L’invasion n’a peut-être eu lieu que jeudi dernier 24 février, mais la Russie est déjà plus faible aux yeux du monde car elle n’a pas atteint ses objectifs. Son armée n’a pas réussi à prendre [en date du 28 février] les grandes villes ukrainiennes et la résistance ukrainienne a bloqué l’avancée russe sur presque tous les fronts. Les images des épaves fumantes des véhicules blindés russes remplissent les écrans de télévision tous les soirs.
Le plan de campagne russe supposait apparemment une avancée éclair (Blitzkrieg) contre une opposition négligeable, éliminant rapidement les dirigeants politiques et militaires ukrainiens. La seule raison pour laquelle Poutine a pu imaginer qu’une armée de seulement 190 000 soldats, parmi lesquels des cuisiniers, des chauffeurs et autres non-combattants, serait capable de s’emparer et d’occuper un pays trois fois plus grand que la Grande-Bretagne est un vœu pieux.
Un expert russe en politique étrangère, Andrei Kortunov, du Conseil russe des affaires internationales, affirme que le plan initial du Kremlin était de boucler l’opération en deux semaines. Il ajoute que les membres du ministère russe des Affaires étrangères ont été « très surpris, choqués, voire consternés » [1] par cette décision, qu’ils ont probablement considérée comme le début d’une guerre ingagnable.
La guerre ne concerne plus seulement l’avenir de l’Ukraine, mais celui de Poutine, qui a peu de chances de survivre à un fiasco russe complet. Non seulement il a donné l’ordre d’envahir et d’occuper l’Ukraine, mais il s’attendait manifestement à une victoire facile.
Tout ce qu’il a réalisé ou espéré réaliser au cours de ses 22 années au Kremlin est en train de s’effilocher à une vitesse extraordinaire. Il a dit qu’il voulait empêcher l’extension de l’OTAN vers l’est, mais il a fait en sorte que l’Ukraine soit à l’avenir soudée politiquement et militairement à l’OTAN et à l’UE, qui lui fournissent armes et argent. Il avait cherché à tirer parti de la désunion des Occidentaux dans leurs relations avec Moscou, mais il a maintenant contraint l’Allemagne et la France à adopter la même ligne dure envers la Russie que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
Il en va de même sur le front intérieur. Lorsque Poutine a pris la tête de la Russie en 1999, il était considéré comme un garant de stabilité qui mettrait fin au chaos de l’ère Boris Eltsine. Mais lundi, le rouble russe a perdu 25% de sa valeur et la Banque centrale a relevé ses taux d’intérêt à 20%. Les sanctions économiques entraveront l’économie pendant des décennies, et la Russie pourrait même devoir payer des réparations. En ce qui concerne l’impact à long terme, pour exemple, ce n’est que ce mois-ci que l’Irak a effectué le dernier paiement de compensation au Koweït pour l’invasion d’il y a 30 ans, portant le montant total des réparations à 52,4 milliards de dollars. Combien la Russie pourrait-elle avoir à payer pour les dommages de guerre en Ukraine ?
La liste des calamités qui ont déjà frappé la Russie, ou qui pourraient le faire bientôt, ne laisse à Poutine qu’une seule option politique : tenter de remporter une victoire militaire en Ukraine afin que son invasion ne soit pas considérée comme un désastre complet. Il y a peu de chances qu’un cessez-le-feu soit négocié lors d’une réunion à la frontière entre l’Ukraine et la Biélorussie ce 28 février, puisque Poutine exige une capitulation totale du gouvernement ukrainien et la reddition de son armée.
Les généraux de Poutine peuvent-ils retourner la situation militaire à ce stade ? Ils ont perdu l’avantage de la surprise et le moral des militaires ukrainiens est élevé. Le président Volodymyr Zelensky se révèle être un leader fervent et charismatique. Par contre, seulement 60% des forces russes qui entourent l’Ukraine ont été déployées et elles n’ont pas utilisé leur artillerie lourde ou leurs bombardiers de manière significative.
Elles pourraient être déployées lors de la prochaine phase de la guerre, qui pourrait bien être le siège de villes – notamment la capitale Kiev, qui compte 2,8 millions d’habitants, et la deuxième plus grande ville, Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine, qui compte 1,4 million d’habitants [2]. Peut-être les Russes pourraient-ils les capturer en utilisant uniquement des chars et de l’infanterie, bien que cela ne se soit pas produit jusqu’à présent.
J’ai rendu compte du siège de Mossoul, dans le nord de l’Irak, pendant neuf mois en 2016/17, qui a infligé d’horribles pertes à la population civile et détruit la majeure partie de la vieille ville. En effet, l’armée irakienne qui avançait ne pouvait éliminer les combattants de l’Etat islamique qu’en faisant appel aux frappes aériennes des Etats-Unis ou en détruisant des quartiers entiers avec des obus et des roquettes. Le niveau de destruction à Raqqa, la capitale de facto de l’Etat islamique en Syrie, était encore pire et pour la même raison. Une infanterie déterminée, retranchée dans une ville, ne peut être facilement vaincue sans utiliser une puissance de feu massive qui inflige de lourdes pertes en vies humaines.
L’issue sinistre de la guerre de siège en Irak et en Syrie ne se reproduira pas nécessairement en Ukraine, mais des sièges comme celui de Beyrouth par Israël en 1982 et celui de Grozny par la Russie en 1999 ont également entraîné de lourdes destructions et de nombreuses pertes civiles.
Mais les Ukrainiens se battront pour leurs villes sous les yeux d’un monde compatissant, la mort ou la blessure de chaque civil tué par un obus russe étant enregistrée sur une caméra de téléphone.
Poutine s’est engagé dans une guerre ingagnable, mais il n’est pas certain qu’il le sache. Au début de la guerre, il a fait preuve d’un excès de confiance extrême en demandant à l’armée ukrainienne de déposer les armes et de renverser un gouvernement ukrainien « néonazi ». Cela a montré un détachement presque total de la réalité sur le terrain. L’accent mis sur l’état mental de Poutine détourne l’attention du fait inquiétant que son entrée en guerre en Ukraine a toujours été une aventure insensée – et qu’il pourrait faire preuve du même manque de jugement lorsqu’il s’agit d’armes nucléaires.
Patrick Cockburn