Les catégories fréquemment utilisées pour décrire l’opposition armée irakienne évoquent une constellation d’acteurs semblant n’entretenir aucun rapport entre eux : anciens officiers demeurés patriotes, terroristes étrangers, criminels cyniques, Arabes sunnites déterminés à recouvrer le bénéfice d’un pouvoir qui leur aurait été imparti depuis des siècles, musulmans rétifs à toute présence étrangère, Irakiens simplement écœurés par l’occupation (les POI ou Pissed-Off Iraqis, selon le jargon militaire de la coalition), fractions tribales opérant dans une logique de vendetta, baasistes incorrigibles, etc.
Les quelques figures-clés qui émergent, notamment le jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui et l’ancien acolyte de M. Saddam Hussein, M. Izzat Ibrahim al-Douri, n’apparaissent en rien comme des leaders incontestés. L’opposition armée n’ayant pas mis en place de représentation politique de type Sinn Fein en Irlande du Nord, et n’ayant pas davantage rendu public un programme politique précis, l’image d’une multitude éclatée, diffuse et largement anonyme prédomine. Pourtant, si cette perception pouvait sembler pertinente en 2003, on ne doit pas sous-estimer le chemin parcouru depuis.
D’une façon générale, l’évolution peut se résumer à une forme de « décantation ». Reflétant tout d’abord une mobilisation relativement transversale, c’est-à-dire multiconfessionnelle, sa composition est devenue presque exclusivement arabe sunnite, à mesure que le processus politique s’est polarisé. Le paysage s’est en outre simplifié avec la stabilisation et le déploiement de quelques grands groupes relativement faciles à répertorier : l’Armée islamique, Tandhim al-Qaida fi Bilad al-Rafidayn (organisation d’Al-Qaida au « pays des deux fleuves »), l’Armée des partisans de la tradition du Prophète, l’Armée de Muhammad, etc. (1). Ils tendent à se partager un territoire de plus en plus délimité, à l’exception de certaines zones comme le gouvernorat de Diyala (près de Bagdad), où la confusion perdure.
Dans le gouvernorat d’Al-Anbar (nord-ouest), en revanche, des responsables humanitaires irakiens trouvent dorénavant des interlocuteurs avec qui traiter de façon quasi institutionnelle pour obtenir des sauf-conduits. De même, les chauffeurs routiers paient, selon une procédure formalisée, une « assurance » leur permettant de traverser la région – à condition que les biens transportés ne soient pas destinés à l’ennemi.
Chacun de ces groupes dispose d’une véritable « identité d’entreprise » cultivée à travers des moyens de communication sophistiqués, diffusant des productions écrites ou audiovisuelles reconnaissables à leurs palettes graphiques, à leurs présentations standards et à leurs logos. Tous se montrent extrêmement volubiles en ce qui concerne leurs raisons d’être, leurs lectures du conflit, leurs performances militaires, ou encore leurs recommandations tactiques.
L’analyse de ces discours révèle une autre forme de décantation : les exagérations, les contradictions, les ambiguïtés, les polémiques qui les ont longtemps marqués ont cédé la place à des propos étonnamment uniformes. Au cours de l’année 2005, l’ensemble des groupes s’est uni sur une rhétorique mêlant arguments patriotiques et soubassement religieux d’inspiration salafiste – donc sunnite. Des débats, d’abord très vifs, sur la légitimité du djihad d’une façon générale et de certaines méthodes en particulier ont été tranchés en faveur d’un consensus, peut-être superficiel mais unanimement respecté. Par exemple, plus personne ne revendique ouvertement des actes de décapitation, encore moins ne les filme – comme c’était le cas il y a un an seulement (2).
Des divergences subsistent, naturellement, causant des tensions. Plusieurs sources (responsables humanitaires, journalistes locaux et sympathisants arabes), entrées en contact avec des combattants irakiens, ont rapporté un flot de critiques formulées en privé à l’encontre de M. Al-Zarkaoui, rendu responsable de nombreux assassinats à caractère confessionnel (c’est-à-dire antichiite). Certains groupes revendiquent exclusivement des attaques contre la coalition, dénotant un désaccord tacite à l’égard des opérations ciblant des civils ou même des membres de l’appareil de coercition irakien. Une série d’incidents constatés durant les derniers mois par les marines dans le gouvernorat d’Al-Anbar (combats n’impliquant aucune de leurs unités, djihadistes étrangers retrouvés assassinés, efforts des tribus pour réaffirmer leur autorité sur les territoires qu’elles occupent) les a convaincus de l’existence d’un « fossé grandissant » entre des adversaires d’extraction irakienne et des groupes foncièrement exogènes, animés par un programme contraire aux intérêts des premiers. Cette analyse fonde une stratégie américaine de contre-insurrection visant à isoler et à détruire les djihadistes, jugés irréductibles, tout en négociant la résorption des autres en élargissant le processus politique.
