Le cap des 50 millions de Français primo-vaccinés, objectif !xé par le Premier ministre le 21 juillet dernier, est en passe d’être franchi [1]. Avec 67 % de sa population entièrement vaccinée, la France est désormais dans le peloton de tête des pays européens [2], derrière le Portugal, l’Espagne, le Danemark, l’Irlande ou encore la Belgique. Elle a rattrapé le Royaume-Uni et dépassé les Etats-Unis (52 %) et Israël (62 %).
Les oppositions au pass sanitaire et à sa mise en œuvre se poursuivent néanmoins alors que l’obligation vaccinale des soignants doit être e"ective au 15 septembre, et que le gouvernement a annoncé la !n de la gratuité des tests de dépistage (antigéniques et PCR), hors prescription médicale, pour la mi-octobre.
Depuis le 30 août dernier, le pass sanitaire est obligatoire dans certains métiers en contact avec le public dans la restauration, les transports, la culture et les commerces ; cela concerne 2 millions de personnes.
Que penser de la stratégie vaccinale mise en place par le gouvernement ? Quels enjeux soulève-t-elle et comment l’analyser ? Nous avons choisi de donner la parole à deux défenseurs de la santé publique, la médecin Anne Gervais-Hasenknopf, hépato-gastro- entérologue à l’hôpital Louis Mourier à Colombes et à l’hôpital Bichat, à Paris ; membre du Collectif Inter-Hôpitaux, elle s’exprime ici en son nom propre ; et à Jérôme Martin, cofondateur de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament [3], et ancien militant d’Act Up. Laissant de côté les questions de surveillance, cette conversation se concentre sur les aspects sanitaires et sociaux de la politique vaccinale mise en place en France.
CÉLINE MOUZON : 67 % de la population française est entièrement vaccinée contre le Covid. Si c’est encore insu !sant, c’est néanmoins inattendu par rapport à il y a quelques mois. Est- ce la démonstration que le président de la République a eu raison de manier la carotte et le bâton ?
Anne Gervais : On arrivera à une bonne couverture vaccinale, mais il faut, en sus de la contrainte, qu’on discute avec les gens. Le problème de fond est que ce gouvernement n’a pas parlé à l’intelligence, il y a plus d’injonction que de dialogue, il n’existe pas d’espace de débat démocratique sur les politiques à mener. Il y a, dans la population, le sentiment d’être méprisé.
Jérôme Martin : Ça marche si l’on s’en tient à l’efficacité : on augmente bien la couverture vaccinale. Mais ça ne résout pas le fond du problème. Ce fut la même chose avec les soignants l’an dernier. Ils ont été applaudis de façon dépolitisée, plutôt que de recevoir des masques et des blouses, et ont obtenu une petite augmentation avec les mesurettes du Ségur de la santé. Mais ils continuent de quitter l’hôpital.
A. G. : La politique de santé publique menée par ce gouvernement est calamiteuse depuis le début, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un déficit de santé publique structurel : peu de médecins en santé publique, peu de formation pour les médecins. Ensuite, les inégalités sociales et territoriales de santé sont très importantes concernant l’accès aux soins, les maladies chroniques, l’espérance de vie en bonne santé… La situation française est très mauvaise, derrière les chiffres nationaux en moyenne honorables. Ces deux boulets ont pesé lourd dans la crise du Covid où ceux qui sont le plus exposés à l’épidémie sont ceux qui vivent le plus dans la promiscuité, sont le plus au contact des gens, et habitent dans les endroits où l’on trouve le moins de médecins.
A cela s’ajoute une politique gouvernementale qui n’a pas pour objectif de compenser cet état de fait, mais renvoie à l’individu la responsabilité de son comportement pour se vacciner ou avoir un passe sanitaire. Ce gouvernement affiche maintenant sa technophilie : la politique de santé réside dans les nouvelles technologies et le vaccin. Quand chacun est responsable de lui-même, c’est l’antithèse de la santé publique qui est un raisonnement collectif, en population.
Sans compter qu’attribuer à l’individu la responsabilité pleine et entière de son comportement sans apporter de soutien par une réelle politique de compensation des inégalités de santé est voué à l’échec. Résultat, les moins vaccinés résident dans les zones où le Covid circule le plus.
