Image extraite de la vidéo de l’attaque du Hamas contre la "rave Nova dans le sud d’Israël, le 7 octobre 2023.
Début décembre, la société de production israélienne Yes Studios a sorti un nouveau film, #NOVA, qui retrace la façon dont des participant.e.s au festival de musique trance Supernova ont vécu les attentats du 7 octobre. Le documentaire, qui est visible sur YouTube en Israël mais n’a pas encore été diffusé à grande échelle, est presque entièrement composé de vidéos, d’enregistrements et de textos provenant de téléphones portables de festivaliers. Il commence par un message audio d’une survivante qui appelle son père alors qu’elle tente de s’éloigner de la fusillade. Il lui dit de raccrocher et de faire la morte. La séquence suivante est composée de fragments de vidéos des heures précédant l’attaque du Hamas : Les festivaliers attachent leurs bracelets, admirent leurs tenues dans le miroir, se trémoussent sur les rythmes trépidants d’un DJ. Dans l’obscurité, une jeune fille agite un drapeau sur lequel on peut lire « Universo Parallelo », univers parallèle, le thème de la rave. La foule est montrée en train de sauter de manière synchronisée, les néons balayant les visages, une paire de crânes numérisés en technicolor hochant la tête et chatoyant au dessus d’eux. Le film montre ensuite le moment, aux premières heures du 7 octobre, où la musique s’arrête. Un agent de sécurité s’approche du DJ et lui dit d’arrêter de jouer, que la fête est finie, alerte rouge, et ordonne à la foule de se disperser. Un jeune homme, encore tout excité par l’ambiance de la rave, semble presque danser au rythme des explosions qui claquent au-dessus de sa tête, en riant et en scandant : « bam bam, bam bam, bam bam » : « bam bam, bam bam bam ! » Alors que les tirs de roquettes se poursuivent, une femme se dit : « Vous êtes foutus - qui peut bien organiser une fête à Gaza ? ».
#NOVA est l’un des nombreux films documentaires qui relatent les meurtres et les enlèvements d’Israéliens par des combattants du Hamas et leurs complices le 7 octobre. Il a été précédé par Bearing Witness, un film composé d’images tirées des cameras portatives individuelles et des enregistrements de téléphones portables de militants du Hamas et diffusé par l’armée israélienne, qui a été montré aux parlements et aux assemblées législatives des États-Unis, du Canada et en Europe, et projeté dans des universités, des consulats israéliens, des synagogues et des musées juifs. Un autre documentaire relatant l’attaque de la rave, Supernova : le massacre au festival musical, a été diffusé fin décembre en Israël et a été retenu en vue d’une distribution internationale. Un autre film sur l’attaque du festival, coproduit par la BBC, est en cours de production.
Ces films sont des objets de mémoire qui sont également présentés par leurs auteurs comme des éléments de preuve essentiels. Dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, le gouvernement israélien - alors en plein déploiement de sa campagne militaire d’anéantissement contre Gaza - a commencé à mettre en garde contre un phénomène nouveau et virulent de négation de l’ampleur ou de la véracité de ces attentats perpétrés contre des Israéliens. En utilisant le vocable de « déni », le gouvernement cherchait à rappeler le précédent du révisionnisme concernant l’Holocauste - un parallèle qu’il n’a pas tardé à rendre explicite. Avant la première projection officielle de Bearing Witness, le 23 octobre à Tel Aviv, un porte-parole du gouvernement israélien a présenté le film comme une initiative visant à contrer un « phénomène de négationnisme semblable à celui de l’Holocauste ». Cette aspiration caractérise toute la série de documentaires. Noam Pinchas, l’un des réalisateurs de Supernova, a déclaré à Haaretz : « J’espère vraiment qu’il prouvera que ces choses se sont réellement produites ». Dan Pe’er, le réalisateur de #NOVA, a déclaré au journal que « le monde a besoin de comprendre l’holocauste que nous avons enduré, attesté par de nombreuses personnes qui y étaient ».
