Lors d’un débat organisé en 2015, soit 61 ans après le départ des Britanniques, Shashi Tharoor avait exigé que la Grande-Bretagne paie des compensations à l’Inde comme à d’autres anciennes colonies pour deux siècles d’oppression impériale. Tharoor rappelait que lorsque les Anglais y ont débarqué, l’Inde représentait 23 % de l’économie mondiale, alors qu’à leur départ, elle représentait moins de 4 %. Pourquoi ? Parce que l’Inde avait été gouvernée dans l’intérêt du Royaume-Uni, dont l’expansion a été financée par son exploitation de l’Inde [1]. Si l’on peut débattre de la quantité de richesses transférées des colonies vers les centres impériaux, le fait est incontestable et Tharoor n’est pas le premier à formuler cette exigence.
Théorie de la ponction
Dadabhai Naoroji, une personnalité importante de la politique indienne au 19e siècle, a estimé à 200 à 300 millions de livres sterling la ponction annuelle opérée en Inde par le Royaume-Uni [2]. Ce système de siphonnage utilisait différents canaux, essentiellement des envois d’argent par des Européens installés en Inde, qu’il s’agisse de placement d’économies, d’achats de biens, de paiement d’intérêts sur des dettes encourues en Grande-Bretagne (à l’exception des emprunts pour la construction du chemin de fer et d’autres dettes contractées dans un cadre productif ). Par ailleurs l’Inde, en tant que colonie britannique, était contrainte de payer les frais de son gouvernement par le pouvoir colonial, dont le maintien de l’armée, les dépenses de guerre, les pensions des fonctionnaires à la retraite. D’autres frais que devait couvrir la population indienne comprenaient les amortissements annuels de la construction du chemin de fer et des travaux d’irrigation, les salaires et les pensions des employés britanniques travaillant en Inde.
« Plus d’un tiers du produit national brut de l’Inde était prélevé par les anglais sous une forme ou sous une autre »
Certes, il est impossible d’établir une estimation précise de l’importance de cette ponction prélevée en Inde par la puissance coloniale britannique. Mais nous pouvons nous faire une idée de grandeur. Versa Anstey parle de 35 millions de livres sterling par an. Il faut savoir que les Britanniques faisaient payer aux Indiens le coût des batailles qu’ils livraient à des chefs locaux, en lançant des emprunts [3]. Verelst estime que sur les cinq années qui ont suivi la Bataille de Plassey, la ponction totale prélevée en Inde en biens et en liquide était respectivement de 4, 94, 16, 11 livres sterling. S.B. Saul se base sur la balance des paiements et son calcul, rien que pour l’année 1880, estime que la ponction s’est montée à 4,14 % du PNB de l’Inde. L’estimation de Naoroji était de 8 millions de roupies par an au début, qui avait augmenté à 20 millions de roupies en 1893 et 515 millions de roupies en 1905. Ces estimations ont été confirmées par d’autres chercheurs, membres de la bourgeoisie locale en train de se constituer ou ses représentants politiques. Peu importe les divergences de détail, il est indéniable qu’un important transfert de richesse a eu lieu du sous-continent indien vers le Royaume-Uni.
L’Angleterre s’est développée au détriment de l’Inde
L’historien Irfan Habib a formulé une observation instructive sur cet énorme transfert de ressources. Il écrit : « Il convient de garder à l’esprit le fait qu’il fallait que l’Inde maintienne un taux d’épargne de 4 % du PNB rien que pour payer son tribut colonial quand des économistes discourent sur l’absence de capacités locales de développement ou le faible revenu per capita, dont les Britanniques n’ont pas réussi à faire émerger les Indiens en dépit de leurs efforts. [4] » Il est évident que la ponction gigantesque de ressources et de liquidités prélevée par l’Angleterre sur l’Inde a eu de graves conséquences sur l’économie indienne et un effet favorable sur l’économie anglaise. Des calculs montrent que plus d’un tiers du produit national brut de l’Inde était prélevé par les anglais sous une forme ou sous une autre.