Une politique de santé publique impliquerait, à rebours de la verticalité imposée, de prendre appui sur un réseau structuré autour des associations et des municipalités pour aller au contact des gens. Le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a annoncé récemment l’ouverture de centres de vaccination dans les centres commerciaux. Il fallait le faire il y a six mois, comme nous l’appelions alors de nos vœux
[4].
Le gouvernement n’a pas tiré les enseignements de l’épidémie du VIH. A l’époque, les médecins n’ont pas été faire du dépistage et de la prévention dans les backrooms [salles dans certains bars gays où les consommateurs peuvent se retrouver pour avoir des relations sexuelles, NDLR], ce sont les associations qui l’ont fait. Au lieu de ça, le gouvernement fait appel au cabinet de conseil McKinsey pour organiser la vaccination.
J. M. : Je rejoins tout à fait cette analyse. Outre les préoccupations de santé publique que nous partageons avec Anne Gervais, nous nous retrouvons, je crois, sur la dénonciation de la polarisation du débat, prévisible depuis les annonces d’Emmanuel Macron le 12 juillet dernier. Il n’y a plus de place pour la nuance, ni pour des discussions argumentées.
Tout cela fait la part belle au complotisme antivax. Le gouvernement, qui se distingue aujourd’hui par son scientisme, lui qui ne jure plus que par le vaccin, a aussi fait montre d’une bonne dose d’obscurantisme : « les masques ne marchent pas », « il est inutile de faire des tests », nous disait-on au moment où il n’y en avait pas assez, il n’a pas hésité à critiquer le conseil scientifique ou l’épidémiologiste Catherine Hill lorsqu’ils étaient porteurs de mauvaises nouvelles, sans oublier le temps mis pour fermer les lieux publics ou décréter le confinement, ou la visite à Didier Raoult… les exemples ne manquent pas.
Vous n’en tirez pas les mêmes conclusions sur les mesures à mettre à place. Anne Gervais, vous êtes favorable au pass sanitaire, là où l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, dont vous êtes cofondateur, Jérôme Martin, le dénonce [5]. Expliquez-nous.
J. M. : Depuis janvier et les premières propositions qui ont émergé en ce sens, nous dénonçons en e"et le pass sanitaire. Le gouvernement a d’abord dit qu’il était contre, lui aussi, avant de revenir sur cette décision au motif que les connaissances sur les vaccins avaient évolué, et que « le reste » ne marchait pas. Mais « le reste », c’est très peu ! C’est un clip sur le rugby avec une chanson de Johnny Halliday.
[Vidéo non reproduite ici.]
Or il y a un an déjà, on avait les éléments pour mener une vraie politique de santé publique. Les gouvernements avaient tous les leviers en main pour imposer plus de transparence aux laboratoires pharmaceutiques, largement financés par l’argent public. Ils ne l’ont pas fait. On aurait alors eu de nombreuses informations sur les ffets indésirables des vaccins au lieu d’attendre le dernier moment, c’est-à-dire le mois de décembre. Cela nous aurait permis de mieux répondre aux craintes de la population. A la place, la santé publique passe par le bâton (l’amende si l’on ne porte pas le masque) et la carotte (le pass sanitaire pour pouvoir aller au restaurant et au cinéma).
De la même façon, on sait depuis novembre dernier que les vaccins ne protègent pas d’une infection mais d’une forme grave, ce qui est le cas de nombreux vaccins. Si le gouvernement l’avait martelé dès le début, les antivax n’auraient pas cet argument.
A. G. : Je suis tout à fait d’accord avec cette analyse sur l’échec de la politique gouvernementale face aux laboratoires pharmaceutiques et sur l’absence d’une politique de santé publique. Je crois néanmoins que dans la situation actuelle, un pass sanitaire, correctement mis en œuvre, est une solution qui permet de limiter la circulation du virus et de protéger les plus fragiles.
Il y a en Europe des exemples de pays qui ont une telle utilisation du pass sanitaire, comme le Portugal, où il est employé de manière variable selon le taux d’incidence. Au Danemark, où il est en place depuis le printemps, les gens l’ont mais il y a très peu de contrôles, son usage est inscrit dans les pratiques et la population se l’est approprié.
