C’était il y a deux ans et quelques jours. En représailles au bombardement à l’arme chimique dans la banlieue de Damas, la France se préparait à frapper des casernes de l’armée syrienne, de concert avec les Etats-Unis. Un plan suspendu à la dernière minute, pour cause de reculade américaine. Aujourd’hui, changement de décor. Ce n’est plus Damas, le sanctuaire du régime Assad, qui est dans le viseur de l’état-major tricolore, mais Rakka, Djarabulus ou Azaz, les bastions de l’Etat islamique (EI) dans le nord de la Syrie.
En annonçant, lundi 7 septembre, que les avions français engagés dans la coalition internationale antidjihadiste s’apprêtaient à intervenir dans ce pays, alors que leur périmètre d’action se limitait jusque-là à l’Irak, le président de la république, François Hollande, a entériné un virage diplomatique majeur. Au mot d’ordre de la chute du régime, fil rouge de la politique étrangère française depuis le début du soulèvement anti-Assad, en 2011, succède une approche beaucoup plus attentiste, calquée sur l’attitude américaine, qui privilégie l’endiguement de la crise et la lutte contre le terrorisme djihadiste.
« Ce n’est pas tant un revirement qu’un renoncement, analyse l’universitaire Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie. Les dirigeants français ne vont pas se précipiter à Damas pour serrer la main d’Assad. Celui-ci va rester infréquentable, car il va continuer à massacrer sa population avec ses avions. Mais la France se range à la position des Etats-Unis, qui consiste à dire que l’on ne peut rien y faire sinon organiser des conférences au bord du lac Léman. Ce refus d’affaiblir le régime syrien s’inscrit dans ce qui constitue de facto une politique de sanctuarisation de Damas et de la côte alaouite, deux zones que les Occidentaux comme les Russes ne veulent pas voir tomber dans les mains des rebelles. »
Selon le chef de l’Etat, qui s’exprimait dans le cadre de sa conférence de presse de rentrée, des vols de reconnaissance au-dessus de la Syrie devaient commencer dès mardi. Ensuite, « selon les informations collectées, nous serons prêts à faire des frappes », a-t-il affirmé. Contrairement à ce que réclament certaines voix à droite, M. Hollande a exclu tout déploiement de troupes au sol, jugeant qu’une telle mesure serait « inconséquente », car elle ferait des effectifs mobilisés une « force d’occupation » et « irréaliste », et que la France ne peut pas être le seul pays à s’engager de la sorte.
Paris refusait jusque-là de s’associer aux raids aériens anti-EI menés par les Etats-Unis en Syrie depuis septembre 2014 pour deux raisons : la répugnance à faire le jeu de Bachar Al-Assad, qui assimile « à du terrorisme toute résistance à son pouvoir », et la conviction que de telles frappes étaient vouées à l’échec en l’absence de relais sur le terrain et d’un processus politique crédible. La diplomatie française refusait d’établir une hiérarchie entre l’EI et le régime Assad, l’un se nourrissant de l’autre, selon elle. D’où son soutien à l’opposition armée « modérée », en lutte sur ces deux fronts.
Attentats de janvier à Paris
Pour justifier son changement de pied, M. Hollande s’est appuyé sur deux phénomènes récents : la montée du risque terroriste en Europe, alimenté par le retour de djihadistes non syriens recrutés par l’EI, et la crise des réfugiés. Ce tournant, qu’on devine depuis le choc du double attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, au début de l’année, met le principe du « ni Bachar ni l’EI » sous tension. François Hollande a certes redit que le dictateur syrien ne pouvait pas faire partie d’un règlement du conflit. Mais il a laissé la porte ouverte à une étape intermédiaire en déclarant que la question de son départ se posera « à un moment ou à un autre ». Autrement dit, pas tout de suite.
Les avions français ne pénétreront d’ailleurs pas dans l’espace aérien syrien sans une forme de blanc-seing du régime. La coordination avec l’armée syrienne paraît inévitable. Les Etats-Unis jugent que les désagréments induits par cette coopération non désirée ne résistent pas aux bénéfices apportés par leur présence dans le ciel de la Syrie. Mais, pour la France, le calcul semble plus discutable. « Qu’est-ce qui se passera si un Rafale français croise un Mig syrien en route pour bombarder Alep, s’interroge un analyste, sous le couvert de l’anonymat. C’en sera fini de notre crédibilité. »
L’efficacité de l’intervention française dépendra en grande partie de la disposition de Paris à mener ses frappes en concertation avec les groupes rebelles syriens. Parce qu’ils leur font face sur des dizaines de kilomètres de front, à l’est d’Alep, les anti-Assad disposent de beaucoup d’informations sur leurs ennemis djihadistes. Le Pentagone s’est toujours refusé à en profiter, en coordonnant ses opérations avec ces groupes armés, même ceux jugés « modérés ». Une position poussée à l’absurde à la fin du mois de juillet : Washington n’avait pas jugé bon de venir au secours des forces syriennes anti-EI formées par ses soins, alors qu’à peine à pied d’œuvre ces combattants s’étaient retrouvés sous le feu du Front Al-Nosra, la branche locale d’Al-Qaida.
A l’évidence, M. Hollande espère aussi quelques retombées diplomatiques des bombardements à venir. Durant tout l’été, le Quai d’Orsay a été tenu à l’écart des consultations menées par le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, et son homologue russe, Sergueï Lavrov. En prenant sa part du combat contre l’EI en Syrie, la France tend la main à son partenaire américain, isolé sur ce front, et muscle sa position face à Moscou. Mais si un processus de sortie de crise crédible ne se met pas en place rapidement, le risque est grand que la position de Paris devienne inaudible. Pour garder une marge de manœuvre, le chef de l’Etat a précisé que la France agira « en lien avec la coalition » et non au sein de celle-ci. Pas sûr que cela suffise.
Yves-Michel Riols
Journaliste au Monde
Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Correspondant au Proche-Orient