Pour qui connaît l’histoire mouvementée de l’Irlande du Nord depuis 40 ans, le spectacle fut inédit - voire, il y a un ou deux ans, inimaginable. Le 8 mai dernier, le pasteur Ian Paisley, chef de file des protestants intransigeants du Parti unioniste démocratique (DUP), s’est fait nommer Premier ministre de la province. À ses côtés, en tant que Premier ministre adjoint, Martin McGuinness, issu du parti republicain (catholique) Sinn Fein, ancien commandant de la brigade de Derry de l’Armée républicaine irlan-daise (IRA).
Le tout s’est déroulé dans une ambiance des plus chaleureuses, en présence de Tony Blair, Premier ministre démissionnaire du Royaume-Uni et de son homologue de la République d’Irlande, Bertie Aherne, qui compte bien être reconduit aux élections législatives du 24 mai. Neuf ans après les accords dits du Vendredi saint, qui ont conduit à la mise en place d’une Assemblée autonome pour la province, les choses semblent se stabiliser.
Si c’est le cas, c’est d’abord que chacune des deux parties y trouve son compte. L’IRA a déposé les armes définitivement il y a deux ans. C’était la fin d’une guerre de 30 ans, qu’elle n’a pas gagnée sur le plan militaire. Elle n’a pas réussi à chasser l’armée britannique et à réunifier l’Irlande. Le gouvernement britannique a toujours pu s’appuyer sur les 60 % de protestants qui soutenaient l’Union. En 2003, le Sinn Fein devient le premier parti de la communauté nationaliste (catholique). Au même moment, le DUP émerge comme premier parti de la communauté protestante. À première vue, c’était donc le blocage total : comment imaginer que ces deux partis gouvernent ensemble ? Mais la Constitution stipule que le gouvernement est formé des principaux partis à l’Assemblée, qui doivent partager les postes entre eux...
Dans un premier temps, la province reste sans gouvernement, dirigée de Londres. Situation qui, si elle avait perduré, aurait conduit à la suppression du statut d’autonomie. Ce que personne, en Irlande du Nord, ne voulait. Désormais, le problème était plutôt du côté de Paisley, qui avait toujours refusé de gouverner avec un parti qu’il n’appelait jamais autrement que « Sinn Fein-IRA ». Mais l’IRA désarmée, à la satisfaction de tous les observateurs indépendants, il était un peu à court d’arguments. Un dernier round de négociations à l’automne dernier, la reconnaissance par le Sinn Fein de la légitimité de la police et de la justice nord-irlandaises, et la boucle était bouclée. Les élections du 7 mars ont confirmé la domination du DUP et du Sinn Fein et Paisley a dû s’incliner.
Le nouveau gouvernement compte, en dehors de Paisley et McGuinness, quatre ministres DUP, trois de Sinn Fein, deux du Parti unioniste d’Ulster (protestant) et un du Parti social-démocrate et travailliste (catholique). Il y a, en son sein, un accord assez large sur les questions économiques, qu’on peut résumer par la perspective de rattraper la République d’Irlande, le prétendu « tigre celtique », dont le succès est dû à une main-d’œuvre bon marché et à une dérégulation tous azimuts. Cela signifiera s’attaquer au secteur public, où travaille un salarié sur trois au Nord. Et aussi de baisser l’impôt sur les sociétés, du niveau britannique (28 %) au niveau irlandais (12,5 %).
Sinn Fein est le seul parti représenté dans les parlements des deux parties de l’Irlande. Dans la campagne électorale actuelle au Sud, son président, Gerry Adams, vient d’abandonner les revendications d’une hausse de l’impôt sur les sociétés et de la mise en place d’un impôt sur la fortune. Pour le Sinn Fein, loin de sa rhétorique socialisante des années 1970, l’intégration économique de l’île qu’il prône se calquera sur le modèle néolibéral. Au-delà des divergences historiques sur le statut du Nord, c’est bien là-dessus qu’il converge aujourd’hui avec ses nouveaux partenaires unionistes.