J. M. : Certes, si les conditions de la démocratie sanitaire étaient réunies, l’aspect coercitif du pass ne serait pas si odieux, il y aurait une adhésion au principe. Mais on ne peut pas l’isoler de l’ensemble des mesures mises en œuvre par ailleurs. C’est pourquoi je ne crois pas qu’on puisse distinguer, dans le cas de la France, le principe du pass sanitaire d’un côté, de ses modalités d’application de l’autre.
A. G. : C’est là que nous divergeons. De mon point de vue, ce n’est pas le pass en soi qui pose problème, mais son application en France. Désormais, le message est « circulez, y a rien à voir, mais ayez votre pass ». Le pass est inscrit dans une double dynamique infantilisante, de récompense/félicitation très moralisatrice, « vous avez le droit d’aller au restaurant », « vous êtes vacciné, vous êtes un bon citoyen », et de répression, « vous n’avez pas le pass, vous n’avez pas le droit de faire ceci ou cela, vous mettez les autres en danger ». Ce gouvernement est dans l’injonction, pas dans le dialogue démocratique. En miroir, les opposants sont dans l’invective et non dans l’argumentation.
A mes yeux, le pass devrait être comme l’obligation d’avoir un permis de conduire pour prendre la route et faire l’objet d’une même appropriation collective. Il pourrait être vu comme une forme de sécurité qui permet de réduire le risque, sans garantie de le faire disparaitre, de même que le permis de conduire ne nous prémunit pas contre les accidents de la route. Le permis n’implique pas non plus d’être contrôlé à chaque fois qu’on monte en voiture. En revanche, si on loue une voiture ou si on est arrêté par la police, on est contrôlé.
L’analogie avec le permis de conduire est claire, Anne Gervais. Mais qu’est-ce que ça signifie en pratique ?
A. G. : La question est en e"et celle de son application concrète. Il me semble que pour certains lieux, un contrôle systématique est pertinent. Notamment les lieux clos où les gens sont très rapprochés, par exemple les boîtes de nuit. Ou les salles de restaurant, car on le sait, dans les premières phases de l’épidémie, les restaurants étaient des lieux de contamination. Bref, pour les espaces les plus à risque, il me semble normal qu’il y ait une autorisation et une incitation restrictive. Pour le reste, les médiathèques, les terrasses de café…, on devrait pouvoir en discuter, qu’il y ait un espace de dialogue démocratique. De même, qui doit contrôler le pass est une question dont nous devrions discuter collectivement, plutôt que l’imposer verticalement aux employeurs, aux restaurateurs...
Le fond du problème tient à l’absence d’espace démocratique de débat. Nous sommes dans une phase où chacun s’échange des invectives, bien loin d’un débat rationnel. C’est le résultat des manquements de l’Etat et du gouvernement dans la gestion de cette crise. La parole des gouvernants est complètement décrédibilisée faute d’avoir laissé la place aux doutes et au dialogue. Et comment en serait-il autrement ? Il a été dit aux soignants qui ne traitaient pas les patients Covid : « Vous exercez dans un secteur non-Covid, vous n’avez pas besoin de masque ! », au lieu de dire simplement : « On est embêté, on n’a pas de masque ».
Je me suis fait rappeler à l’ordre dans mon hôpital car j’ai renvoyé chez elle en mars 2020 une aide-soignante qui attendait le résultat d’un test de dépistage. Elle n’était pas très malade, juste fébrile. « Si tu fais ça, m’a-t-on dit, on n’aura plus de soignants. Tant qu’ils ne sont pas très malades, ils viennent bosser ! » Comment voulez-vous qu’aujourd’hui, elle ait envie de se faire vacciner ? De même pour le dépistage considéré comme inutile. Ces injonctions sont maintenant contredites, alors comment maintenant la parole autoritaire peut-elle rester crédible ? On paie le prix de cette verticalité méprisante ou infantilisante des élites – dans laquelle je peux inclure des médecins et bien sûr le gouvernement.
