Le virage à droite que représente l’arrivée au pouvoir le 25 février du nouveau président sud-coréen, Lee Myung-bak, ne relève pas simplement de ces mouvements pendulaires que connaissent régulièrement les démocraties. Il résonne comme un désaveu des valeurs défendues par le centre-gauche au pouvoir depuis dix ans après avoir animé les luttes contre la dictature au profit d’un pragmatisme, synonyme d’efficacité.
La démocratie sud-coréenne est encore jeune, mais les progrès accomplis en une vingtaine d’années sont remarquables en raison notamment de la participation active de la société civile à la vie publique. Après des décennies sous la férule des dictatures militaires, le pays a entamé en juin 1987 une démocratisation consolidée par la suite avec la présidence de Kim Young-sam puis de l’ex-dissident Kim Dae-jung, figure nationale du combat contre la tyrannie. Une démocratisation conquise de haute lutte par les Coréens eux-mêmes en dépit d’une répression féroce comme ce fut le cas de l’insurrection de Kwangju en mai 1980 (plusieurs centaines de morts).
Le président sortant Roh Moo-hyun, élu en 2002, se situait dans le droit chemin de cet héritage. Avec plus de cartes en main que son prédécesseur puisqu’il disposait à l’Assemblée d’une majorité réformiste. Et pourtant, en décembre 2007, la victoire écrasante du candidat de centre-droit a sonné le glas pour le centre-gauche. L’arrivée au pouvoir de M. Lee ne signifie pas une remise en cause des acquis démocratiques. Se situant au centre-droit, le nouveau président est l’élu d’un centre élargi, réunissant des modérées de tous bords qui ont en commun d’être mécontents. La défaite du centre-gauche reflète les inquiétudes et la déception de l’opinion. Amers, les Coréens accordent désormais la priorité à leurs problèmes matériels plus qu’aux grands idéaux et ils préfèrent un néolibéralisme bon teint à une sociale démocratie infidèle à ses promesses.
Les personnalités opposées du président sortant et du candidat de la droite ont accentué le contraste entre ces deux options politiques. M. Roh, ancien avocat défenseur des droits de l’homme, sans curriculum universitaire prestigieux, était ouvertement anti-establishment. Direct dans son langage et trop habité de convictions pour ne pas être sectaire - peu à l’écoute des opinions contraires aux siennes même de son propre camp dont il a attisé les divisions internes -, il n’a pas convaincu. Sans la légitimité historique d’un Kim Dae-jung, il ne cadrait pas avec l’image d’un dirigeant dans une société de matrice confucéenne, hiérarchisée et formaliste.
En contrepoint, Lee Myung-bak est apparu comme un fonceur, pragmatique, compétent et favorable aux milieux d’affaires. Lui aussi vient d’un milieu modeste mais il incarne une success story, étant parvenu très jeune à la tête de la filiale de construction du groupe Hyundai. Une efficacité confirmée lorsqu’il fut maire de Séoul. Et en dépit des soupçons de manipulation boursière, l’électorat jeune qui, en 2002 avait voté pour M. Roh, l’a plébiscité sans état d’âme.
Les jeunes Coréens qui ont grandi dans une société démocratique et prospère sont préoccupés par le concret, fascinés par l’efficacité plus que la vertu ou les idéaux progressistes de leurs parents qui ont lutté contre les dictatures. La démocratie ne fait plus débat. Elle paraît acquise. En revanche, ses expressions participatives - pléthore de mouvements de citoyens et syndicats combatifs - « paraissent excessives : elles entravent l’efficacité en attisant les conflits », commente Park Hyung-jun, un conseiller politique du président.
Maturité politique ou naïveté consistant à penser qu’un pays peut-être gouverné comme une entreprise ? En tout cas, les Coréens ne semblent plus faire confiance à ceux qui se réclament du progressisme.
DÉTÉRIORATION DES CONDITIONS DE VIE
Roh Moo-hyun fut investi de la mission de mettre en place un nouveau contrat social. Mais au cours de son mandat, les conditions de vie de la majorité se sont détériorées davantage et les inégalités se sont creusées. Et Lee Myung-bak a aimanté les espoirs : une partie des laissés-pour-compte a voté pour lui, portée par l’espoir que l’accélération de la croissance leur profitera, et le monde ouvrier a délaissé à son profit le Parti démocrate du travail, censé le représenter.
Le malaise ressenti par les Coréens reflète la détérioration des conditions de vie de beaucoup : insécurité due à une précarisation croissante dans le travail (40 % des salariés), nouvelles attentes des femmes et des jeunes diplômés qui peinent à trouver du travail, flambée de l’immobilier. Il tient aussi à une perception, exagérément pessimiste au regard d’indicateurs globalement positifs, de la situation économique : croissance robuste (5,5 %) ; exportations dynamiques ; taux de chômage modéré (4,7 % mais 10 % dans le cas des jeunes) ; nouveaux moteurs d’expansion (technologie de pointe)... Le tableau est enviable. Mais pour les Coréens, tout va mal. Aux raisons objectives de ce pessimisme n’est pas étrangère une perception biaisée par l’image d’une Chine au taux de croissance à deux chiffres qui fut le leur il n’y a pas si longtemps.
La politique à l’égard de la Corée du Nord a été un autre facteur qui a détourné l’électorat du centre-gauche. Si la fermeté affichée de M. Lee satisfait la droite pure et dure, qui dénonce les largesses des gouvernements précédents d’avoir contribué à financer le programme nucléaire nord-coréen, elle reflète aussi plus largement un changement d’état d’esprit de l’opinion. Beaucoup pensent que le Nord soutire sans vergogne des financements de Sud tout en faisant preuve d’ingratitude, voire de condescendance, à son égard. La bienveillance spontanée de ces dernières années a été entamée et nombreux sont ceux qui dissocient désormais une population qui souffre et qu’il convient d’aider du régime lui-même.
Du centre-gauche à la gauche radicale et intellectuelle, l’heure est à l’autocritique à la veille des élections législatives d’avril. Le nouveau président, tout en cultivant la droite qui effectue un retour en force au pouvoir à la faveur de son élection, devra se démarquer de son idéologie s’il veut conserver le soutien du centre. Il lui restera à répondre aux attentes de celui-ci - là où la gauche a failli. Et ce ne sera pas facile. C’est du moins l’espoir de cette dernière.