Chaque jour, en Irak, des attaques de nature sectaire opposant sunnites et chiites, devenues routinières, provoquent des dizaines de morts et des centaines de blessés. Ces violences ont même largement pris le dessus sur les opérations visant les forces d’occupation. Ainsi, dans la capitale, Bagdad, le cours du Tigre représente une ligne de fracture entre une rive gauche largement chiite (al-Rousafa) et une rive droite majoritairement sunnite (al-Karkh). De larges enclaves subsistent certes de part et d’autre, notamment les quartiers à forte connotation religieuse de Kadhimiya (chiite) et d’Adhamiya (sunnite). Mais le processus de polarisation, qui voit se former de véritables lignes de front, « annonce des combats plus violents et plus structurés », comme le souligne un représentant du groupe armé sunnite Jaysh Ansar al-Sunna (1).
Selon les interprétations dominant en Irak et à l’étranger, deux « communautés » s’affronteraient pour le pouvoir : d’un côté, une « communauté » arabe sunnite, supposée inféodée à l’ancien régime et qui aurait perdu un monopole séculaire sur les institutions centrales ; de l’autre, une « communauté » arabe chiite, traditionnellement marginalisée sur le plan politique, pour qui l’invasion américaine aurait constitué une occasion historique de se faire entendre en tant que majorité démographique. Cette vision a l’avantage de la simplicité, mais elle ne reflète pas la multiplicité des objectifs que se fixent les acteurs de la scène politique irakienne. Elle entretient surtout une dynamique qu’il faut contenir plutôt qu’alimenter, en « essentialisant » des « communautés » qui constituent en réalité des entités très diverses (2).
La tentation de concevoir les chiites comme une entité homogène est perceptible dans le débat en cours sur leurs allégeances, réservées à l’Irak ou offertes à l’Iran. Le roi Abdallah II de Jordanie a lancé, en décembre 2004, la formule du « croissant chiite », qui présente ceux du Golfe, de l’Irak, de la Syrie et du Liban comme une « cinquième colonne » menaçante pour les intérêts sunnites et pilotée par Téhéran. Le président égyptien Hosni Moubarak a renchéri en affirmant que les chiites du monde arabe se montraient, historiquement, plus fidèles à leur voisin iranien qu’à leurs pays d’origine. Des chercheurs en vogue érigent cette généralisation en concept, à l’instar de l’étoile montante américaine Vali Nasr, qui voit dans la victoire électorale des chiites irakiens, lors des scrutins de 2005, un facteur de remobilisation de tous les chiites de la région autour d’une identité commune et de revendications partagées, servant mécaniquement les ambitions iraniennes (3).
Une autre école dénonce cette thèse, à laquelle elle oppose celle d’un « nationalisme irakien » à toute épreuve. Tel cet observateur iranien avisé qui nous confie par exemple : « Les solidarités intrachiites ne transcenderont pas la ligne de fracture fondamentale qui sépare les Arabes des Perses. Tout le monde semble avoir oublié que les chiites irakiens ont combattu les chiites iraniens pendant les huit longues années de la guerre Iran-Irak, l’une des guerres les plus sanglantes de la seconde moitié du XXe siècle. Des informations qui nous viennent d’Irak indiquent que les Irakiens, même ceux qui ont vécu en exil en Iran, n’apprécient pas l’influence iranienne dans leur pays. »
Ce débat n’est pas sans importance. La perception d’un renouveau chiite tend à influencer les politiques poursuivies par les Etats-Unis, les régimes arabes et notamment les monarchies du Golfe, qui perçoivent toute ambition iranienne comme forcément hostile. Elle entretient surtout une haine du chiite de plus en plus répandue dans les milieux sunnites, conservateurs ou non. En Irak, rares désormais sont les prêcheurs sunnites à ne pas qualifier les chiites de rawafidh (« apostats »), expression péjorative longtemps caractéristique des djihadistes de type Abou Moussab Al-Zarkaoui (chef décédé d’Al-Qaida en Irak).
