- On parle sans cesse d’insécurité et de violences, mais le fait que, chaque année, deux millions de femmes soient victimes de violences conjugales et que 400 d’entre elles en meurent ne semble inquiéter personne...
Wourdia Aït Ali - Il y a une totale démesure des discours sur la sécurité des citoyens alors que les citoyennes vivent dans l’insécurité au sein même de leur foyer : 60% des appels d’urgence à la police concernent la violence conjugale. Et on voudrait nous faire croire que c’est dans la rue que les citoyens et citoyennes sont menacés... Cette insécurité -là, on n’en parle pas, elle n’intéresse pas. Quant à la violence des jeunes, si on faisait le lien avec la violence familiale, peut-être que l’insécurité des femmes intéresserait plus les pouvoirs publics : lorsqu’un enfant voit sa mère violentée par son père sans que les pouvoirs publics n’interviennent, il y a de grands risques qu’il le fasse à son tour, même s’il n’y a pas d’effet mécanique. La prévention et l’éducation sont essentielles. Même si la lutte des femmes a fait avancer la législation, qui reconnaît depuis 1992 la violence du conjoint comme un délit aggravé, la famille est encore aujourd’hui un lieu de non-droit.
Si la loi n’a pas mis fin aux violences conjugales, elle a été un outil pour les associations. Encore faut -il que les femmes sachent qu’elles ont des droits. Or il a fallu attendre l’an 2000 pour qu’il y ait une campagne européenne contre les violences faites aux femmes, campagne qui n’a pas été très bien relayée en France par les pouvoirs publics. On s’aperçoit pourtant qu’après une campagne sur leurs droits, les femmes osent appeler les associations pour témoigner de leur situation.
- La moitié des viols sont commis par un conjoint ou un « ex » : que dire de ce type de violence conjugale ?
W. Aït Ali - Le plus terrible, c’est l’invisibilité du viol conjugal : c’est très difficile de faire admettre socialement aujourd’hui qu’un mari peut violer. Notre mentalité est complètement marquée par le devoir conjugal, qui n’est pas une notion juridique, mais qui est une notion idéologique. Le devoir conjugal, c’est se soumettre aux désirs de l’autre, et l’autre c’est toujours l’homme.
Le viol conjugal n’est pas un acte isolé dans un prétendu nid de bonheur familial. C’est la conséquence d’une relation où les rapports de domination au sein du couple sont déjà inscrits dans des attitudes violentes. Le viol, c’est l’aboutissement d’un rapport violent. Le cas du viol conjugal jugé par les assises de Toulouse en décembre dernier a été assez exemplaire : la plupart des femmes victimes de violences domestiques subissent des viols par leur mari, mais elles ne les nomment pas comme cela. Pour avoir la paix, parce qu’elles sont terrorisées justement par les violences physiques, économiques ou morales qu’elles subissent au quotidien, elles se résignent, en serrant les dents, à accepter le rapport sexuel forcé. L’exemplarité de la lutte de Dominique à Toulouse, c’est qu’elle a eu le courage d’aller jusqu’au bout : c’était une épreuve car témoigner, c’est revivre la violence subie.
- Quelles sont les conséquences sur les femmes et les enfants ?
W. Aït Ali - En l’occurrence, le viol de Dominique s’est fait en présence de ses enfants : les conséquences sont dramatiques, évidemment. Il a fallu attendre deux ans de procédure (et pourtant c’est rapide) pour en arriver au procès en assises et à la reconnaissance de la culpabilité de cet homme. Deux années pendant lesquelles Dominique a été séparée de ses enfants. Cette séparation est évidemment traumatisante pour les enfants comme pour elle. Les conséquences pour les femmes, c’est par exemple la nécessité de retrouver du boulot ou, au contraire, de le quitter pour changer de lieu, afin d’échapper au harcèlement du conjoint qui continue pendant toute la procédure. La confrontation avec la justice est également difficile : si une femme sur cinq est victime de violences conjugales, c’est qu’un homme sur cinq est violent. Or il n’y a pas de raison que dans ces institutions (la gendarmerie, la police, la justice) où les hommes sont majoritaires, on ne retrouve pas les mêmes proportions. Certains sont solidaires de manière consciente ou inconsciente. A chaque fois que les femmes essaient de porter une accusation, la défense essaie de la renverser.
Pour le cas de Dominique, on a dû faire face à un déploiement d’arguments incroyables : ils ont essayé de montrer que cette femme aimait le sexe (je ne vois d’ailleurs pas le problème), mais qu’elle n’avait plus d’appétit sexuel envers son pauvre mari, lequel en avait été humilié. Le viol était une façon de lui montrer qu’il n’était pas impuissant. En gros, la défense a essayé de renverser la charge de la preuve, en demandant à Dominique de prouver qu’elle était une femme dépourvue de désir sexuel.
- Quelles solutions préconise l’Apiaf ?
W. Aït Ali - Dans l’immédiat, il faut protéger les victimes, ce que les pouvoirs publics ne font pas, car les femmes n’ont pas assez d’informations sur leurs droits. Les pouvoirs publics doivent débloquer les fonds nécessaires pour mener des campagnes médiatiques massives. Il n’y a jamais eu, par exemple, d’information ou d’invitation des associations dans les lycées ou collèges de la région pour parler de ces violences. En tant qu’association, nous passons beaucoup de notre temps à la sensibilisation auprès de toutes les institutions qui le veulent bien.
D’une manière générale, nous pensons que la question des violences est à relier aux autres inégalités que subissent les femmes. La violence est pour nous le dernier maillon de la chaîne de l’oppression des femmes. Le viol, c’est la tentative d’assassiner une femme pour économiser le meurtre physique. La lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes est incontournable pour faire avancer la question des violences. A l’échelle de la planète, les violences sont les plus nombreuses là où les droits des femmes sont en recul.