Des théories du complot qui rejettent ou diminuent ces violences ont en effet circulé sur la toile depuis le mois d’octobre . En janvier, le Washington Post a rapporté qu’« un nombre de personnes réduit mais croissant nie les données factuelles concernant ces événements, diffusant une série de contre-vérités et de récits fallacieux qui minimisent la violence ou en contestent l’origine ». Parmi ces scénarios construits sur la dénégation, le plus important est l’affirmation selon laquelle le 7 octobre a été une attaque « sous fausse bannière », une tentative déguisée d’Israël, ou peut-être des États-Unis, de créer un prétexte pour commencer à bombarder la bande de Gaza. Cette conspiration a sans doute été alimentée par le fait que des soldats israéliens ont effectivement tué des civils israéliens ce jour-là et qu’Israël a déclaré qu’il n’enquêterait pas sur ces incidents tant qu’il n’aurait pas achevé sa guerre contre Gaza. Une dynamique similaire s’est mise en place autour des récits contradictoires relatifs aux violences sexistes commises le 7 octobre et après : il s’est trouvé des gens pour qualifier d’invention toute affirmation selon laquelle des Israéliennes auraient été violées au cours de l’attaque, bien que les Nations unies aient affirmé qu’il existait des « motifs raisonnables de croire » que certains de ces rapports étaient crédibles.
L’existence de ces courants négationnistes peut être alarmante, mais ils ont été alimentés par une réalité troublante : la violence du 7 octobre - en particulier les signalements de violences sexuelles - a été instrumentalisée presque dès le moment où elle s’est produite pour justifier des représailles d’une ampleur bien plus grande. L’accusation de viol, souvent racialisée, a historiquement servi à déshumaniser l’accusé, ce qui s’accorde bien avec les déclarations des autorités israéliennes qui proclament qu’elles sont engagées dans une bataille existentielle pour leur survie contre, pour reprendre les termes du ministre de la défense Yoav Gallant, des « animaux humains ». C’est ce genre de roulement de tambour qui est repris par les grands médias qui prétendent que le Hamas a fait un usage systématique du violcomme « arme de guerre », et qui s’amplifie même face à l’absence flagrante de preuves pour étayer cette lourde affirmation. De nombreux rapports sont non seulement largement non vérifiés, mais également invérifiables, étant donné que de nombreux morts ont été enterrés avant que des examens médico-légaux ou des autopsies n’aient été pratiqués. Par ailleurs, des rapports crédibles faisant état de soldats israéliens ayant violé, humilié et menacé des femmes palestiniennes en détention ont également fait surface. Les enjeux liés à ces présentations sont si importants et les faits concrets si limités qu’il n’est pas étonnant que l’instrumentalisation des affirmations fondées sur des preuves ait alimenté une tendance contraire à la contre-vérité.
Dans de telles conditions, le statut même de la « preuve » est dangereusement ébranlé. Les discours du gouvernement israélien ont amplement contribué à affaiblir son autorité : le jour où s’est tenue l’audience de la Cour internationale de justice dans l’affaire Afrique du Sud contre Israël sur les violations présumées par Israël de la Convention sur le génocide, le ministère israélien des Affaires étrangères a fait en sorte que #NOVA soit projeté juste devant le Palais de la Paix. Le message était clair : les véritables preuves, laissait-on ainsi entendre, n’étaient pas présentées à l’intérieur du tribunal, où le groupe d’avocats sud-africains soutenait qu’Israël commettait un génocide contre le peuple palestinien, mais plutôt à l’extérieur, sur la place publique, où les atrocités commises par le Hamas contre les Israéliens étaient diffusées pour que chacun.e puisse en prendre connaissance. Ainsi, même s’ils visent à contrer une forme de déni, les films font également partie d’un dispositif médiatique qui en amplifie une autre. Ils rassemblent des preuves filmiques et photographiques non seulement pour inciter leurs spectateurs à regarder, mais aussi pour les dissuader de regarder ce qui se passe juste en dehors du cadre.
Regarder ces films, ou cliquer sur les documents relatifs aux attaques du 7 octobre que le gouvernement israélien a compilés et mis en ligne, revient à se faire enrôler dans quelque chose qui s’apparente à ce que l’universitaire Maayan Ali appelle la « guerre juridique visuelle », dans laquelle « les acteurs militaires et les représentants de l’État brandissent des images probantes pour justifier le recours à la force militaire ». Si la guerre juridique - la mobilisation du droit comme arme de guerre - figure parmi les tactiques militaires les plus marquantes de notre époque, le concept de « guerre juridique visuelle » indique dans quelle mesure il est possible de faire circuler et de mobiliser des images « pour justifier (ou condamner) un large éventail d’opérations militaires », affirme M. Ali. Plus on rappellera aux gens les horreurs du 7 octobre, plus ils seront disposés à cautionner moralement des actes de guerre inadmissibles.
