Soyons résolument modernes et festifs et parlons de foot. Donc de sous, puisque depuis longtemps la noble activité consistant à placer un ballon au fond des buts est devenue partie intégrante d’une véritable industrie du divertissement. Qui revendique toutefois hautement sa « spécificité sportive » et pousse la plaisanterie jusqu’à bénéficier du statut de société d’utilité publique en Suisse. C’est ainsi que l’organisatrice du championnat d’Europe des nations, l’UEFA, dont le siège est à Nyon, échappe au fisc. Quant aux filiales de l’UEFA chargée de la gestion du tournoi, un accord fiscal secret, négocié avec Berne par l’entremise du gouvernement vaudois, leur accorde de ne verser que quelques dizaines de millions de francs d’impôts sur un pactole estimé à 1,1 milliard de francs. Dans la même situation, une société commerciale ordinaire paierait de 200 à 300 millions d’impôts.
Oui mais, nous diront les politiques qui soutiennent le « business foot », c’est tout bénéfice pour le pays. Même les 180 millions de fonds publics investis dans l’événement le sont à bon escient, grâce aux retombées économiques positives. A l’ouverture de l’Euro, Samuel Schmid s’est lui aussi livré à cet exercice, en expliquant laborieusement qu’il y aurait ainsi des « dizaines et des dizaines d’heures de télévision dans le monde montrant les beautés de notre pays ». Libre au Conseiller fédéral chargé du sport de prendre les panneaux publicitaires des stades pour des « beautés du pays », mais le compte n’y est pas. Les rentrées financières supplémentaires générées par l’Euro 2008 sont évaluées à la louche, voire à la pelle mécanique, passant souvent du simple au double dans le projet d’évaluation. Si certains secteurs comme l’hôtellerie-restauration en profiteront sur le moment, un effet durable relève de la pure spéculation. L’exemple souvent cité de la Coupe du monde de football en 2006 en Allemagne ne tient pas la route. L’augmentation des activités touristiques en 2007 s’y est inscrite dans une tendance manifeste depuis 2003 déjà.
Qui dit industrie du divertissement dit aussi spectacle et spectateurs-trices. Ils-Elles sont essentiels à l’entreprise. Ils-Elles participent au spectacle, payent leur place à des prix de fous, assument les frais de leur costume de scène et sont priés de consommer toutes sortes de boissons afin d’assurer le caractère festif de l’événement. Sans public, devant des gradins vides, le prix des retransmissions télévisées chuterait rapidement. Mais les supporters ont aussi un autre rôle : assurer par leurs dépenses régulières en produits dérivés la pérennité des rentrées financières des clubs, relativement indépendamment des aléas des résultats de la compétition. Le modèle ici, c’est le club Manchester United dont plus de 30% du financement est assuré par son marchandisage (merchandising).
Cela explique le rapport ambigu entretenu par les clubs avec leurs groupes de supporters, même les plus ultras et les plus stupides : ils représentent un segment nécessaire à la fidélisation d’un public plus large, tout en risquant de provoquer un effet d’image contraire au moment des débordements. D’où le déploiement de plus en plus fréquent d’armadas policières avant, pendant et après les matchs. Sur ce point l’Euro 2008 aura fait fort : 30 000 policiers, soldats et membres de la protection civile mobilisés dans chaque pays organisateur. L’Euro est une entreprise hautement policière, qui a nécessité l’adoption d’une loi particulière (dite anti-hooligan), suspendant un certain nombre de libertés et instaurant le fichage systématique d’individus jugés turbulents. La loi a été prorogée jusqu’en 2009 (au prétexte des mondiaux de hockey sur glace) et le Conseil fédéral cherche à lui donner une assise constitutionnelle durable.
Ainsi fliqué, le spectacle, son rituel (les chants et les hymnes, guerriers ou chauvins, les prières muettes, les mouvements de foules comme la « ola »), peut se dérouler. On a souvent comparé l’enthousiasme des foules à une nouvelle forme de religiosité, se manifestant dans ces nouveaux temples que sont les stades (Wembley est appelé « la cathédrale »), donnant à voir une ferveur recyclée au service du dieu-football. Pourtant, l’écrivain espagnol Manuel Vazquez Montalban, dans un essai paru dans Le Monde diplomatique en août 1997, avait déjà pointé les limites de cette religiosité renouvelée, dépourvue de toute protestation contre l’ordre du monde : « La seule consolation, dans ce monde chaotique se trouverait-elle dans cette nouvelle religion laïque ? Dans le stade-cathédrale, ou dans le club-parti ? Mais ce paganisme moderne exige que les joueurs du football global possèdent, à l’image des dieux antiques, la dimension épique et lyrique du héros, alors que nous vivons une époque sans héros, qui n’a rien d’épique ni de lyrique. »