Cette semaine, la municipalité de Haïfa a annulé un événement de lancement de la traduction en hébreu du roman « Apeirogon » de Colum McCann. Le livre est basé sur mon histoire et celle de mon frère de deuil, Bassam Aramin. Nous avons tous les deux perdu nos filles à cause du conflit et nous sommes tous les deux actifs au sein du Forum israélo-palestinien des familles endeuillées. Environ 600 familles sont membres du forum et nous pensons tous que l’occupation a pris nos enfants, que l’occupation doit cesser et que nous pouvons et devons vivre ici ensemble dans le respect mutuel.
La façon dont McCann a réussi à pénétrer notre intimité la plus cachée et a su raconter l’histoire de notre chagrin et de notre deuil d’une manière aussi humaine, douce, prévenante, compatissante et pointue est tout simplement incroyable. Je n’aurais jamais cru que c’était possible. Et la municipalité de Haïfa veut m’empêcher d’en parler. Vous ne discutez pas avec la douleur. Je ne parlerai jamais contre les autres familles endeuillées, car je comprends parfaitement le chagrin et la colère qui les traversent. Mais je suis aussi un père endeuillé, et j’ai aussi le droit de parler et d’exprimer ma douleur dans la sphère publique. Le deuil a plusieurs visages et je veux faire entendre une voix différente. Et le deuil, à mon avis, ne peut pas être une excuse pour avoir des haut-le-cœur. Le deuil doit être affronté avec un regard sobre sur la douloureuse réalité des deux peuples qui vivent dans cette contrée. Je partage mon deuil avec mon frère palestinien Bassam Aramin et avec de nombreux autres parents palestiniens endeuillés.
Le cri de deuil est un cri terrible d’une douleur infinie, très grande et terrible. 24 heures par jour. 60 secondes par minute, sans détente ni repos. Il ne s’agit pas seulement du cri de quelqu’un à qui on a marché sur le pied ou à qui on a pris un jouet. Il ne s’agit pas d’un cri de détresse économique ou d’injustice sociale, ni de honte et d’humiliation pour une injustice causée, pour une cruauté commise, pour le mépris et l’arrogance, pour une corruption choquante ou pour une stupidité à couper le souffle. Le cri des personnes endeuillées, c’est tout cela ensemble – et un peu plus. La douleur de quelqu’un qui a perdu un être cher en général et dans un conflit en particulier a le pouvoir de l’énergie nucléaire. Cette douleur a tendance à éclater et à exploser avec une force atomique. C’est une douleur arabe, une douleur juive et une douleur humaine. Nous voyons aujourd’hui sous nos yeux le résultat de cette explosion de douleur.
J’ai appris avec un cœur brisé et une grande tristesse la capitulation de la municipalité de Haïfa et de son conseiller juridique face à la pression du groupe des familles endeuillées, dont le mouvement « Betzalmo » [« A son image - les droits de l’homme dans un esprit juif », une des organisations de la droite nationaliste et colonialiste – E.] utilise la douleur de manière manipulatrice, cynique, malveillante et qui divise. L’avis juridique [de la conseillère juridique de la ville de Haïfa, favorable à l’interdiction de l’évènement – E.], avec le respect qu’on lui doit, peut parfois aussi être utilisé à mauvais escient, et légitimer de délits et de crimes et de bâillonnement. Mais une société saine est une société qui donne une tribune à des voix diverses, parfois contradictoires, une société où justice et liberté d’expression vont de pair.
Lors de la première cérémonie du Forum des familles endeuillées à laquelle j’ai participé, j’ai dit ce qui suit, qui est toujours d’actualité : Je n’ai pas besoin d’un jour commémoratif pour me souvenir de Smadari. Je me souviens d’elle tout le temps, 365 jours par an, 24 heures sur 24 par jour, 60 secondes par minute. Sans répit, sans repos, pendant 20 longues et maudites années, et le temps ne guérit pas la blessure, et l’insoutenable facilité de continuer à exister reste une énigme étrange et non résolue.
Lorsque Yitzhak Frankenthal m’a mobilisé au Forum des familles endeuillées il y a 25 ans, j’ai été exposé pour la première fois de ma vie à l’existence même de l’autre côté - j’ai encore aujourd’hui honte de dire cela pour la première fois de ma vie (j’avais 47 ans). J’ai rencontré les Palestiniens comme des êtres humains normaux, tout comme moi, avec la même douleur, les mêmes larmes et les mêmes rêves. Pour la première fois de ma vie, j’ai été exposé à une histoire, à la douleur et à la colère, mais aussi à la noblesse et à l’humanité de ce que nous appelons « l’autre côté ». Le point culminant de ce voyage a été la rencontre entre moi et mon frère, le « terroriste » qui a passé sept ans dans une prison israélienne, le combattant de la paix Bassam Aramin, qui a perdu sa fille Abir et nous a écrit des mots très émouvants que seuls ceux qui partagent la même douleur chez nous peut écrire et comprendre.
Aujourd’hui, ma définition des camps est complètement différente de ce qu’elle était il y a 26 ans. Pour moi, la ligne de démarcation entre les partis aujourd’hui n’est pas entre Arabes et Israéliens ou entre Juifs et Musulmans. Aujourd’hui, la ligne de démarcation se situe entre ceux qui veulent la paix et sont prêts à en payer le prix, et tous les autres. Ce sont ceux-là qui sont de l’autre côté. Et malheureusement, aujourd’hui, l’autre côté est le groupe corrompu de politiciens et de généraux qui nous dirigent et se comportent comme une bande de chefs mafieux, de criminels de guerre qui jouent entre eux au ping-pong et au sang, sèment la haine et récoltent la mort, et tentent priver quiconque s’écarte du sillon de la possibilité de s’exprimer.
Rami Elhanan 20h00, 08 février 2024
L’auteur est un père endeuillé, membre du Forum des familles israélo-palestiniennes