On peut certes plaider pour une vraie politique de santé publique et regretter l’absence de démocratie sanitaire, comme vous le faites, Jérôme Martin. Mais aujourd’hui, concrètement, le pass n’est-il pas la moins pire des solutions ?
J. M. : Vu l’urgence de la situation, je comprends que la contrainte du pass sanitaire paraisse la plus efficace. Il y a de fait une augmentation de la vaccination, et c’est tant mieux. Il soulève néanmoins dans sa mise en œuvre à court terme et à long terme de nombreux problèmes. D’abord, les moyens de contrôle sont désormais centrés sur lui. Or ce dispositif comporte des failles importantes, notamment le test valable 72 heures désormais, ce qui laisse tout à fait le temps d’attraper et de transmettre le Covid.
A. G. : Oui, pour les restaurants et les cinémas, il faudrait un test négatif du jour même. Le délai de 72 heures n’a pas de sens.
J. M. : Ensuite, la question du pass occulte d’autres questions. A certains endroits, le port du masque est plus important que le contrôle du pass sanitaire. Mais il est renvoyé à l’arrière- plan. Le garçon de café qui travaille en intérieur n’a pas de masque FFP2. Les employeurs devraient avoir l’obligation de leur en fournir. Et sur un plan social, il a du travail en plus – contrôler le pass – sans avoir été formé. Ces différents aspects, comme la protection des personnels, les conditions de travail, sont relégués derrière la question clivante « pour ou contre le pass ? ».
Troisièmement, le pass ne résout pas les inégalités. Malgré l’augmentation globale du taux de vaccination, il reste chez les plus de 80 % [6] de personnes qui ne sont pas vaccinées [7], ce sont des personnes très vulnérables. De même, les plus précaires et les plus exposés sont moins vaccinés que les autres. Et en prime, ces personnes seront confrontées à des inégalités d’accès à certains lieux dans l’espace public. On sait que la réticence vaccinale s’enracine dans les inégalités sociales [8].
Rien n’a été fait pour surmonter les barrières linguistiques, lutter contre l’illectronisme, l’isolement rural, ou faire appel à la santé communautaire qui a montré son efficacité dans d’autres épidémies comme le VIH : dès les années 2000, les associations allaient dans les salons de coi« ure à destination de la population immigrée d’Afrique subsaharienne, faire de la prévention et sensibiliser les personnes très exposées au risque du VIH et qui subissaient un important retard de dépistage. Interrogés, les gens se disent prêts à surmonter leurs réticences si la vaccination est faite par un acteur de proximité [9], comme le médecin généraliste, plutôt que dans un centre de vaccination. Mais c’était impossible, les doses n’arrivaient pas. Les grands ratés logistiques ont pesé sur la vaccination.
De plus, on sait très bien en matière de santé publique, que la répression conduit à des pratiques d’évitement dangereuses. C’est vrai pour le VIH, c’est vrai pour les usagers de drogue. Je ne suis donc pas surpris d’apprendre que de faux pass sanitaires circulent.
C’était prévisible. La différence avec la lutte contre le Sida est qu’à l’époque, on n’a pas attendu qu’on nous donne la parole, on l’a prise. Aujourd’hui, personne ne défend la santé publique. Seule est audible l’extrême droite, parfaitement organisée. Cette polarisation du débat autour des libertés est faite pour elle. N’oublions pas que Jean-Marie Le Pen recommandait de mettre les malades du Sida dans des sidatoriums ! On voit bien qu’il ne s’agissait pas de santé publique.
En !n, il faut regarder sur le long terme. En matière de représentations à propos des vaccins, du système de santé… qu’est-ce que cela va produire de procéder ainsi ? Quand les femmes témoignent de retards de règles corrélés au vaccin – aucun lien de causalité n’est prouvé pour l’instant –, on leur répond que c’est l’effet du stress ! La réticence vaccinale a une histoire institutionnelle, causée par les décisions prises par les gouvernements. La séquence actuelle ne fait pas exception.
L’application du pass entraîne aussi des situations discriminantes, que vous dénoncez l’un et l’autre.
