De Jérusalem,
Il y a dix ans, alors qu’Israël célébrait son cinquantenaire, notre tâche principale était de rappeler que l’indépendance d’Israël, c’était aussi la dépossession des Arabes de Palestine de leur pays et leur transformation brutale en un peuple de réfugiés. Quand on mentionnait le concept de Nakba (« Catastrophe »), beaucoup demandaient ce que cela signifiait. Dix ans plus tard, ceux qui demandent ce qu’exprime ce concept ne sont plus des ignorants, mais bien des négationnistes, qui refusent de reconnaître le prix terrible payé par la population indigène de Palestine afin que se constitue l’État juif. Pas un reportage, pas un article, pas une émission de télévision, pas un discours sur les 60 ans d’Israël qui ne mentionne, parallèlement, la Nakba palestinienne.
Cette reconnaissance de leur histoire et de leurs droits bafoués est, sans aucun doute, une première victoire pour le peuple palestinien. Trop longtemps, celui-ci a été confronté à l’hégémonie du discours sioniste, selon lequel « un peuple sans terre » est retourné dans sa patrie qui était « une terre sans peuple », désertique et avide d’être civilisée de nouveau.
Droits non accordés
La deuxième victoire, non moins importante et en partie liée à la première, a été la fin du consensus négationniste israélien. L’apparition des « nouveaux historiens », qui ont relégué à la poubelle la vieille historiographie sioniste, à la fois reflète, et favorise, dans l’opinion publique israélienne, non seulement la reconnaissance d’un peuple palestinien, mais son corollaire – des droits nationaux pour ce peuple. Ce changement dans l’opinion publique israélienne a forcé le gouvernement d’Yitzhak Rabin à reconnaître l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) [1] et à négocier avec ses dirigeants un compromis politique et territorial. En retour, l’existence en Israël même d’une revendication des droits pour les Palestiniens a renforcé le mouvement international de solidarité et son impact sur les positionnements de la communauté internationale envers ces droits.
Il reste évidemment la tâche principale : traduire cette reconnaissance en faits, c’est-à-dire permettre au peuple palestinien de réaliser son autodétermination nationale. Car, même après 60 ans, le peuple palestinien est toujours un peuple colonisé et occupé. Le fait qu’il dispose de nombreux signes extérieurs de souveraineté, y compris un président, un gouvernement, des ambassades, un drapeau, un budget national et des forces de police armées, ne change pas fondamentalement cette réalité coloniale et la mainmise israélienne, non seulement sur ses frontières, mais sur sa liberté de décision, que ce soit en politique extérieure ou en politique intérieure.
L’État de Palestine n’est pas plus souverain que les bantoustans d’Afrique du Sud avant la chute de l’apartheid avec, cependant, une différence importante : alors que jamais la communauté internationale n’était tombée dans le piège consistant à voir dans les bantoustans des entités souveraines, cette dernière se plaît à considérer l’État de Palestine comme un État souverain. Ce qui crée souvent une inacceptable symétrie : le conflit israélo-palestinien ne serait plus le dernier des conflits coloniaux dans le monde, mais un contentieux entre deux États sur des questions d’ordre territorial, sur le tracé des frontières et sur l’accès aux ressources naturelles, en particulier l’eau et la terre.
La question doit être posée : 60 ans de quoi ? De quel anniversaire s’agit-il ? Certainement pas du début de la colonisation sioniste, qui avait commencé un demi-siècle plus tôt, et encore moins de sa fin, puisque celle-ci ne s’est jamais arrêtée, les derniers quinze ans marquant même une accélération de la mainmise sioniste sur l’espace, la terre et les ressources naturelles de la Palestine. 60 ans d’Israël ? Dans une certaine mesure seulement, puisque l’État Juif existait dans les faits bien avant sa constitution formelle, en 1948, et sa reconnaissance par les Nations unies comme État souverain, avec ses institutions politiques, sa représentation internationale et, surtout, ses forces armées.
Conflit colonial
Entre 1947 et 1949, les forces armées sionistes d’abord, l’armée israélienne ensuite, mènent une guerre de nettoyage ethnique, faite de massacres, d’expulsions et de destruction de centaines de villes et de villages. Si 1948 est une date charnière, c’est parce qu’elle marque l’expulsion des Palestiniens de 78 % de leur patrie et leur transformation en un peuple de réfugiés.
