Il est le nouveau visage du wahhabisme saoudien. Du moins celui que les autorités se plaisent à promouvoir, à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume. Agé de 51 ans, ancien ministre de la justice, le cheikh Mohamed Abdelkarim Al-Issa, un réformateur certifié, a été propulsé en 2016 dans deux bastions de ce courant ultrarigoriste de l’islam, qui a rang de religion d’Etat en Arabie saoudite.
En août, il a été nommé à la tête de la Ligue islamique mondiale. Une structure panislamiste, qui fonctionne comme le bras religieux de la diplomatie saoudienne et que ses détracteurs accusent de « wahhabiser » les communautés musulmanes d’Afrique et d’Asie. Puis, en décembre, il a été nommé au Conseil suprême des oulémas, la plus haute autorité religieuse du pays. Ses vingt et un membres, souvent âgés, sont chargés d’assister le roi sur les questions de religion et d’émettre des fatwas.
Dans ces deux temples du traditionalisme saoudien, l’arrivée du cheikh Al-Issa a provoqué quelques remous. L’homme est en effet partisan de la conduite automobile des femmes, que l’Arabie saoudite est le seul pays au monde à proscrire. « Le prophète ne leur a jamais interdit d’utiliser un chameau », plaide-t-il dans les bureaux de la Ligue, à Riyad, où il a reçu Le Monde début mai. Le clerc est également critique par rapport au régime de la tutelle, qui oblige les femmes à obtenir l’aval d’un référent masculin (père, mari ou frère) pour des gestes anodins comme signer un contrat de travail ou voyager à l’étranger.
Son style tranche avec celui de la vieille garde wahhabite
Il est enfin favorable au dialogue interreligieux, un autre sujet sensible dans les sphères wahhabites, où son entrevue avec le pape François, au Caire, fin avril, a fait grincer des dents. « Mon arrivée à la Ligue n’a pas vraiment plu aux ultraconservateurs, convient-il avec un sourire entendu. Mais je n’y prête pas attention. Toutes les institutions religieuses doivent moderniser leur discours, pour le rendre compatible avec l’époque. La plupart des concepts islamiques ne sont pas des textes sacrés, ce sont des interprétations. »
Le style du cheikh, d’un abord très avenant, maniant volontiers l’humour, tranche avec celui de la vieille garde wahhabite, incarnée par le grand mufti, Abdelaziz Al-Cheikh, âgé de 75 ans, ou Salah Al-Louhaydan, un membre octogénaire du Conseil suprême des oulémas. Ce dernier, familier des déclarations à l’emporte-pièce, avait affirmé en 2013, pour justifier l’interdiction faite aux femmes de prendre le volant, que la « conduite affecte les ovaires » et que les femmes qui s’y livrent « ont des enfants qui souffrent de troubles cliniques ».
En 2009, un autre ouléma, Saad Al-Chatri, avait défrayé la chronique lorsqu’il avait critiqué l’ouverture, au nord de Djedda, de la King Abdullah University of Science and Technology, la fameuse Kaust. Une pépinière de chercheurs en bord de mer, sorte de MIT saoudien, où les femmes sont non seulement bienvenues, mais aussi dispensées de porter l’abaya, la tunique noire, obligatoire partout ailleurs dans le pays. « Nous avons fait entrer le démon de la mixité », avait fustigé Al-Chatri, avant d’être débarqué du Conseil par le roi de l’époque, Abdallah, furieux que l’on touche à son grand œuvre.
« Les Saoudiens ont le droit de se divertir »
Avec le cheikh Al-Issa, pas de risque d’outrances ou de fausses notes. Plus jeune, plus ouvert sur le monde, il est logiquement plus en phase avec le pouvoir, dont l’actuel homme fort, le vice-prince héritier Mohamed Ben Salman, alias « MBS », fils du roi Salman, n’a que 31 ans. L’un des chantiers phares de ce dernier, l’organisation de spectacles dans le royaume, notamment de concerts, s’est attiré les foudres du grand mufti, qui a estimé qu’ils étaient « sources de dépravation ».
Confronté à ces propos, Mohamed Al-Issa esquive d’abord, assurant que les oulémas sont convenus de ne pas s’exprimer sur ce sujet. Mais lorsqu’on lui rappelle qu’un de ses collègues, Abdallah Al-Moutlaq, a suggéré de soumettre la question du divertissement à référendum, il riposte sans mâcher ses mots. « Les Saoudiens ont le droit de se divertir. Ceux qui n’aiment pas ça peuvent rester chez eux. »
L’ascension du cheikh Al-Issa est en fait le produit d’une politique délibérée, lancée par le roi Abdallah à la fin des années 2000, visant à faire monter au sein du clergé wahhabite une nouvelle génération, à la fois plus modérée et plus obéissante envers le pouvoir politique. Parmi cette relève, outre le nouveau patron de la Ligue islamique mondiale, on trouve Adel Al-Kalbani, 58 ans, un des imams de La Mecque, Issa Al-Ghaith, 44 ans, un membre du Majlis Al-Choura, l’assemblée consultative, et Abdellatif Al-Cheikh, le chef de la police religieuse, un autre quadragénaire.
« L’une des tactiques d’Abdallah a consisté à faire passer le nombre de membres du Conseil des oulémas de 15 à 21, explique l’universitaire Stéphane Lacroix, spécialiste de l’Arabie saoudite. Cela permettait d’y nommer des jeunes et de mettre en minorité les plus conservateurs, potentiellement critiques des nouvelles orientations du régime, sans avoir à les congédier. Ce pays repose sur un jeu d’équilibres très complexes, que l’on ne peut faire évoluer que tout doucement. »
Agent de modération et pare-feu du pouvoir à l’intérieur du royaume, Al-Issa poursuit la même ligne à l’extérieur. « Nous devons tous combattre l’extrémisme, d’où qu’il vienne, et encourager l’esprit de dialogue et de tolérance », proclame-t-il durant ses tournées à l’étranger, soucieux de prouver que l’Arabie saoudite assume sa part du combat idéologique contre le djihadisme.
S’il refuse de s’étendre sur sa conception de « l’extrémisme », il assure que plusieurs employés de la Ligue islamique mondiale, hostiles à son approche, ont été limogés. En réponse aux accusations de propagation d’un islam rétrograde faite à cette organisation, il assure qu’ordre a été donné, en interne, de soumettre tout envoi d’aide à l’approbation du gouvernement du pays destinataire.
« Il n’y a pas un seul riyal dont nous perdons la trace, dit-il. Mais vous devez comprendre une chose : ce n’est pas parce que l’on refuse d’aller à un concert que l’on soutient Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique].
« Le wahhabisme existe depuis trois cents ans. Depuis combien de temps existe Daech ? »
Réformer de l’intérieur, changer le système, tout en en préservant l’essence : c’est le défi de la jeune garde wahhabite.
Benjamin Barthe (Riyad, envoyé spécial)