 2017 et 2022, elle est à 21 % en 2022 pour l’ensemble des outre-mer »,conclut Christiane Rafidinarivo. Elle est rejointe dans son analyse par Pierre-Yves Chicot, maître de conférences de droit public HDR à l’université des Antilles, avocat au barreau de Guadeloupe : « Emmanuel Macron sera très vraisemblablement battu par Marine Le Pen en Guadeloupe, sauf si ses soutiens locaux font campagne comme pour une élection municipale, s’ils font du porte-à-porte, en suppliant leur clientèle électorale de ne pas leur faire perdre la face. »
Pour ce fin observateur de la vie politique antillo-guyanaise : « En fait, il n’y a pas de différence fondamentale dans la perception de l’électorat entre extrême gauche et extrême droite : ce qu’on perçoit chez nous, ce n’est pas forcément ce qu’on en pense dans l’Hexagone. Le Guadeloupéen moyen observe que les candidats Mélenchon et Le Pen sont passés en Guadeloupe et ils n’ont pas fait de la figuration. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon correspondent aux profils de présidents que nous avons toujours adorés : comme Giscard et Chirac, des personnes qui prêtaient attention à ce que disaient les Ultramarins et qui ont le profil de l’État-providence. » Du moins en apparence.
Propositions autour du pouvoir d’achat, orientation sociale des thèmes du débat d’entre-deux-tours : il est impossible de savoir si la période qui s’étend jusqu’au 24 avril permettra de remobiliser l’électorat ultramarin. Au vu de l’extrême pauvreté qui s’est installée dans ces territoires au fil des années et du sentiment de distance avec le pouvoir parisien qui domine, la question, cette fois, rejoint les thématiques de bien des territoires déshérités en métropole.
Julien Sartre