Rapide rappel des faits : Le 17 octobre 1961, pendant que se déroulaient entre Français et Algériens des négociations qui devaient aboutir quelques mois plus tard à la fin de la guerre d’Algérie et à l’indépendance de ce pays, la police parisienne réprima avec une extrême violence une manifestation pacifique de civils algériens qui protestaient contre l’instauration d’un couvre-feu imposée aux seuls Maghrébins. La manifestation, les violences policières se déroulèrent en début de soirée, dans de grands axes de la capitale, devant des dizaines de milliers de témoins potentiels. Il y eut des photos prises en direct d’hommes ensanglantés, de corps inanimés allongés sur les grands boulevards. Et dans les mois qui suivirent, quelques témoignages, quelques analyses circulèrent entre les mailles de la censure, très virulente à l’époque. Mais ni grands débats politiques, ni vagues d’indignation populaires. Pas de bronca non plus dans les médias quand la Préfecture de Police de Paris annonça officiellement le chiffre de deux morts parmi les manifestants, accompagné de ce commentaire oral : Pas de quoi en faire un drame. Les Français, dans leur très grande majorité, attendaient avec impatience la fin de la guerre, le drame du 17 octobre, en pleine négociations de paix, leur semblait fâcheux et incompréhensible. Ils l’oublièrent. Riceputi raconte dans ce livre le long combat (une quinzaine d’années, de 1986 aux années 2000) d’un homme, Jean-Luc Einaudi, pour briser l’oubli et faire entrer cette date dans notre Histoire.
Einaudi est d’abord un homme seul. Éducateur au service de la Justice des mineurs, historien autodidacte, il est largement méprisé par le lobby des historiens professionnels, qui le traitent d’amateur incompétent. Son intérêt pour le 17 octobre 1961, sa certitude de toucher là à un moment important dans l’histoire de la France républicaine en pleine période de coup d’état militaire et de flambée de l’OAS lui viennent de ses années de militantisme dans l’extrême gauche des années 68. Pas de quoi s’attirer la sympathie des gouvernements successifs du pays, ni des diverses institutions concernées. Ni historien ni chercheur, il n’aura pas d’autorisations pour consulter les archives policières et judiciaires. Le petit éducateur devra affronter en face à face le préfet Papon, un poids lourd de l’administration française, depuis Vichy et jusqu’aux années quatre-vingts, avec tous les réseaux d’influence que cela suppose. Avant la fin des années quatre-vingt-dix, il n’a pas non plus suscité l’intérêt des médias. A force d’inventivité (un bon historien « invente » ses archives), de travail, d’obstination, il est parvenu à établir une histoire du 17 octobre 1961 qui fait aujourd’hui autorité auprès des historiens étrangers et que même les Français, à partir des années 2000, intègrent petit à petit, avec prudence, dans l’Histoire de la France. Le bilan des morts de la répression du 17 octobre que l’on évoque aujourd’hui est de 200 à 300 morts.
Riceputi raconte ce parcours d’Einaudi comme un roman noir, avec une écriture rapide et tendue. Il commence son récit par le premier face à face Papon – Einaudi, en 1997, au cours du procès intenté par les familles de déportés juifs de Bordeaux à Papon qui était alors le préfet, très actif dans la déportation des juifs. Et les familles prennent l’initiative de solliciter le témoignage d’Einaudi sur le rôle de Papon dans la répression du 17 octobre 1961. Les victimes juives tendent la main aux victimes algériennes, moment émouvant et fort, qui médiatise pour la première fois le travail d’Einaudi. Le récit de Riceputi replonge ensuite dans le passé et se déroule jusqu’à la victoire d’Einaudi, à travers de multiples croisements, rebondissements, que le lecteur découvrira avec un vrai plaisir de lecture.
Après ce récit factuel, Riceputi formule quelques questions, qui touchent à notre actualité la plus brûlante. Qu’est-ce que l’Histoire ? Une science exacte, sur le modèle des mathématiques, développée par des chercheurs sans affect ni engagement, comme l’affirment nos ministres ? Ou une interrogation du passé par des hommes enracinés dans leur présent, une reconstruction permanente ? Qui sont les historiens ? Dans leur grande majorité, des enseignants chercheurs fonctionnaires ou aspirant à l’être, logiquement soucieux de leur carrière, de l’extension de leur zone de pouvoir, à la recherche de ressources financières et de réseaux pour la faire vivre, ce qui a des conséquences sur la façon dont ils orientent leurs recherches. Objectifs les historiens qui s’empressent de valider le chiffre de deux morts annoncé par la Préfecture de Police peu après les évènements ? A partir des seules archives de la Préfecture de Police, et sans même prendre la peine de signaler les dossiers manquants ? Sont-ils moins « engagés » qu’Einaudi ? Non, bien sûr. Mais ce qui distingue Einaudi, c’est le sérieux et l’ampleur du travail qu’il réalise ensuite, pour établir les faits. Il cherche les sources les plus diverses, y compris les archives de la Fédération de France du FLN ou les registres d’entrée des cimetières, il recueille des témoignages multiples, les confronte. Certains témoins lui sont présentés par Didier Daeninckx qui fut le premier, dans son roman Meurtres pour mémoire (1983), à « faire entendre » de façon assez large la tragédie du 17 octobre. Souvent les romanciers sont les premiers à briser les silences, avant les historiens.
La bataille d’Einaudi pose aussi la question de l’accès aux archives. Un droit ? Et qui en contrôle l’usage ? Deux archivistes ont témoigné au procès que Papon a intenté à Einaudi pour diffamation. Ils ont confirmé que le contenu des archives qu’ils avaient classées et dont la communication avait été refusée à Einaudi confirmait ses recherches. Ils ont été lourdement sanctionnés par leur hiérarchie. Conserver le contrôle des archives est un enjeu directement politique. C’est bien ce qu’a compris Macron qui, au moment où il déclenche la chasse aux chercheurs « décoloniaux », « islamo gauchistes », « séparatistes », repousse les délais de consultation de certains dossiers de cinquante à cent ans, et soumet toute une série d’autres à la décision arbitraire des services émetteurs.
L’histoire de la colonisation et de la décolonisation est importante, pas pour une repentance quelconque, mais pour comprendre d’où vient notre constitution, la violence de notre police, la nouvelle version de notre racisme, les fractures de notre société. Des questions importantes. La conclusion de Riceputi est optimiste : la vigueur de la réaction actuelle est proportionnelle aux avancées de la réflexion et de l’audience des travaux sur la décolonisation, dont la bataille d’Einaudi fut une date marquante.
Dominique Manotti