Ou alors, plus les gens refusent cette enrôlement, plus il est possible qu’ils rejettent les images qui visent à le réaliser, et ce même s’ils doivent pour cela rejeter ce que leurs propres yeux leur ont montré. La guerre juridique visuelle mobilise la malléabilité des preuves au service de la logique militaire : ce qu’Ali appelle une « lutte pour le sens » devient un autre champ de bataille, un terrain tourmenté où plane un brouillard informationnel. Plus le gouvernement israélien clame haut et fort son indignation face au déni tout en continuant à le pratiquer - en instrumentalisant les événements du 7 octobre pour à la fois justifier et masquer le massacre des Palestiniens - plus il contribue à la mise en question des crimes commis contre ses propres ressortissants. En restreignant de façon stricte le champ d’ouverture de la caméra, les films qui prétendent informer sont devenus moins des œuvres de témoignage que des plaidoyers en faveur de la guerre.
L’un des principaux objectifs de cette mobilisation israélienne autour de la mémoire du 7 octobre est de la faire fusionner avec la mémoire de l’Holocauste, ce qui, en fin de compte, est préjudiciable à ces deux événements. De ce point de vue, il semblerait que cette campagne ait déjà connu un succès terrifiant : après que j’ai regardé le film #NOVA sur YouTube, la plate-forme m’a proposé de passer à des témoignages de survivants israéliens des attentats qui avaient été filmés et mis en ligne par l’USC Shoah Foundation, l’une des plus grandes archives de témoignages de survivants de l’Holocauste. J’ai cliqué sur la vidéo d’une interview de Yarin Levin, un jeune vétéran des forces de défense israéliennes qui avait assisté au festival avec ses amis. Il a raconté à son interlocuteur que lui et des centaines d’autres personnes étaient tombés dans une embuscade, qu’ils ne savaient pas dans quelle direction fuir et qu’il n’avait jamais entendu autant de coups de feu de toute sa vie. Au-dessous de la vidéo, YouTube a ajouté un bandeau explicatif qui présente le « contexte » de ses propos : un encadré dans lequel figure la définition de l’« Holocauste » donnée par l’Encyclopedia Britannica, c’est-à-dire l’« assassinat systématique, appuyé par l’État », de six millions de Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale. Sur ce panneau, le temps a subi un effondrement : ce dont Levin témoignait, c’est du moins ce que cela laissait entendre, ne se limitait pas aux meurtres de juifs israéliens de ce jour-là, mais englobait les meurtres de juifs commis pendant l’Holocauste et tous les meurtres de juifs perpétrés au cours de l’histoire. Il a à peine eu la possibilité de faire état de ce qu’il a vécu, il a été vite englouti et « contextualisé », inscrit dans une histoire faite de destructions qui se à reproduisent.
La prolifération des documents audiovisuels relatifs aux attentats s’inscrit également dans cette logique et rappelle celle des films documentaires consacrés à la Shoah. À Nuremberg, le film « Les camps de concentration nazis » a restitué les scènes auxquelles l’armée américaine s’est trouvée confrontée lors de la libération des camps. Ce fut le premier film à être projeté dans le cadre d’une procédure pénale. « Nous allons vous montrer ces camps de concentration sous forme de films », avait annoncé le procureur général Robert H. Jackson dans son allocution d’ouverture du procès. « Nos preuves seront écœurantes et vous direz que je vous ai privés de votre sommeil ». Le film prouve son authenticité, comme l’a affirmé le juriste Lawrence Douglas, car il montre non seulement les camps, mais aussi les généraux et les soldats américains qui les ont traversés saisis d’horreur, de sorte que le spectateur participe au « spectacle du témoignage de l’acte de témoigner ». (Aujourd’hui, alors que des photographies de spectateurs regardant Bearing Witness circulent en ligne, nous sommes tous devenus partie prenante de ce spectacle. La réaction la plus viscérale et la plus immédiate aux images du film peut être enrôlée dans ce projet multidimensionnel de guerre juridique visuelle, dans un soutien à la réponse militaire aux événements qu’elles décrivent).