A vrai dire, la référence au « nationalisme » ne suffit guère à expliquer le comportement des chiites irakiens pendant le conflit contre l’Iran, bien qu’il s’agisse d’un des éléments à prendre en compte. A l’époque, le processus de construction nationale engagé dans la première moitié du XXe siècle n’avait pas tout à fait avorté. Dans les années 1970, le régime redistribuait encore activement les ressources vers le Sud - c’est pourquoi des villes comme Al-Diwaniya ou Nassiriya ont offert de larges contingents de recrues à la police et à l’armée. Les paysans gardaient à l’esprit la vigoureuse réforme agraire lancée au lendemain du coup d’Etat baasiste. Ses politiques « progressistes » valaient au régime le soutien de nombreux chiites pauvres. Dans le même temps, le caractère totalitaire du régime avait conduit à l’effacement des cercles religieux de Nadjaf et à l’éradication des projets politiques concurrents du baasisme, à savoir le communisme et l’islamisme. Enfin, la coercition, à laquelle contribuait une armée populaire de plus de cinq cent mille hommes, a, elle aussi, joué un rôle-clé dans la mobilisation des chiites contre l’Iran.
Un tournant survint avec la guerre de 1991 et les révoltes qui la suivirent, ouvrant une phase de différenciation croissante des identités collectives : accession à l’autonomie, guerre civile, puis épanouissement (économique) au Kurdistan ; ailleurs, abandon du modèle de l’Etat clientéliste et pourvoyeur, au profit d’une économie de prédation et de « privilèges » fondée sur les réseaux familiaux et une allégeance aveugle au régime. Ce basculement nuisit particulièrement aux milieux chiites qui avaient le plus profité des possibilités d’ascension sociale offertes par le régime - fonctionnaires, soldats et petits commerçants. Mais il n’épargna pas les Arabes sunnites et les chrétiens, bien qu’ils aient en général disposé de conditions relativement meilleures d’accès aux ressources, via leurs réseaux familiaux en Irak ou à l’étranger. Dans le Sud, à la paupérisation s’ajouta néanmoins une politique de représailles économiques à l’encontre des localités chiites qui s’étaient soulevées en 1991.
Cependant, la notion d’une « communauté chiite » martyrisée ne s’est véritablement imposée qu’après la chute du régime en 2003, décrite comme le renversement d’un ordre sunnite. La nature sectaire de la répartition des postes au sein du processus politique conçu par l’administration américaine s’est traduite par une forme de « concurrence des victimes », chaque acteur fondant sa prétention à une part du pouvoir sur l’ampleur des souffrances qu’il a endurées. Les partisans de l’Assemblée suprême pour la révolution islamique en Irak (ASRII), dirigée par M. Abdel Aziz Al-Hakim, font ainsi valoir les nombreux martyrs dans la famille de son leader, ainsi que son rôle-clé dans les insurrections de 1991. Les militants fidèles à M. Moqtada al-Sadr, en revanche, leur reprochent d’avoir choisi l’exil, d’avoir torturé les prisonniers de guerre irakiens pour le compte des Iraniens, et d’avoir lâché les insurgés en 1991 par un repli prématuré en Iran. A leur tour, ils se voient accusés d’avoir servi les intérêts du régime et recruté dans leurs rangs nombre de ses agents.
Toujours est-il que la réinterprétation de l’histoire irakienne en fonction d’une dichotomie sunnites-chiites porte le coup de grâce au « nationalisme irakien ». Les Irakiens d’origines différentes n’ont plus de références en commun : les jalons de leur histoire collective - telles la fin de la monarchie (1958), la prise de pouvoir par le Baas (1968), la guerre du Golfe (1991) ou l’intervention anglo-américaine (2003) - font l’objet de disputes amères reflétant des clivages sectaires ; les ressources nationales ne sont plus redistribuées, mais accaparées et privatisées sans vergogne ; les institutions sont dépecées et transformées en fiefs partisans. Certes demeure, dans les discours, une vague référence à un Irak qui transcenderait les divisions, mais dont la définition manque cruellement. En pratique, les réflexes électoraux, la violence arbitraire, le népotisme et une corruption sans précédent dévoilent l’importance des allégeances non nationales.