A. G. : On va vers une catastrophe sanitaire et sociale avec le déremboursement du dépistage des tests [hors prescription médicale, NDLR]. On le voit déjà. Les gens commencent à moins communiquer sur leurs contacts pour ne pas les mettre en difficulté au travail. Si de surcroît, on dérembourse, plus personne n’ira se faire dépister.
J. M. : Ou alors, seuls les plus riches pourront le faire.
A. G. : Il a aussi été question de conditionner l’accès à l’hôpital pour les soins non urgents au pass sanitaire. C’est un non-sens. J’étais vent debout contre cette mesure, mais il s’avère qu’en pratique, on n’interdit pas aux patients de venir. Résultat, on fait de l’affichage en disant, d’un côté, « il faut le pass sanitaire, on contrôlera », et en faisant, en pratique, quelque chose de plus sensé, mais qu’on n’assume pas. Bref, là encore, c’est de l’affichage et on ne parle pas à l’intelligence des gens.
Si le pass sanitaire renvoie chacun à sa responsabilité individuelle et accroît les inégalités, une obligation vaccinale, claire et nette, de toute la population n’aurait- elle pas été préférable ?
A. G. : Ce n’est pas évident. Il faut distinguer deux choses. Les professions où le risque de transmission à des personnes vulnérables est très élevé, et la population en général. On est sûr à 100 % que les soignants ont un risque de transmettre le virus et de faire faire des formes graves à des patients fragiles. C’est pourquoi je suis personnellement favorable à l’obligation vaccinale des soignants [10]. On ne doit pas travailler à l’hôpital si on risque de nuire aux patients. De même, le vaccin contre l’hépatite B est obligatoire.
C’est différent en population générale, même si j’entends bien l’argument de lutte contre les inégalités. Pourquoi ? Le vaccin contre le Covid protège des formes graves, pas de l’infection. Il me paraît très difficile de justifier d’une obligation vaccinale générale dans un tel cas. On l’a vu avec le BCG. Le vaccin contre le BCG, qui n’est plus obligatoire depuis 2007, n’était pas très efficace contre la tuberculose. Il y avait des refus et des parents qui obtenaient de faux certificats lorsqu’il était obligatoire.
Le vaccin est effectivement récent, je ne pense pas qu’il se passera grand-chose mais néanmoins, il me paraît délicat d’obliger toute la population à se vacciner. Il faut convaincre.
Vaccinons déjà ceux qui exposent les autres, comme les soignants, et mettons le paquet sur les populations les plus exposées : il faut convoquer les hypertendus, les diabétiques, les personnes obèses. La Sécurité sociale en a les moyens, du moins pour les deux premières catégories. Elle l’a fait ponctuellement. Mes patients sous Imurel [un immunodépresseur indiqué dans la prévention du rejet des organes transplantés ou dans des maladies auto-immunes, NDLR], ont été contactés avec un message disant « vous devez veiller à avoir trois doses de vaccin. » Cela devrait être généralisé.
J. M. : Pour les soignants, si l’objectif est d’étendre la couverture vaccinale à cette population, les études montrent que l’obligation vaccinale fonctionne. En population générale, il n’y a en revanche rien de probant. Comme je l’ai dit, je ne suis favorable ni au pass sanitaire, ni à une vaccination obligatoire, mais à une politique de santé publique qui s’appuie sur la pédagogie, même si cela donne l’impression qu’on perd du temps à l’allumage. Cela dit, par rapport au pass sanitaire, l’obligation vaccinale aurait comme corollaire d’imposer à l’Etat de lutter contre les inégalités, ce dont le pass le dédouane.
De mon côté, je n’ai pas non plus de crainte sur ce qu’on observera dans dix ans. L’urgence est là. Le problème me semble plutôt que les gens aient un espace de parole où exprimer leurs doutes et leurs interrogations, plutôt que de les voir accueillis par le mépris, la moquerie ou le déni, comme c’est le cas pour les retards de règles.
Le médecin médiatique Christian Lehman propose de répondre aux questions des indécis sur Twitter. Il fait la promotion du vaccin et réussit à convaincre. Il a aussi passé du temps dans les centres de vaccination. Bref, il a fait le travail qui consiste à aller vers les gens et répondre à leurs questions sans les prendre de haut. C’est un bon contre-exemple à la politique gouvernementale.