Néanmoins, si divers signes pointent l’existence de tensions internes potentiellement centrifuges, les forces centripètes l’emportent. Des frictions à l’échelle locale n’empêchent pas un degré élevé de cohésion à un niveau plus global. Ainsi, l’ensemble des groupes apparaît souscrire à une stratégie claire et apparemment unanime. En matière de discours officiel, aucun n’a trahi le principe d’une unité ne serait-ce que de façade, en énonçant publiquement ses récriminations à l’égard des autres. Tous s’accordent à dire que la formulation d’un programme politique serait un acte prématuré, susceptible de semer la discorde.
Guerre civile et « guerre sale »
En ce qui concerne les opérations militaires, malgré des priorités parfois divergentes, tous inscrivent leur action dans le cadre d’une même doctrine informelle, apparue à travers un processus de débat et de réflexion collective en réaction à la seconde bataille de Fallouja, en novembre 2004 (3) : il s’agit, en tenant compte de la futilité de toute défense statique face à la suprématie américaine, de se redéployer constamment dans les zones de vide créées par les discontinuités du dispositif coalition - forces armées irakiennes, en prévenant par cette fluidité même tout progrès durable et cumulatif en termes de reconstruction. Le trinôme « repli, redistribution, saccage » oppose ainsi une parade redoutable au mantra « nettoyer, tenir, reconstruire » de la stratégie conçue par l’administration américaine pour l’emporter (4).
Surtout, les dynamiques de guerre civile et de « guerre sale » jouent en faveur de l’unité au sein de l’opposition armée. La perception d’un ennemi qui serait avant tout intérieur, incarné par un gouvernement décrit comme chiite, sectaire, adossé et asservi à l’Iran, l’amène à serrer les coudes. La documentation minutieuse des crimes attribués aux milices chiites occupe désormais une place centrale dans les efforts de propagande des différents groupes. Plusieurs d’entre eux ont, au cours des derniers mois, placé explicitement certaines unités irakiennes en tête de leurs priorités, certains annonçant même la mise sur pied de groupes consacrés exclusivement à la lutte contre l’ennemi intérieur.
Le spectre de la guerre civile est officiellement renvoyé aux mises en scène et aux méthodes perverses d’un gouvernement prêt à tout pour atteindre ses fins, quitte à commettre un génocide le jour où il en aura les moyens. Ainsi l’attentat à l’explosif, en février 2006, contre le mausolée chiite de Samarra a contribué à resserrer les liens au sein de l’opposition armée. Loin d’affaiblir M. Al-Zarkaoui, éternel suspect dans les affaires de ce type, ce drame a fait beaucoup pour le blanchir aux yeux de ses pairs. Tous les grands groupes ont imputé l’opération à l’Iran et à ses alliés locaux. Tous ont multiplié les « reportages » sur les représailles menées contre les Arabes sunnites, en soulignant le cynisme de l’adversaire, disposé à détruire ses propres sanctuaires dans sa quête de prétextes pour frapper. Plusieurs enquêtes informelles ont conclu qu’une telle opération, réalisée pendant le couvre-feu par des individus portant des uniformes de policier, dans une ville tenue par des forces chiites, ne pouvait être que le fait des milices ennemies. D’aucuns ont fait valoir que le groupe de M. Al-Zarkaoui, qui a longtemps contrôlé la ville avant de la perdre fin 2005, aurait eu tout le loisir de démolir le mausolée des mois plus tôt.
La simple survie d’un groupe tel que Tandhim al-Qaida témoigne de la nature complexe et composite de l’opposition armée. La conception répandue selon laquelle Al-Qaida serait un corps foncièrement exogène, composé de volontaires étrangers et obéissant à une hiérarchie détachée des réalités du terrain, est une illusion naïve. L’organisation a certes fait preuve d’une capacité indéniable à canaliser les ressources financières et humaines propres aux réseaux transnationaux du djihadisme. Mais, pour opérer en Irak, elle ne saurait se passer d’une solide implantation locale. Maintenir le flot des candidats au martyre, par exemple, implique une logistique dont les acteurs, vraisemblablement, sont essentiellement irakiens (convoyage des volontaires, fabrication des explosifs, travail de renseignement et planification tactique, etc.). Son image controversée et la concentration des ressources américaines sur la traque de ses membres la rendent particulièrement vulnérable à l’infiltration et à la délation, exacerbant l’importance de son acceptation – au moins passive et relative – par son environnement immédiat. Dans le paysage polarisé, caricatural, de l’opposition viscérale entre « terrorisme » et « lutte de libération nationale », Tandhim al-Qaida aurait déjà disparu.
Sa résilience s’explique par la dimension politique de l’opposition armée, dimension souvent négligée en raison de son caractère obscur et tacite. Les grands groupes n’en sont pas moins engagés dans un jeu éminemment politique, appelant des ajustements idéologiques et pratiques au gré des rapports internes de pouvoir, de l’évolution des ressources disponibles, etc. La trajectoire de Tandhim al-Qaida est édifiante à cet égard. L’organisation a en effet muté jusqu’à devenir un phénomène profondément irakien. Cette transformation relève pour partie du choix tactique, visant à garantir la survie du groupe en « irakifiant » son image.
