De Chicago,
A la veille du départ de Bush, il est difficile de donner une image unifiée de la situation des États-Unis. Non seulement parce que c’est un État fédéral très peuplé et très divers, produisant des richesses et des inégalités immenses, mais aussi en raison de divisions sociales très marquées. Les inégalités de classe se combinent à un racisme profond, avec certaines formes de ségrégation, et aux particularités du système politique et de l’histoire des mouvements sociaux. Le tout produit une classe ouvrière extrêmement fragmentée.
Crise et espoir
Beaucoup, à gauche, considèrent l’air du temps comme prometteur. Bush est devenu très impopulaire, surtout depuis la nette victoire démocrate des élections de mi-mandat en 2006. Du côté républicain, les élections primaires ont vite consacré McCain, un républicain modéré, dans son style sinon dans sa politique. Côté démocrate, un homme noir est parvenu pour la première fois à l’investiture d’un des deux grands partis, et c’est une femme qui a rivalisé avec lui.
Les débats ont porté sur l’économie, l’assurance santé, le logement. Le « changement » est sur toutes les lèvres et les candidats se le disputent. Mais bon nombre de paramètres font mentir ce climat d’espoir, qui ressemble à une tentative collective de se rassurer. La foi dans le système politique est relancée, ce qui est paradoxal. La réalité et la gravité de la crise ont été contestées dans certains débats, mais l’endettement, les bas salaires, la hausse des prix (à commencer par le carburant) et même le chômage frappent une grande partie de la population. Mais on reste dans un cadre où il faut trouver des ressources pour continuer la « guerre contre le terrorisme », signe supplémentaire que l’aspiration au changement reste vague et ne se donne pas les moyens de se réaliser.
Situation des mouvements sociaux
On parle parfois d’un mouvement derrière Obama. Il se limite à un certain espace : forte participation aux primaires, inscriptions sur les listes électorales et volontariat de campagne. Phénomènes indéniables, notamment chez les jeunes, les Noirs, mais sur un mode presque apolitique, de soutien matériel au parti.
La situation générale des mouvements sociaux proprement dits est également difficile. Les luttes défensives dans l’industrie se poursuivent, les échecs sont nombreux. Le mouvement syndical est sclérosé pour des raisons historiques (lire encart ci-dessous). Il a aussi ses lueurs d’espoir, ses luttes locales mais encourageantes, voire exemplaires. Elles impliquent parfois des campagnes larges, au-delà d’une entreprise, l’unité avec des organisations non syndicales, l’influence positive des immigrés mexicains et latinos sur la combativité et la démocratie. Mais c’est encore insuffisant pour inverser la tendance et renouveler le cadre de toute la mobilisation de masse aux États-Unis.
Pour les cinq ans de conflit en Irak, le mouvement antiguerre a organisé une journée de manifestations réussie. Mais on reste très loin du niveau de mobilisation qui permettrait un mouvement « chaud », une série d’actions collectives suffisamment importantes pour faire pression. L’insatisfaction populaire persistante n’a pas de mot d’ordre clair. Bush se paie même le luxe de repartir à l’offensive en Irak, sans parler des autres campagnes militaires.
On se souvient du grand mouvement des immigrés sans-papiers, qui a secoué le pays en 2006. Il a duré, créé une tension, s’est étendu à une échelle nationale et a employé des moyens de mobilisation de masse à un niveau historique, les travailleurs et la jeunesse prenant toute leur place dans les manifestations et l’organisation de la lutte. Il a donné un peu de sens à la perspective d’une grève générale. Deux ans après, le rapport de force a changé et il s’est déplacé avec l’instauration de nouvelles lois répressives dans de nombreux États. Certains acquis de la lutte demeurent, avec la possibilité de revenir à de tels moyens d’action (comme lors du 1er mai 2007 et, dans une moindre mesure, lors du 1er mai 2008 avec un meilleur relais syndical).
Le ministère de la « Sécurité de la patrie », créé par Bush, poursuit ses expérimentations semi-légales contre les immigrés, avec des rafles sous différentes formes, des peines de prison de plusieurs mois pour « usurpation d’identité », avant expulsion. La majorité des sans-papiers reste aux États-Unis, la répression visant à les maintenir aux places les plus dures de la division du travail. Ils sont, selon certaines estimations, proportionnellement huit à dix fois plus nombreux qu’en France. Le potentiel de ce mouvement a donc été en partie contenu. Les groupes de militants n’ont pas disparu et cherchent une suite à leur action, alors que la crise économique pourrait peser sur la politique migratoire.
Les luttes contre la hausse des prix, pour un vrai salaire minimum, contre les violences policières et certaines formes de ségrégation (voir les cas de Sean Bell [1] et des Six de Jena [2]), pour les droits des homosexuels (notamment au mariage) ou l’accès à l’avortement – le nombre de centres a été divisé par trois en quinze ans –, sont marquées par la situation sociale difficile, et elles restent le plus souvent locales.
Quelle politique ?
Une des entraves aux mobilisations est le contexte électoral. Le choix exclusif entre lutter ou se mettre au service de la campagne démocrate a créé des divisions, au moins temporaires, entre certaines organisations antiguerre ou d’immigrés et la plupart des appareils syndicaux, solidaires du parti depuis longtemps. Le principal espace politique un tant soit peu national, existant cette année, est celui de la campagne électorale.