C’est la raison pour laquelle, quiconque se préoccupe de la défense du droit et de la dignité humaine se doit de mettre au centre des commémorations du soixantenaire la revendication du droit au retour des réfugiés. Cette question, et pas celle de la souveraineté politique, a été la force motrice de la constitution d’un mouvement national palestinien et elle doit le rester. Vouloir marchander le droit au retour des réfugiés en échange d’une souveraineté palestinienne en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza n’est pas seulement un acte inique, qui foule aux pieds les droits élémentaires de millions d’hommes et de femmes, mais une démarche vouée à l’échec : les réfugiés n’ont pas attendu six décennies dans des camps (pour beaucoup d’entre eux) pour qu’à un moment donné, leur direction nationale brade leurs droits en échange d’un État, même indépendant et souverain… ce qui semble plus éloigné que jamais.
Ce que l’on nomme la « question palestinienne » n’est pas en premier lieu la question de l’occupation, en 1967, de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza mais, d’abord et avant tout, la dépossession de sa terre par le colonialisme sioniste, du peuple palestinien, son expulsion hors des frontières de sa patrie. Quant à la minorité restée sous la souveraineté de l’État juif, en Galilée essentiellement, elle devient une minorité colonisée qui, tout en jouissant de droits civiques, restera soumise à une politique de discrimination institutionnalisée qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
Résoudre le conflit exige donc un changement radical de la politique coloniale, à trois niveaux : le retrait total des territoires occupés en juin 1967, la fin de la discrimination de la minorité palestinienne d’Israël (1,2 million d’âmes aujourd’hui), le retour des réfugiés. Seule une telle décolonisation permettra à Israël de devenir un État démocratique et au peuple israélien d’envisager une existence sécurisée au cœur du Moyen-Orient.
LE PARTAGE DE LA PALESTINE
Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations unies décide de la partition de la Palestine en un État Juif, un État Arabe et une zone internationale à Jérusalem. Les Palestiniens rejettent ce plan, qui les dépossède de plus de 50 % de leur terre patrie. La direction sioniste, plus cynique, affirme publiquement accepter ce plan, tout en négociant avec l’émir Abdallah de Transjordanie le partage… de ce qui devait être l’État arabe de Palestine. De fait, c’est bien ce partage-là qui a eu lieu, jusqu’à ce qu’Israël, en juin 1967, prenne des mains du royaume hachémite ce qu’elle lui avait provisoirement concédé, vingt ans plus tôt.
DROIT AU RETOUR
Quand le gouvernement israélien accepte, au début des années 1990, de négocier un accord de paix avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), il tente de limiter le contentieux à une querelle territoriale et à un problème de souveraineté palestinienne sur les territoires occupés au cours de la guerre de juin 1967. Souveraineté nationale accordée pour solde de tout compte, les réfugiés étant sommés de payer le prix de l’État palestinien généreusement octroyé par les Israéliens. À l’exception de Sari Nusseibeh [2], il ne s’est pas trouvé un seul dirigeant palestinien, y compris dans les territoires occupés, pour prendre au sérieux cette proposition. De même en est-il de la « communauté internationale », États-Unis compris, qui a inscrit la question des réfugiés à l’ordre du jour des négociations de Washington, puis d’Oslo. Car la question nationale palestinienne est d’abord une question de réfugiés.
Consciente enfin que la question des réfugiés est incontournable, une partie de la gauche israélienne envisage alors un nouveau type de marchandage : reconnaissance du tort fait par Israël aux Palestiniens en 1948 et du « droit au retour » en échange de… sa non-mise en œuvre. C’est la séparation entre le droit et son application : reconnaissons le droit au retour, demandons pardon pour les torts commis, en échange d’une promesse palestinienne de limiter le retour à un nombre limité de cas humanitaires.
Certes, personne ne peut ni ne veut obliger les Palestiniens à retourner dans leurs villages d’origine, et sans doute nombre d’entre eux ont depuis longtemps refait leur vie sur leurs lieux d’exil. Mais c’est exclusivement leur droit à eux – un droit individuel – de le décider. Ni la « communauté internationale », ni même l’OLP, ne peuvent décider pour le réfugié. Certainement pas Israël [3]. D’ailleurs, l’intérêt bien compris de ce dernier exige la pleine et sincère reconnaissance du droit au retour, c’est-à-dire la disparition du réfugié palestinien en tant que réfugié. Car le réfugié est un fantôme qui hante la société israélienne et en fait une société de névrosés, qui tente vainement de combattre ses peurs par une brutalité sans fin. Tant qu’existera un seul réfugié palestinien, Israël ne connaîtra pas la sérénité.