M. Al-Zarkaoui, son leader jordanien hautement controversé, s’est petit à petit effacé, laissant le devant de la scène à un porte-parole officiel au patronyme irakien, M. Abou Maysara al-Iraqi. De façon révélatrice, le nom de celui-ci évoque en arabe la notion de facilité, de confort, prenant le contre-pied des connotations de difficulté attachées au pseudonyme Abou Moussab Al-Zarkaoui. Le commandement des opérations militaires revendiquées par Tandhim al-Qaida a également été confié à une personnalité irakienne. Enfin, le groupe a fusionné en janvier 2006 au sein d’un conseil de concertation rassemblant d’autres groupes réputés d’extraction locale. Le conseil a du reste élu comme émir le cheikh irakien Abdallah Al-Baghdadi, héros du second siège de Fallouja.
Mais l’« irakification » de l’organisation est aussi le résultat de la pression considérable exercée par la coalition à son encontre : la focalisation sur elle des moyens militaires et de renseignement américains a conduit à l’arrestation ou à la mort au combat d’un nombre important de ses membres éminents, notamment étrangers. Un organigramme publié fin 2005 par Nefa Foundation (5) montre ainsi une proportion remarquable de commandants portant des noms irakiens (Al-Iraki, Al-Baghdadi, etc.). De sources irakiennes, le laminage de la génération des « Arabes afghans », combattants passés par le djihad en Afghanistan et constituant initialement l’élite dirigeante de Tandhim al-Qaida, aurait précipité l’ascension dans l’organisation d’une nouvelle génération, composée d’un mélange de jeunes Irakiens fervents et de truands opportunistes, bien plus imprévisibles et violents que leurs prédécesseurs. Ironiquement, l’obsession américaine pour Al-Qaida en Irak a donc catalysé son irakification et son enracinement local. La capacité de Tandhim al-Qaida à compenser des pertes vraisemblablement lourdes en recrutant dans son environnement immédiat illustre le « succès » de sa conversion.
En somme, l’Organisation d’Al-Qaida au « pays des deux fleuves » porte un nom trompeur. Elle n’entretient qu’un rapport distant avec Al-Qaida, le réseau responsable des attentats du 11-Septembre. La figure de M. Oussama Ben Laden est certes mobilisée, mais seulement en tant qu’icône. Ses avis religieux ou ses conseils pratiques ne sont pas sollicités – et lui-même se garde bien, dans ses allocutions, d’énoncer davantage que des généralités. Les orientations données par M. Al-Zarkaoui au djihad en Irak constituent même un désaveu public de certaines des positions les plus fermement défendues par M. Ben Laden. Notamment, la priorité donnée par M. Al-Zarkaoui à la lutte contre l’« ennemi intérieur » s’oppose à la prééminence de l’« ennemi extérieur » aux yeux de M. Ben Laden. de plus, pour celui-ci, les chiites appartiennent à l’oumma musulmane et, à ce titre, représentent des cibles illégitimes.
Dès lors, le conflit irakien ne saurait être compris comme un combat résiduel devant parachever la désorganisation bien réelle d’al-Qaida. C’est un conflit à part entière, un pôle d’attraction détournant d’autres fronts, tels que l’Afghanistan, la Tchétchénie ou la Palestine, les ressources et l’attention des djihadistes du monde entier (6). C’est également un pôle de rayonnement à partir duquel les discours mobilisateurs et les techniques irriguent d’autres conflits. De façon symptomatique, les innovations tactiques, notamment les attentats-suicides, circulent des plaines irakiennes vers les montagnes afghanes et non l’inverse.
Au fond, la caractérisation américaine de l’ennemi oublie un fait essentiel : l’articulation en Irak des réseaux djihadistes et des ressources locales est suffisamment souple pour avoir survécu à une campagne contre-insurrectionnelle visant justement à exploiter un clivage supposé. De façon troublante, les perspectives de guerre civile, qui auraient pu susciter un rejet par leurs pairs irakiens des combattants étrangers régulièrement accusés d’en attiser les feux, ne font que renforcer l’unité tactique de l’opposition armée. Cette dernière est profondément ancrée dans les lignes de fracture de la société irakienne, dont l’exacerbation est une conséquence de la politique américaine.
Notes :
(1) Pour une liste détaillée, cf. le rapport de l’International Crisis Group, « In their own words : Reading the iraqi insurgency », Middle East Report, no 50, Bruxelles, 15 février 2006.
(2) « Sons et images de l’opposition irakienne », Le Monde diplomatique, mai 2005.
(3) « Terre brûlée à Fallouja », Le Monde diplomatique, décembre 2004.
(4) National Security Council, « National strategy for victory in Iraq », Washington, novembre 2005.
(5) www.nefafoundation.org/mi scellaneou...
(6) Cf. Thomas Hegghammer, « Global jihadism after the Iraq war », The Middle East Journal, vol. 60, no 1, Washington, hiver 2006.