Tant qu’on n’a pas fait les choses, comment peut-on dire que ça ne sera pas efficace ? Encore faut-il s’en donner les moyens. Le gouvernement a mis en place un partenariat d’incitation au dépistage et à la vaccination avec la radio Skyrock [11], pour les adolescents. Sur le principe, pourquoi pas ? Mais le visuel est ringard et donne l’impression que ce sont des quarantenaires qui s’adressent aux jeunes, avec un slogan ridicule, « Ça va ? Ça vax ! ». Surtout, on reste dans la logique « récompense/dénonciation » dont on parlait tout à l’heure. Une fois vaccinés, les jeunes pourront enregistrer un message diffusable sur les ondes, où ils mentionnent des amis qui ne sont pas vaccinés en disant « tu n’es pas antivax, tu es provirus »
[12].
Il faut dire un mot aussi de la vaccination des mineurs. La grande différence entre le vaccin contre le Covid et les vaccins obligatoires pour les enfants en France, c’est le recul qu’on a sur ces derniers. Pour les enfants, il n’est pas prévu de pass sanitaire, mais s’il y a un cas contact dans la classe, les enfants non vaccinés devront rester à la maison. Je suis enseignant au lycée. Comment est-ce que je fais cours en même temps à des élèves qui sont là et à ceux qui sont chez eux ? Voilà dix-huit mois que le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, ment en affirmant que le virus ne circule pas dans les écoles.
Résultat, rien n’a été fait pour réduire les effectifs, pour s’équiper de systèmes de ventilation, de purificateurs d’air ou de capteurs de CO2, et l’adaptation pédagogique a ses limites. Les gestes barrières n’ont pas non plus été promus correctement. Mes élèves au lycée m’interrogeaient « Pourquoi nous imposez-vous le masque – l’enseignant est perçu comme celui qui impose l’obligation – puisque le ministre dit que les mineurs ne sont pas contagieux ? »
Le gouvernement a ouvert la vaccination aux mineurs alors que l’avis du Conseil national d’éthique n’était pas paru [13]. Dans cet avis, le CCNE affirmait que la balance bénéfice-risque ne plaidait pas pour une obligation, mais pour une information éclairée et la promotion de la vaccination. L’urgence et l’évolution du virus appellent une adaptation constante des discours et des mesures, incompatibles avec tout autoritarisme scientiste. Les jeunes étaient moins exposés, ils le sont maintenant. Il n’est donc pas scandaleux que ce qu’on a pu dire il y a quelques mois sur la vaccination de cette population change. Mais cela a été annoncé comme un coup de marteau sans discussion.
Imposer un pass sanitaire très incitatif à la vaccination alors que les brevets sur les vaccins ne sont pas levés, ce qui entrave leur accès dans les pays pauvres, cela n’est- il pas incohérent ?
J. M. : Une des raisons qui fait que ces mesures sont scandaleuses, c’est en effet que, dans le même temps, on abandonne les pays pauvres. Sur le continent africain, seuls 3 % de la population est vaccinée. De surcroît, c’est un très mauvais calcul car, ce faisant, on laisse le virus circuler. Cela favorise l’émergence de variants qui risquent de devenir un jour réellement résistants aux vaccins. La levée des brevets permettrait un transfert des technologies de production des vaccins, et une augmentation de la quantité de vaccins produite [14]. L’annonce d’une troisième dose alors qu’hormis pour les personnes vulnérables, son intérêt n’est pas avéré, n’a pas de sens. Cela prive d’autres pays qui ont besoin des vaccins.
A. G. : Je suis d’accord. Et il faut ajouter à cela l’annonce de l’augmentation du prix du vaccin P !zer. Capitalisme et santé publique sont décidément incompatibles.
J. M. : C’est très largement la recherche publique qui a permis de financer les vaccins. Nous sommes en train de les payer deux fois [15]. Pendant ce temps, on nous dit qu’il faut dérembourser les tests qui coûtent trop cher, et l’hôpital public est laissé à l’abandon. Il faut remettre en cause les brevets sur les vaccins et se réapproprier collectivement la recherche et la production pharmaceutique.
PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLINE MOUZON