Mais quel est l’objectif de cette mise en scène des témoignages ? Parmi les leçons que la longue histoire de la mémoire de l’Holocauste aurait dû nous enseigner, il y a le fait qu’aucune preuve n’est suffisante pour endiguer le déni. Malgré toutes les preuves du contraire, malgré tous les témoignages, toutes les photographies et tous les films qui ont été rassemblés avec tant de soin pour sauvegarder la mémoire des vies juives perdues, il y a toujours des gens qui trouvent que les archives sont insuffisantes, qui exigent des preuves supplémentaires et qui restent obstinément sceptiques après que ces preuves leur ont été fournies. Ceux dont l’histoire a été niée tentent de trouver une réponse en multipliant les témoignages, les expertises, les vérifications de faits, en adoptant le langage du négateur - un langage qui, si l’on veut pouvoir réfuter ses allégations, avec la volonté de défendre la vérité, requiert un certain degré d’empirisme. Le seul fait de s’efforcer de répondre au mensonge peut en légitimer les prémisses, en donnant du crédit à des questionnements qui autrement ne mériteraient pas d’être sérieusement pris en compte. Réfuter le mensonge selon lequel il n’y avait pas de chambres à gaz à Auschwitz, cela signifie le prendre au sérieux - en réalité, pour le mettre en pleine lumière - et c’est répéter et diffuser cette allégation.
Parmi les leçons que la longue histoire de la mémoire de l’Holocauste aurait dû nous enseigner, il y a le fait qu’aucune preuve n’est suffisante pour endiguer le déni.
Cette corrélation indissociable est ce que le critique littéraire Marc Nichanian a appelé la « catastrophe du survivant », qui est contraint de regarder ses meurtriers en face, encore et encore, et de prouver sa propre mort, ce qui le pousse vers un état de « folie pure et simple ». « Depuis le début, avant même le début, le meurtrier est là, face à moi, et il me dit : »Prouve-le ! Prouve-le donc si tu le peux ! Et moi, cela fait 90 ans que je me lève et que je le prouve« , écrit-il dans La perversion historiographique, son étude sur les prolongements négationnistes du génocide arménien. Mais même 90 ans de témoignages ne suffiront pas. »Même lorsque la totalité des témoignages, pour le monde entier, dit la vérité sur la vérité, il se trouve qu’il y a encore de la place pour le questionnement, parce qu’il y a encore de la place pour les interprétations", dit Nichanian. Même lorsque le monde entier dit la vérité sur la vérité, cela ne suffit pas.
Le peuple juif est depuis longtemps pris dans la boucle désastreuse et démente de la survivance. Il n’est donc peut-être pas surprenant que le gouvernement israélien ait renoncé aux témoignages comme moyen de « dire la vérité », mais qu’il s’en soit emparé pour en faire de la hasbara, qui signifie littéralement « explication », mais pratiquement « propagande ». Entretemps, l’offensive israélienne contre Gaza a encore davantage pris un autre peuple au piège dans cette position impossible qu’il a lui aussi été forcé de tenir depuis 1948. Nichanian nous rappelle que le génocide arménien ne s’est pas terminé avec les massacres de masse, mais qu’il s’est poursuivi avec la destruction des documents attestant des efforts déployés par la suite pour obliger les criminels à rendre compte de leurs actes. La volonté génocidaire, affirme-t-il, ne se limite pas à détruire des peuples entiers, elle détruit également leurs archives, c’est-à-dire les documents mêmes qui auraient pu constituer une preuve à la fois de leur existence et de leur destruction. « On exige des preuves là où il n’y a pas de tombes », écrit-il. Dans les années futures, ceux qui auront survécu aux atrocités commises contre le peuple palestinien à Gaza se lèveront encore et encore, face à un parterre qui leur demandera effrontément : « Prouvez-le ! ». Même les morts seront appelés à participer, forcés de travailler dans leurs tombes pour présenter les circonstances de leurs propres meurtres. Le président Joe Biden en a donné la douloureuse confirmation lorsqu’il a déclaré sans aucune justification, en octobre, qu’il n’avait « aucune confiance » dans le nombre de morts calculé par le ministère de la santé de Gaza, pourtant généralement reconnu comme fiable quoique