Lorsqu’il examine les causes des famines qui ont fréquemment ravagé l’Inde, R C Dutt fait remarquer que « la moitié des recettes annuelles en Inde sont ponctionnées chaque année, en vérité, la pluie qui tombe sur l’Inde fertilise d’autres pays » [5] … « Un pareil transfert des ressources économiques d’une région appauvrirait dramatiquement les pays les plus prospères ; il a réduit l’Inde à une terre de famines plus fréquentes, plus étendues et plus mortelles que jamais dans l’histoire du pays, et en fait du monde entier. [6] » Cet énorme transfert de ressources d’une colonie vers le centre de l’empire a, évidemment, eu des conséquences catastrophiques sur l’économie et la population en Inde. Au lieu d’investir ces ressources en Inde, elles étaient détournées vers l’Angleterre. De plus, le remboursement de l’énorme dette publique auquel le gouvernement s’était engagé entraînait une augmentation des impôts. Le fardeau fiscal en Inde en 1886 représentait 14,3 % de l’ensemble des revenus, ce qui est très élevé comparé aux 6,93 % en Angleterre [7]. Une part importante des rentrées fiscales étaient consacrées à rembourser les créanciers britanniques. Naturellement, ce mécanisme a appauvri l’agriculture et l’industrie indiennes. Couplé à d’autres mesures économiques de nature coloniale, il a eu pour résultat une économie stagnante au XVIII e et XIX e siècles. « Au dix-huitième siècle, l’Inde était un grand pays agricole et industriel, dont les tissus se retrouvaient partout en Asie et en Europe. Il est malheureusement vrai qu’au début de la présence britannique, la Compagnie des Indes orientales et le parlement britannique... ont découragé les fabricants indiens pour stimuler l’industrie textile en Angleterre... des millions d’artisans indiens ont perdu leur source de revenus ; la population indienne a été dépouillée d’une source importante de richesse. [8] » Ce transfert de ressources a eu des conséquences désastreuses sur la population paysanne puisqu’il était en grande partie prélevé auprès des paysans. D’après Mike Davis, à la fin du dix-neuvième siècle, sur les hautes terres près de Bombay, par exemple, la collecte d’impôt commençait par la confiscation des graines dans les silos. S’ils voulaient manger leur propre récolte, les petits paysans (ryots) devaient immédiatement emprunter pour payer les taxes. Les prêteurs achetaient la récolte pour la moitié de sa valeur de marché mais ne consentaient un prêt qu’à un taux de 38 %. Si le paysan n’arrivait pas à rembourser, les taux d’intérêt s’envolaient à des hauteurs astronomiques. Un agent de district témoigne : « Je me souviens d’un cultivateur à qui il était réclamé 900 roupies, capital et intérêts, alors qu’il avait emprunté dix roupies pour du grain dix ans plus tôt. [9] »
Le chemin de fer
Les défenseurs de l’expansion coloniale britannique répètent que malgré ses défauts c’était bien la science et la technologie occidentale introduite par les colonisateurs qui avaient délivré les Indiens des chaînes du Moyen-Âge. La construction des voies de chemin de fer est mentionnée comme le meilleur exemple de cette modernisation. Sûrement, un réseau de chemin de fer à cette échelle était sans précédent dans les colonies. Il faut pourtant faire remarquer que bien des nations de par le monde, surtout en Europe, ont construit des chemins de fer sans les affres infligés par la colonisation. Si nous allons plus loin, nous nous apercevons que ces voies de communication devaient d’abord servir les intérêts de la Compagnie des Indes orientales. Dans les termes utilisés par le Gouverneur général Lord Hardinge, le chemin de fer serait profitable « au commerce, au gouvernement et au contrôle militaire du pays » [10]. Dans sa conception et sa construction mêmes, le chemin de fer en Inde était une énorme supercherie. Les actionnaires britanniques ont reçu d’énormes dividendes en investissant dans les chemins de fer où le gouvernement garantissait un retour sur capital de 5 % net par an, soit au-delà de tout autre investissement sûr. En ces temps-là, c’était un rendement extrêmement élevé qui n’était possible que parce que le gouvernement compensait la différence par les impôts, payés par les Indiens évidemment, pas par les Britanniques [11]. C’était une magnifique aubaine pour les actionnaires britanniques, qui ont gagné des sommes astronomiques en investissant dans le chemin de fer grâce aux garanties gouvernementales intégralement payées par des impôts sur les Indiens, pas les Britanniques.
Famines mortelles
Les famines sont un phénomène récurrent de l’Inde coloniale que le gouvernement britannique n’a jamais vraiment reconnu. Entre 1760 et 1943 de terribles famines ont régulièrement dévasté le pays. En nous basant sur des sources britanniques officielles, nous pouvons estimer à plus de 85 millions le nombre d’Indiens qui ont péri lors de ces famines, qui prenaient des proportions de génocide. Un journaliste du New York Herald, John Russell Young, évaluant le coût de l’empire pour les indiens, arrive à la conclusion qu’il n’y a pas « de despotisme plus absolu que le gouvernement de l’Inde ». Quand il s’est rendu compte que plus de 5 millions d’Indiens étaient officiellement morts de faim les trois années précédentes, il a souligné que « l’argent que l’Angleterre soutire à l’Inde année après année est ... une des causes de sa pauvreté » [12].
