De Karachi
Le général Pervez Musharraf n’imaginait pas un tel scénario. Ses espoirs d’un normalisation de la situation se sont évanouis, malgré la répression la plus brutale contre les avocats et les militants politiques. Ce régime militaire, habitué jusqu’à présent à tout contrôler, va devoir faire face à des surprises désagréables. Tous les tribunaux ont cessé leurs activités et le conseil du barreau a annoncé une grève illimitée jusqu’à la levée de l’état d’urgence. Illustrant un militantisme peu ordinaire chez les couches moyennes, les avocats manifestent quotidiennement dans tout le pays.
Après eux, les étudiants sont entrés en résistance. Le 7 novembre, des manifestations se sont déroulées dans la plupart des universités publiques ou privées des principales villes du Pakistan. Les colonnes des journaux sont remplies de récits d’arrestations, de manifestations et de grèves. Aucune télévision privée n’est autorisée à diffuser ses reportages, et seule la télévision officielle peut diffuser des bulletins d’information.
L’opposition la plus surprenante au régime militaire est venue de Benazir Bhutto. Alors qu’elle négociait un partage du pouvoir avec Musharraf, la mobilisation des juristes l’a forcée à se prononcer ouvertement contre le régime. Près de la moitié des avocats arrêtés appartient à son organisation, le Parti du peuple pakistanais (PPP). Elle a appelé à une « longue marche », de Lahore à Islamabad, s’il n’était pas mis fin à l’état d’urgence. Le pouvoir a répliqué en arrêtant des centaines de militants du PPP, jusque-là épargné.
Les médias ont également rejoint le mouvement de masse, après les mesures de répression sans précédent prises à l’encontre de la presse imprimée ou Internet. Le 5 novembre, événement unique depuis dix-sept ans, la Bourse a subi une perte nette de 4 milliards de dollars. Les alliés du régime – les États-Unis, le Royaume-Uni et les autres pays de l’Union européenne – ont été obligés de condamner, du moins en paroles, l’instauration de l’état d’urgence, alors que, depuis le 11 Septembre, ils considéraient toute violation des droits de l’Homme au Pakistan comme une « affaire interne ». Même l’impérialisme australien a qualifié, pour la première fois, Pervez Musharraf de « dictateur », ce que le peuple pakistanais sait depuis huit ans ! Les Pays-Bas ont suspendu leur aide et, selon les dépêches d’agence, les États-Unis reconsidèrent leurs relations avec le régime.
Extension
La répression, qui connaît un niveau sans précédent à la faveur de la loi martiale, se développe. La police a investi les bureaux de la Commission des droits de l’Homme, arrêtant 80 militants politiques et sociaux qui discutaient de leur stratégie pour s’opposer au régime. À Lahore, la police a envahi la Haute Cour et arrêté 700 avocats, ce qui n’était jamais arrivé, même sous la loi martiale rigoureuse imposée par le général Zia dans les années 1980. Selon le ministre de l’Intérieur du Pendjab, 1734 militants, journalistes et avocats ont été arrêtés dans cette province pendant les quatre premiers jours de l’état d’urgence. La situation est similaire dans les trois autres provinces. Les personnes incarcérées ont été mises en accusation dans le cadre de l’Acte antiterroriste, puis déplacées à distance de leurs villes de résidence. Personne ne peut entrer en contact avec elles. Un traitement tout aussi répressif s’est abattu sur les juges de la Cour suprême et de la Haute Cour, qui ont courageusement refusé de prêter serment dans le cadre du nouvel « ordre constitutionnel provisoire ». Ils sont assignés à résidence et leurs enfants ne peuvent aller à l’école. Les médecins appelés pour des soins d’urgence ont l’interdiction d’effectuer leurs visites. Systématiquement, la police opère des descentes chez les avocats et les opposants politiques. Depuis quelques jours, les vols et les agressions augmentent, la police étant entièrement mobilisée pour combattre l’opposition.
Musharraf perd ses soutiens internes et externes, un à un. Il a déjà quasiment perdu le soutien de son alliée la plus récente, Benazir Bhutto. Les partis religieux ont été obligés de dénouer leurs liens traditionnels avec le régime, et toutes les vieilles formations sont en crise. Le régime n’est plus soutenu que par deux partis, la Ligue musulmane du Pakistan (PML-Q) et le Mouvement Muhajir Qaumi, de plus en plus haïs par les citoyens. Le choix de la répression pour contrôler l’opposition perd de son efficacité, car l’État ne peut pas réprimer le nombre, chaque jour grandissant, de voix s’élèvant contre le régime.
La mise en œuvre accélérée du programme libéral s’est traduite par l’augmentation des prix et du chômage. C’est le règne brutal du marché et de l’économie des monopoles. La croissance de l’économie n’a pas profité aux couches inférieures de la société – 70 % des 160 millions de Pakistanais. Plusieurs militants de l’Awami Jamhoori Tehreek (AJT) – une alliance de sept partis et groupes de gauche – ont été arrêtés, dont le président du Labour Party Pakistan (LPP), Nisar Shah. Le secrétaire de l’AJT et président du National Workers Party, Hassan Minto, a appelé toute la gauche à rejoindre le mouvement et à combattre le régime militaire.
La gauche n’est plus une force insignifiante au Pakistan. Le soulèvement des étudiants est en grande partie le résultat de l’intervention des forces de gauche et des militants radicaux du mouvement social. Le régime ne pourra durer, car le mouvement s’étend. Le courage sans précédent des avocats en a influencé beaucoup qui, aujourd’hui, prennent le chemin d’une opposition active. L’opposition au régime militaire se renforcera grâce à la solidarité de nos amis à l’étranger. Organiser des piquets autour des ambassades du Pakistan dans tous les pays serait un moyen efficace de manifester cette solidarité.