En février, la Knesset israélienne a approuvé en première lecture un projet de loi qui ferait de la négation de ce qui s’est passé le 7 octobre, ou de la minimisation de l’ampleur des attaques, un délit passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Dans un nouvelle tentative d’interpolation du passé juif dans le présent, l’homme politique de droite Oded Forer, auteur du projet de loi, s’est inspiré de la loi israélienne de 1986 interdisant la négation de l’Holocauste, qui prévoit la même peine, et a fait remarquer que la façon dont on discutait du 7 octobre « commençait à ressembler à la négation de l’Holocauste ». « La campagne pour défendre la mémoire du 7 octobre doit être menée maintenant et les forces qui tentent de dissimuler le mal absolu que nous avons connu le 7 octobre ne doivent pas être autorisées à se faire entendre », a déclaré M. Forer sur X, le jour où le projet de loi a été présenté. « Nous ne pouvons pas exiger des nations du monde qu’elles interdisent la négation du massacre, à l’instar de l’interdiction de la négation de l’Holocauste, sans nous-mêmes en faire autant. À notre époque, où les fausses informations sont diffusées sous stéroïdes, nous devons commencer le combat dès maintenant. »
Bien qu’en première lecture, le projet de loi ait été approuvé à l’unanimité par 29 membres de la Knesset, il a rencontré une opposition au sein du gouvernement israélien. Le procureur général Gali Baharav Miara s’est prononcé contre au motif qu’il « soulève d’importantes difficultés juridiques » et pourrait rendre plus difficile la poursuite des auteurs des attentats du 7 octobre. « Il va de soi que le tableau des preuves relatives à la nature et à la portée des actes détestables n’est pas complet », a-t-elle déclaré dans un communiqué. Selon elle, une loi interdisant de nier les attentats pourrait entraver les efforts déployés par son bureau pour recueillir des preuves et enquêter. Tant que les procédures judiciaires visant à établir les faits survenus le 7 octobre sont en cours, il serait contre-productif, voire pratiquement impossible, d’engager simultanément des poursuites pénales à l’encontre des personnes qui nient la réalité des faits survenus le 7 octobre. Dans sa déclaration, Mme Miara a également souligné que les lois interdisant la négation des faits sont généralement adoptées des décennies après les crimes considérés, une fois qu’une « compréhension historique claire » des événements a été établie. « Il convient de noter que la loi interdisant la négation de l’Holocauste n’a été adoptée qu’en 1986, soit une quarantaine d’années après l’Holocauste du peuple juif », a-t-elle écrit. En d’autres termes : On ne peut pas poursuivre le négationnisme avant d’avoir établi ce qui est exactement nié.
L’échange entre Forer et Miara répète la confrontation bien connue entre le législateur et le juriste, tous deux habilités, en vertu de leur position, à déterminer les « faits » de l’histoire à leur manière. S’il fut un temps où « à l’historien seul revenait la tâche d’établir les faits, de produire les preuves et de restituer la vérité », comme l’écrivait il y a plus de vingt ans l’universitaire français Pierre Nora, « aujourd’hui, l’historien est loin d’être le seul à construire le passé ; c’est un rôle qu’il partage avec le juge, le témoin, les médias et le législateur ». L’historien recueille des preuves et élabore une narration rétrospective minutieuse ; le juriste se préoccupe de ce que le dossier juridique contiendra ; les témoins parlent de ce qu’ils ont vu et de ce à quoi ils ont survécu, sachant qu’aucun témoignage ne suffira ; les médias donnent leur propre version des faits. Pourtant, si chacun de ces protagonistes peut contribuer à la « fabrication » du passé, seul le législateur est habilité à imposer sa propre interprétation de l’histoire à ses concitoyens. Le législateur est le seul à pouvoir adopter des lois établissant ce qui s’est passé ou pas, en évitant totalement le domaine confus des éléments factuels et des preuves. Il peut agir avant que les faits n’aient été établis, il peut pour ainsi dire les devancer, en délimitant les contours acceptables du passé avant même qu’il ne soit passé.
Ne permettre les enquêtes qu’une fois la guerre « finie », c’est se réjouir de l’érosion que subit la vérité entre-temps, c’est encourager la « lutte pour le sens » qui ne cesse de détourner l’attention des actes d’anéantissement qui se déroulent hors-champ.
