Dans le quartier résidentiel de Park, à Lahore, se trouve le « prisonnier » le plus célèbre de la ville. Chef de file du mouvement des avocats et membre du Pakistan People’s Party de Benazir Bhutto, l’élégant Aitzaz Ahsan est en résidence surveillée depuis deux mois et demi.
Devant sa splendide demeure, des policiers campent dans une tente. D’autres montent la garde devant l’entrée. On aperçoit l’avocat aux cheveux argentés derrière une fenêtre, en pleine discussion avec ses geôliers. Il veut sortir pour aller voter, c’est jour d’élection au barreau de Lahore. Mais les policiers refusent. Il est tout aussi interdit de communiquer avec lui. De même, tous les téléphones mobiles de sa famille ont été bloqués.
Sur son bureau, entouré d’une bibliothèque chargée d’ouvrages précieux, trône une photo de lui battu par des policiers. « C’est le jour où Musharraf a déposé sa candidature. Aitzaz protestait avec ses collègues. La police s’est jetée sur lui sauvagement. Heureusement ses amis l’ont protégé, mais il y a eu des bras, des côtes et des nez cassés », raconte son jeune fils, Ali Ahsan, venu de New York pour soutenir son père. Le jeune homme ne décolère pas : « Mon père n’a commis aucun crime. Il est en « détention préventive », simplement pour l’empêcher de mener des manifestations contre le gouvernement. Nous espérions qu’il serait libéré après la levée de l’état d’urgence, mais cette situation ridicule se poursuit. Il n’a même pas eu le droit d’assister à l’enterrement de Benazir . »
Prière. Ali Ahsan déplore l’indifférence de la communauté internationale qui n’a pas fait pression sur Musharraf pour restaurer l’indépendance judiciaire : « Le mouvement des avocats avait redonné un espoir à la population, elle espérait qu’il y allait enfin avoir une justice dans ce pays. Des pauvres hères venaient de leurs villages pour plaider leur cause devant la Cour suprême. Quelle va être l’alternative maintenant ? Les kalachnikovs ? »
En révolte contre le régime de Musharraf depuis presque un an, les avocats tentent de poursuivre leur mouvement de protestation malgré l’ambiance délétère. Les habitants de Lahore sont pour leur part plus préoccupés par les interminables coupures de courant et la hausse sans précédent du prix de la farine. Et par le terrorisme qui peut tuer n’importe quand.
En plein centre-ville, à quelques mètres de la Haute Cour de Lahore, les passants s’arrêtent pour jeter un coup d’œil ou réciter une prière devant les bouquets de fleurs déposés sur le trottoir. Un kamikaze a tué ici 26 personnes la semaine dernière, déclenchant sa bombe à proximité d’un groupe de policiers. Leurs collègues, venus habillés en civil, murmurent : « Ce sont des terroristes qui nous ont attaqués. Ils veulent déstabiliser le pays avant les élections. » Les forces de l’ordre avaient été déployées ce jour-là, pour encadrer une manifestation d’avocats. Le cortège a du coup été annulé, et les protestataires, dans la paranoïa ambiante, se sont vite persuadés que l’attentat était un message des services secrets pour les dissuader de manifester.
Juges serviles. C’est d’ici, la capitale de la province du Panjab, qu’est parti ce mouvement de magistrats, alors que le général Musharraf tentait d’écarter le chef indocile de la Cour suprême en mars 2007. La résistance s’est ensuite étendue à toutes les cours de justice du pays. Les nombreuses manifestations de la confrérie ont été à chaque fois réprimées très brutalement par la police. Des milliers d’avocats ont été envoyés quelque temps en prison le mois dernier.
Khawar Bashir, le fringant secrétaire du barreau de Lahore, veut pourtant encore y croire : « L’an dernier, Musharraf se croyait tout-puissant, mais tout le pays est maintenant contre lui. Il n’a pu rester au pouvoir que parce qu’il est soutenu par les Occidentaux. »
L’instauration de l’état d’urgence, en novembre, a toutefois permis à Musharraf d’opérer son deuxième coup d’Etat. Il a purgé le système judiciaire en installant des juges serviles, et s’est débarrassé une fois pour toutes du chef de la Cour suprême, en résidence surveillée depuis.
Quand l’état d’urgence a finalement été levé, mi-décembre, les avocats ont décidé de boycotter les tribunaux : « Nous refusons de plaider devant les laquais de Musharraf, nous voulons la restauration d’une justice indépendante et le départ du dictateur », déclare Khawar Bashir. Les cours de justice tournent désormais au ralenti. Au détriment des plaignants et des inculpés qui languissent en prison en attendant leur procès. Pour Khawar Bashir, la grève des avocats reste pourtant légitime : « Le pays entier souffre à cause de ce régime. Nous luttons pour une cause noble : l’avenir du Pakistan. »