Cette situation ne transforme pas pour autant l’Iran en nation « par défaut » ou « par adoption » pour les chiites irakiens. Dans le sud du pays, on conserve des sentiments partagés à l’égard du voisin perse. M. Al-Sadr joue par exemple sur les origines iraniennes de l’ayatollah Ali Al-Sistani pour le dénigrer. Les résidents de la ville d’al-Amara se plaisent à qualifier ceux d’Al-Kout de « Perses », un terme très péjoratif à leurs yeux. Si les portraits de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny et de son successeur Ali Khamenei foisonnent, seuls de rares acteurs de la scène politique chiite reconnaissent la conception iranienne de velayat-e-faqih (« gouvernement du docte »), pilier de la République islamique. Les positions de l’ayatollah Al-Sistani vis-à-vis de ses pairs iraniens ont toujours été à la fois diplomatiques - évitant de franchir certaines lignes rouges - et farouchement indépendantes. Il semblerait du reste que, en tant que source d’interprétation des écritures, il soit davantage considéré en Iran que le « guide », l’ayatollah Khamenei lui-même.
L’Iran, néanmoins, abat ses cartes avec une grande subtilité en Irak, étendant son influence à travers une multiplicité de canaux. Téhéran a favorisé la participation de ses alliés au processus politique, afin de mieux l’orienter, tout en s’efforçant de nouer des liens avec l’ensemble des acteurs politiques, y compris M. Al-Sadr, ennemi juré de son allié l’ASRII. A un échelon plus local, l’Iran sponsorise de petits groupes à sa solde, tel Tha’r Allah à Bassora, sans pour autant s’exposer : il ne soutient pas massivement les attaques contre la coalition, s’abstenant par exemple de fournir aux insurgés l’armement antichar offert au Hezbollah libanais. A Nadjaf, l’institution Khamenei multiplie les bourses d’études et les dons de livres. La chaîne satellitaire iranienne al-Alam, par son professionnalisme, a conquis une large audience parmi les chiites irakiens.
Autre moyen de forger une image valorisante de l’Iran : les actions humanitaires et les investissements économiques. Enfin, contrairement aux monarchies du Golfe, la République islamique a largement ouvert ses frontières aux touristes et aux pèlerins : sa tranquillité et sa prospérité relatives les ont fortement impressionnés, leur montrant un visage plus ouvert et plus accueillant qu’ils ne s’y attendaient. Paradoxalement, la stratégie iranienne repose, non sur un réflexe d’allégeance, mais sur la compréhension d’une population chiite dont elle admet la diversité, faite d’identités collectives très différentes. Un profond clivage social oppose notamment des milieux chiites conservateurs (les religieux de Nadjaf, les commerçants des villes saintes, les classes moyennes urbaines, etc.) aux masses « révolutionnaires » qui suivent M. Al-Sadr (4).
Chaque ville du Sud a ses spécificités et ses enjeux particuliers. Al-Kout est une petite ville de province sans histoires, qui tend à se détourner des aspirations fédérales du grand Sud. Contrôlée par M. Al-Sistani et l’ASRII, la cité sainte de Nadjaf continue d’attiser les convoitises d’autres acteurs. A Bassora, enfin, une lutte à mort pour le contrôle des ressources, notamment celles de la contrebande de pétrole, met aux prises divers partis « islamistes » et leurs milices respectives.
Bref, plus on s’éloigne de la capitale, où les confrontations entre sunnites et chiites favorisent une unité de façade dans chaque camp, plus le potentiel de violence interchiites apparaît. Voilà qui rend bien vaines les sempiternelles réformes et initiatives discutées à Bagdad.
Notes
(1) Pour une typologie des principaux groupes de l’opposition armée, cf. International Crisis Group, « In their own words : Reading the Iraqi insurgency », Middle East report, no 50, Hopewell (Etats-Unis), 15 février 2006.
(2) Lire Ahmad Salamatian, « Les chiites écartelés entre Téhéran et Bagdad », Le Monde diplomatique, juillet 2005.
(3) Vali Nasr, « When the shiites rise », Foreign Affairs, vol. 85, no 4, New York, juillet-août 2006.
(4) International Crisis Group, « Iraq’s Moqtada Al-Sadr : Spoiler or stabiliser ? », Middle East Report, no 55, Hopewell (Etats-Unis), 11 juillet 2006.