"Cela fait quatre jours que je ne suis pas rentré chez moi, raconte Shahid Hussein, un journaliste du quotidien The News, dans son bureau de Karachi. J’ai dû dormir à l’hôtel du coin, tout comme mes collègues. Il n’y avait aucun transport. » Tout cela pour publier un quotidien qui a été distribué à grand peine, faute de camions. Depuis l’assassinat de Benazir Bhutto jeudi, la ville de Karachi, capitale économique du Pakistan, est paralysée. De violentes émeutes y ont éclaté dès l’annonce de sa mort. « A la minute où la nouvelle est tombée, tout le marché a fermé. Nous savions que les réactions allaient être très violentes », explique un boulanger du bazar du quartier de Boat Bassin.
Essence. D’ordinaire animé, ce quartier est plongé dans l’obscurité en dehors de la boutique d’Ali, qui a décidé de rouvrir. « Les gens étaient affamés, ils nous ont pris d’assaut et ils ont acheté tout ce qu’ils pouvaient ! On ne désemplit pas », se réjouit le commerçant, qui jusqu’à présent, « grâce à Dieu », n’a pas eu de problèmes de sécurité. Pourtant la veille, une voiture tournait dans la rue et ses occupants ont tiré sur un passant. L’avant-veille, la banque voisine a brûlé. Les rues engorgées de la mégalopole, qui compte 12 à 15 millions d’habitants, étaient quasiment désertes. En revanche, il y avait des embouteillages impressionnants devant les quelques stations d’essence qui avaient rouvert hier.
Dans le quartier de City Center, les trois employés surmenés d’une station tentaient d’éviter l’émeute au milieu d’une horde de véhicules et de motocyclistes agressifs, qui attendaient pour certains depuis le matin. Abdoul Rauf, 24 ans, perché sur sa Honda, abandonne la longue file d’attente. « Ce n’est pas la peine, il ne restera plus une goutte d’essence quand ce sera mon tour », explique le jeune homme, qui, comme de nombreux habitants de la ville, est resté enfermé chez lui ces derniers jours. « Ma boutique de téléphone portable a été complètement pillée, raconte Abdoul, avec un sourire fataliste. La foule a tout cassé. J’espère que le gouvernement va nous donner quelque chose. » Il assure qu’un homme de son quartier a été tué par les paramilitaires qui patrouillent dans les quartiers chauds avec ordre de tirer à vue sur les pilleurs. Un groupe de jeunes arrivent avec des bouteilles en plastique vides, espérant récupérer au moins un litre d’essence, tandis qu’un policier traîne violemment par le col un homme furieux qui faisait un scandale devant la pompe. Dans son bureau, le propriétaire de la station murmure : « Ne traînez pas trop dans le coin, les gens sont nerveux. »
Shakil Ahmad, vêtu de la tunique traditionnelle et portant au front la marque de ceux qui prient régulièrement, avait fermé boutique pendant quatre jours. « Dix-huit stations ont été brûlées, je ne voulais pas prendre le risque, même si j’ai perdu 5 000 euros », explique-t-il. Aujourd’hui c’est le rush et ses employés en profitent pour vendre l’essence deux fois le prix normal. « La police a promis de nous protéger. Pour notre station, nous avons six policiers. En trente-cinq ans de métier, je n’ai jamais vu ça. Les pompes à essence sont ciblées quand il y a des manifestations, mais là toute la ville était bloquée, il n’y avait même plus de pain. »
Emeutes. Une quarantaine de personnes ont trouvé la mort dans les émeutes, plus d’un millier de véhicules ont été brûlés et une vingtaine de banque attaquées. Un vendeur de journaux maugrée : « Je suis resté ouvert tous les jours, il faut bien gagner sa vie. Ici à Karachi, on est habitués à la violence, on fait avec. La mort de Bhutto a choqué tout le monde, même si on s’y attendait. Mais on ne comprend pas pourquoi le gouvernement nous ment, on a bien vu à la télé un homme lui tirer dessus, contrairement à ce que disent les officiels ! Après, qui a fait ça ? Al-Qaeda ou les services secrets, on n’en sait rien. Je voudrais bien voter [pour le scrutin du 8 janvier, ndlr], mais pas dans ces conditions. » Des quartiers pauvres, où le PPP a beaucoup de partisans, étaient encore hier sous tension. Mais certaine rues étaient devenues des terrains de cricket pour les enfants, qui profitaient de la fermeture des écoles. Peu à peu la ville devrait reprendre son rythme trépidant. Comme après chaque flambée de violence.