La moisson indienne était détournée pour nourrir les Anglais. « S’ils étaient étendus tête contre pieds, leurs cadavres couvriraient 85 fois la longueur de l’Angleterre. Et cela s’est passé alors que l’Inde exportait jusqu’à 10 millions de tonnes de nourriture par an. [13] » Ce n’était pas là le résultat de politique de libre échange, mais une excuse libérale utilisée pour justifier ce qui était bel et bien un génocide déguisé en famine provoquée par la sécheresse. Pire, les mesures britanniques comprenaient l’interdiction d’efforts pour venir en aide aux affamés, des camps de la mort pour travail forcé, des marches de la mort, des ‘impôts de famine’, des taxes intérieures élevées, l’interdiction de toute activité locale qui pourrait entrer en compétition avec l’industrie anglaise, etc. L’Angleterre s’est enrichie par la mort et la dévastation de millions d’Indiens et plus généralement de la surexploitation du sous-continent. Ce n’est pas une coïncidence si les Européens ont acquis le contrôle des ports indiens comme de nombreuses autres parties du globe, dont la Chine et l’Asie du sud-est par la force des armes, dans les décennies qui ont précédé les Lumières, et si le pillage du Bengale après la Bataille de Plassey en 1757 (responsable de la pire famine de tous les temps, 10 millions de morts – un tiers de la population, dans une région qui comprenait des villes plus prospères que Londres) a eu lieu juste avant la Révolution industrielle. « À la fin du règne de la Reine Victoria, les inégalités entre nations étaient aussi profondes qu’entre classes. L’humanité avait été inexorablement divisée. Et les ‘forçats de la faim’ que l’Internationale exhorte à se lever, avaient été inventés par ce contexte historique au même titre que la lumière électrique, les mitrailleuses Maxim et le racisme ‘scientifique’. [14] »
Dettes coloniales et réparations
La domination coloniale en Inde a entraîné l’exploitation économique et la ruine de millions d’Indiens, la destruction de secteurs d’activité florissants, le refus systématique de toute possibilité d’entrer en compétition, l’élimination d’institutions indigènes de gouvernement, la transformation de modes de vie et de structures qui existaient depuis des temps immémoriaux et la négation de ce que les colonisés avaient de plus précieux : leur identité et leur dignité.
La création et la perpétuation de l’antagonisme entre Hindous et Musulmans a été la réussite la plus marquante de la politique impériale britannique : le projet de diviser pour mieux régner atteindrait son point culminant lors de l’effondrement de l’autorité britannique en 1947. La Partition a causé un million de morts, 13 millions de personnes déplacées, des biens détruits pour des milliards de roupies et les flammes de la haine communautaire qui continuent à ravager le pays. Il n’y a pas d’indice plus parlant de l’échec de la présence britannique en Inde que sa fin tragique.
Les chiffres évoqués plus haut n’éclairent qu’une petite partie de l’histoire mais ils nous aident à imaginer à quelle échelle les richesses ont migré des pays colonisés vers l’Europe depuis 1492. Il serait très difficile, et déplacé, de donner un prix aux souffrances provoquées par le colonialisme. Tout l’argent du monde suffirait-il à les compenser ? « Une statuaire appropriée serait-elle une compensation symbolique des méfaits du colonialisme ? Pourquoi le gouvernement britannique n’érige-t-il pas une statue au paysan indien inconnu, qui a subi les conséquences des taxes britanniques, en face de celle de Robert Clive qui se dresse sur Whitehall ? » se demande Robins [15]. Clive, le Commandant-en-chef des Indes britanniques, était un corsaire et officier anglais qui a établi la suprématie militaire et politique de la Compagnie des Indes orientales sur le Bengale. Il est l’un des principaux pilleurs qui ont acheté leur pouvoir en Angleterre par les fruits de leurs rapines en Inde. Nul ne conteste pourtant la présence de sa statue à Whitehall, au cœur même du gouvernement britannique.
Il nous faut d’urgence sortir d’un discours portant sur la charité quand se pose la question de la dette coloniale et des réparations. Il ne s’agit pas d’un problème économique, mais de reconnaître que l’Occident a une dette morale vis-à-vis du reste du monde. Les demandes de réparations vont de l’attente d’excuses officielles, une annulation inconditionnelle de la dette du tiers monde, de réparations financières à l’étouffement d’instincts coloniaux qui refont surface comme c’est le cas actuellement sous la forme néolibérale d’une oppression extrême de la majorité de la population de la planète – que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de frontières nationales.
William Dalrymple, historien et écrivain écossais, soulève la question du blanchiment de l’entreprise coloniale par la façon dont l’histoire est enseignée. « L’empire britannique n’est même pas mentionné dans les livres d’histoire. Les écoliers britanniques entendent parler de la dynastie des Tudors et des Stuarts, et puis d’Adolf Hitler. Pas du rôle joué par les Britanniques entre les deux. [16] »
Cet article est tiré du magazine semestriel AVP (Les autres voix de la planète) du CADTM, n°76, « Dettes coloniales et réparations » disponible à cette adresse : http://www.cadtm.org/Dettes-coloniales-et-reparations-17397
Sushovan Dhar
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