Les luttes de factions se calment entre démocrates, après une phase ou elles ont parfois fait appel aux préjugés des électeurs pour se départager, tout en minimisant le racisme et le sexisme dans la société pour paraître plus « éligibles ».
McCain, lui, tend à diviser son camp, empêtré dans l’impopularité du président Bush, auquel le parti reste attaché. Si Obama peut craindre le racisme, il a en main des atouts de favori : une alternance à laquelle tout le monde s’attend et un budget de campagne record – près de trois fois plus que Mc Cain à ce stade – grâce aux capitalistes qui le soutiennent. Les résultats de plusieurs élections partielles présagent même d’une victoire historique.
C’est donc le moment de dénoncer les fausses promesses et les vraies attaques des démocrates, même si l’on s’attend à un vote Obama massif à la mesure du manque d’espoir et de perspectives. Bush a poussé très loin sa politique intérieure et extérieure réactionnaire, et il laisse derrière lui une situation qu’une élection ne peut effacer.
Les contradictions économiques sont toujours là et s’aggravent avec la crise, accentuant le problème du budget. Les complications de politique extérieure subsistent. On ne voit donc pas quelle marge de manœuvre aurait le plus sincère des sociaux-démocrates pacifistes. Quant à celles d’un démocrate américain, n’en parlons pas !
Sur la question du budget, les républicains et ceux qui financent Obama vont jouer de concert. Lorsqu’il était président, Bill Clinton s’était déjà situé dans la droite ligne budgétaire des républicains, de Reagan à Bush père. Quand Obama parle de retrait d’Irak, il joue sur les mots, parle de présence prolongée de troupes « anti-insurgés », de recours à des mercenaires. Obama peut servir à réaliser un changement dans la continuité en permettant un redéploiement stratégique de l’impérialisme dans toute la région.
La pression à droite va s’intensifier après l’élection. Il faut populariser l’idée que l’action collective sera déterminante. Après deux ans d’impopularité de Bush et de majorité parlementaire démocrate, on attend encore les avancées. Il faut dès maintenant mobiliser, unifier et amplifier les luttes. Il faut défendre, dans les syndicats et tout autre mouvement, le principe d’auto-organisation et la perspective de mobilisations unitaires de masse. En attendant, le bipartisme reste bien en place et ne laisse d’autre choix, face aux élections, que de politiser l’espoir ou le besoin de changement, avant comme après le vote.
Encarts
ÉTAT ET BIPARTISME
Le bipartisme est presque inscrit dans le régime né à la fin du xviiie siècle et il permet aux démocrates et aux républicains de dominer depuis 150 ans. Dans un pays-continent, où la méfiance envers l’État, la ségrégation et les inégalités sont parfois extrêmes, cette constance est paradoxale. Elle s’explique justement par la nature spécifique de l’État et des partis, façonnés par la référence permanente au dépassement des intérêts « partisans » au nom de la patrie, et à l’initiative privée.
Ce mode de régulation, fondé sur de solides obstacles à la conscience de classe, est très statique et rend les partis difficiles à définir politiquement, puisqu’ils réunissent des secteurs de l’électorat par ailleurs très divisés.
L’État s’appuie beaucoup sur des entités marquées par le privé (financement et budget, mise en concurrence…), à commencer par les partis, les multiples agences de défense militaire, les lobbies ou les organisations de base (« community organizations »). Ces dernières ne peuvent pas vraiment être appelées associations, car elles sont financées par des fondations qui salarient leurs principaux animateurs. Le mot recouvre une certaine diversité, entre vraies luttes locales et pures prestations de service. Leur liens avec des fondations et leur localisme sont des limites importantes quand, depuis la crise syndicale et la montée des luttes d’immigrés, certains militants et syndicats y cherchent un point d’appui.
SYNDICATS ET OBSTACLES AUX LUTTES
Dès la fin du XIXe siècle, le mouvement syndical tend à organiser les travailleurs qualifiés par métier et de façon bureaucratique (American Federation of Labor). L’esclavage puis la ségrégation, le racisme, la conquête de l’Ouest façonnent les divisions de la société. Des luttes fortes et parfois révolutionnaires marquent le début du siècle (Industrial Workers of the World) puis les années 1930, déclenchant la formation du Congress of Industrial Organizations (CIO). Elles refluent dans les années 1940-1950 : mobilisations affaiblies, purges anticommunistes dans le CIO, loi Taft-Hartley de 1947 qui restreint considérablement les libertés syndicales, fusion AFL-CIO. Le mouvement syndical est muselé : pour se syndiquer et négocier collectivement, il faut un vote à plus de 50 % sur le lieu de travail, face à une forte répression. Les gains matériels peuvent être nets mais restent locaux, la bureaucratie limite les gains démocratiques et de lutte (cotisation prise sur la feuille de paye, absence de pratiques unifiantes dans l’entreprise ou la branche...). L’inspection du travail est quasi-inexistante, le système judiciaire est fédéral et extrêmement lourd.
L’AFL-CIO se lie alors plus que jamais au Parti démocrate, à l’impérialisme et aux politiques anti-immigrés, et il se trouve en porte-à-faux dans le contexte de lutte des années 1960-1970. La baisse des effectifs syndicaux crée ensuite de fortes tensions dans la bureaucratie. La confédération Change to Win naît d’une scission tactique face à ce problème.