Bhutto mari et fils succèdent à Benazir
C’est une succession en famille au Parti du peuple pakistanais (PPP), dont Benazir Bhutto, qui avait elle-même repris le flambeau de son père, était présidente à vie. Son fils, Bilawal Bhutto, 19 ans, a été nommé président malgré son jeune âge et son manque d’expérience. Parti en exil après 1999, élevé entre Londres et Dubaï et formé à Oxford, il s’est jusqu’ici surtout illustré dans des disciplines sportives comme le tir et l’équitation. Le pouvoir effectif sera donc entre les mains de son père, et mari de la défunte, Asif Ali Zardari, 51 ans, surnommé « Monsieur 10 %» en raison des accusations sur sa rapacité quand sa femme était Premier ministre. Après la destitution de Benazir, accusé de corruption, il passera au total huit ans derrière les barreaux. Il a également été soupçonné d’avoir entretenu une coûteuse écurie sur les deniers de l’Etat dans la résidence officielle du Premier ministre. En raison de ce passé chargé et d’une très mauvaise image dans l’opinion publique, le veuf éploré a préféré rester au second plan en ne prenant que la vice-présidence du PPP.
Revirement sur le scrutin de janvier
Si elles sont maintenues, l’opposition prendra finalement part aux élections.
AFP, REUTERS
La situation au Pakistan va-t-elle empirer dès aujourd’hui ou se calmer à l’issue des trois jours de deuil officiels décrétés après l’assassinat de Benazir Bhutto ? Certains observateurs s’attendent à une reprise des violences - qui ont déjà fait au moins une quarantaine de morts. D’autres parient sur un retour à la normale qui a d’ailleurs timidement commencé hier, notamment à Karachi, la ville la plus touchée par les violences (lire ci-dessus).
De façon inattendue, le Parti du peuple pakistanais (PPP), le parti de Benazir, a annoncé qu’il se présenterait aux élections législatives et provinciales du 8 janvier, exhortant l’ex-Premier ministre Nawaz Sharif, leader du second parti de l’opposition, la Ligue musulmane du Pakistan, à faire de même. Semblant répondre à cet appel, ce parti a annoncé peu après qu’il prendrait part au scrutin, alors qu’il avait rendu publique jeudi soir son intention de le boycotter. Mais la tenue du vote reste incertaine, la commission électorale et le principal parti soutenant Musharraf laissant entendre son report.
Parallèlement, la polémique se poursuit entre le PPP et le pouvoir, le premier accusant des éléments proches du camp Musharraf d’avoir « tué » leur chef, au mieux en négligeant sa sécurité, au pire en orchestrant son assassinat. Pour Islamabad, le coupable est le chef présumé d’Al-Qaeda au Pakistan, Baïtullah Mehsud, qui a démenti par la voix de son porte-parole. Celui-ci a qualifié de « comédie » la transcription d’une écoute téléphonique dans laquelle Mehsud félicitait un de ses hommes après l’attentat. La controverse enfle aussi sur les circonstances de l’assassinat. Le camp Bhutto affirme que Benazir a été touchée à la tête par une balle tandis que le gouvernement soutient qu’elle est morte d’un choc contre le levier du toit ouvrant de sa voiture blindée. Mais il a coupé court à la polémique en reconnaissant qu’elle avait de toute manière été tuée parce qu’on tentait de l’assassiner.