Forer est l’un des nombreux élus Israéliens qui fabriquent déjà l’histoire en protestant contre les activités de recensement des faits. Les enquêtes sur les défaillances en cascade qui ont conduit au 7 octobre, et qui se sont poursuivies après cette date, sont actuellement « mises en attente » jusqu’à la fin de la guerre, parce que le gouvernement prétend qu’elles interféreraient avec l’activité militaire. C’est une position commode pour le moment parce qu’elle promet une « fin » qui ne viendra peut-être pas, renvoyant à un moment imaginaire où un gouvernement israélien imaginaire - un gouvernement qui a renoncé à sa guerre de vengeance et a cessé son agression non seulement contre Gaza, mais aussi contre sa propre société civile - se demandera en quoi il a si mal fait les choses. C’est également commode parce que les preuves se corrodent avec le temps ; autoriser des enquêtes uniquement lorsque la guerre « se termine », c’est se réjouir de l’érosion de la vérité dans l’intervalle, c’est encourager la « lutte pour le sens » à continuer de détourner l’attention des actes d’anéantissement qui se déroulent hors champ.
Bien que le bureau de Miara enquête sur les attaques du 7 octobre et ait participé à des discussions sur ce que pourraient être les procédures judiciaires à l’encontre des auteurs présumés, il n’y a pas encore de consensus sur la forme qu’elles pourraient prendre. ( Autre référence intentionnelle à l’Holocauste, le procès Eichmann est souvent cité comme modèle envisageable, notamment en raison de son caractère public et parce que les avocats commis d’office israéliens ont déclaré qu’ils ne défendraient pas les membres du Hamas. Lors du procès Eichmann, l’accusé était représenté par des avocats allemands). Ici aussi, la « fin » de la guerre est invoquée comme un horizon imaginaire au-delà duquel ces questions peuvent être résolues, et la procédure judiciaire considérée comme une forme de conclusion. Quelle que soit la forme que prendront les inévitables procès - pénaux ou militaires, publics ou à huis clos -, ils ne rendront qu’une justice partielle. Le juriste, comme le législateur, travaille avec des outils émoussés. Israël tentera d’obliger le Hamas à répondre de ses actes en vertu de ses lois, tandis que le droit international cherchera à son tour à contraindre Israël à répondre de ses propres crimes. Les deux instances se trouvent limitées de par leur conception même : la première mobilisera le droit pénal national à des fins de vengeance et de consolidation de la nation, tandis que la seconde peut uniquement évaluer un vaste champ de méfaits à travers la toute petite lorgnette de la qualification juridique - sans parler des questions fondamentales qui se posent quant à la capacité à faire appliquer une quelconque décision. Lorsque les efforts déployés ne répondent pas aux immenses attentes qu’ils suscitent, c’est à l’historien qu’il incombera de ramasser les restes et de passer au crible les éléments de preuve qui auront réussi à subsister.
Toute guerre est, d’une manière ou d’une autre, une guerre mémorielle. Celle d’Israël est déjà bien entamée : La déclaration de Forer selon laquelle « la mobilisation pour la mémoire du 7 octobre doit être conduite maintenant » est d’une honnêteté déroutante, car elle indique clairement qu’en ce moment, le gouvernement israélien n’est pas intéressé par la compréhension de ce qui s’est passé le 7 octobre, ni au cours des terribles mois qui ont suivi. En revanche, il cherche à promouvoir une « campagne pour la mémoire du 7 octobre », à transformer une catastrophe dont les contours factuels n’ont pas encore été définitivement établis en une campagne politique qui peut être utilisée aux fins de l’État israélien et de sa guerre de vengeance contre la bande de Gaza. La proposition de loi s’inscrit dans le cadre d’une « campagne pour la mémoire » qui cherche à mobiliser le pouvoir destructeur de la mémoire elle-même. « Revendiquer le droit à la mémoire, c’est, au fond, réclamer la justice », avait prévenu Nora il y a plus de vingt ans. « Au vu des effets produits, cependant, cela s’est souvent transformé en un appel au meurtre ».
Linda Kinstler 10 avril 2024
lindakinstlerorde Come to this Court and Cry.