Le 26 novembre 2007, Brandon Moore, un adolescent de 16 ans sans armes, a été abattu dans le dos alors qu’il fuyait un agent de sécurité à Détroit. Ce dernier fit en sorte que cela apparaisse comme un sport. « [Il] mit un bras au-dessus de l’autre et commença à nous cibler », me dit John Henry, la mère de Brandon, qui se trouvait avec lui. « Brandon était impliqué dans rien du tout. Je suppose qu’il était le dernier à courir. » Le tireur était un policier, hors de son service, avec un passé de brutalité. Licencié des forces de l’ordre après avoir été impliqué dans un accident avec délit de fuite, où il conduisait sous l’effet de l’alcool, il a été réengagé quelques années plus tard après un appel. Il ne s’arrêta pas là : il tua par balles un homme armé lors d’une dispute de voisinage ; tira et blessa son épouse lors d’un acte de violence domestique.
L’affaire reçut un paragraphe dans les deux quotidiens de Détroit. Aucun des deux ne se donna la peine d’imprimer le nom de Brandon Moore. Le policier fut réassigné dans une unité de circulation avant d’être blanchi par une « enquête ».
L’assassinat de sang-froid de Walter Scott, par un policier qui lui tira huit fois dans le dos alors qu’il s’enfuyait à North Charleston (Caroline du Sud), n’a rien de nouveau en un sens conventionnel. De tels meurtres ne sont ni rares ni, pour ceux qui s’y intéressent, surprenants. Ils sont malheureusement tout ce qu’il y a de plus commun. Il est nouveau parce que, grâce à une vidéo, nous disposons d’une preuve incontestable dans un moment où l’attention publique est centrée et éveillée sur cette question même [par le mouvement Black Lives Matter qui a surgi en plusieurs endroits des Etats-Unis à la suite du meurtre de Mike Brown à Ferguson en août 2014 et dont une des animatrices, Keenga-Yamahtta Taylor en expliquera les enjeux le 20 mai au soir, à Lausanne].
Alors que dans ce cas le policier impliqué a été licencié et est poursuivi, une telle preuve ne constitue pas une assurance de justice. Il y a des preuves filmées de la police qui étrangle à mort Eric Garner à Staten Island alors qu’il criait « I can’t breathe » [Je ne peux plus respirer !]. Il existait des vidéos de la police frappant Rodney King à Los Angeles [en 1992, ce qui déclencha une vague d’émeutes], et ses agresseurs restèrent libres. Mais dans une époque d’informations en continu et de médias sociaux, les vidéos assurent l’attention publique.
Les Noirs sont morts pendant des années avant de recevoir une telle attention. Michael Brown est mort et l’a reçue ; Kajieme Powell est mort et l’a reçue ; Tamir Rice est mort et l’a reçue ; Justus Howell est mort et l’a reçue. La liste pourrait être encore allongée. Et elle s’allongera avant que quelque chose de fondamental ne change, non seulement avec la police américaine, mais dans la psyché américaine.
Le fait que Scott a été tué lors du 47e anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King le 4 avril 1968 souligne fortement le contraste entre la réalité de l’époque de l’après mouvement des droits civiques et les prétentions d’une ère post-raciale. Le slogan du moment, issu d’un hashtag de Twitter, est Blacklivesmatter [la vie des Noirs compte]. Cela est très significatif.
On ne verra pas un hashtag disant #leshommesnoirspeuventjouerdubasketball ou #lamusiquenoirecompte, parce que seuls les plus allumés dénieront cela. Mais la raison pour laquelle #blacklivesmatter résonne ainsi c’est parce qu’il résume de manière succincte les contradictions actuelles. Nous pouvons célébrer un président noir, des professeurs noirs, des astrophysiciens noirs ainsi que des joueurs de tennis noirs autant que nous le voulons. Mais la question du caractère sacré de la vie noire n’a pas encore été réglée [y compris au sens de la loi].
Ainsi, l’assassinat de Scott ne fait pas seulement figure d’un incident scandaleux et horrible en tant que tel, mais il est un emblème pour tous les Brandon Moore qui se sont effondrés sous une pluie de balles pour ne rencontrer qu’un silence assourdissant. Il constitue le symbole d’un règne de terreur qui n’a cessé depuis l’époque de la lutte pour les droits civiques, car il a simplement été perfectionné. Il traduit l’image dure d’un système qui criminalise systématiquement les communautés noires de la classe laborieuse et, à l’occasion, condamne arbitrairement ceux qui y vivent à des exécutions sommaires. Il offre un nom et une image émouvante à ceux qui sont morts sans être nommés et sans être vus, dont la mort ne peut faire se mouvoir la conscience du pays.
L’écrivain James Baldwin écrivait en 1966, dans Un rapport d’un territoire occupé : « J’ai été le témoin et j’ai subi la violence policière plus d’une fois. Mais, bien sûr, je ne peux le prouver. Je ne peux le prouver parce que c’est le commissariat de police lui-même qui mène l’enquête, un peu comme s’il ne devait rendre des comptes qu’à lui-même. Mais on ne peut permettre qu’il ne puisse rendre des comptes qu’à lui-même. Il devrait rendre des comptes à la communauté qui le paie et qu’il a juré de protéger. Et si les Noirs américains ne sont pas, l’une des parties de la communauté américaine, alors toutes les professions de foi américaines sont une escroquerie. »
Le fait que le pays reconnaît enfin cette question est encourageant. Mais ce qu’il a fallu pour en arriver là est écœurant. Parce que c’est le fardeau de la preuve nécessaire pour forcer la reconnaissance de l’existence du racisme d’aujourd’hui.
C’est ce qu’il a fallu pour contrecarrer un débat sur les défauts ostensibles au sein de la culture noire, de l’éducation des enfants à la musique rap, qui – comme l’affirment certains – rend inévitable ce type de maintien de l’ordre et fait que l’on se concentre plutôt sur la pathologie de la violence d’Etat. Si tous les jeunes Noirs achetaient demain une ceinture et relevaient leurs pantalons [allusion aux habitudes vestimentaires parmi certains jeunes], ils ne parviendraient toujours pas à détourner la balle d’un flic à la gâchette facile. La barre est placée si haut et la capacité à l’empathie si basse qu’il semble qu’aucune statistique ni aucun témoignage personnel ne peuvent convaincre une masse critique de Blancs américains que le problème n’est pas que les Afro-Américains prétendent être des victimes, mais le fait même qu’ils soient victimisés.
En l’absence d’une telle preuve, les Noirs doivent établir le bien-fondé pour ne pas être tués : pas de casier judiciaire, pas de relations douteuses, pas de drogues ou d’alcool dans votre corps sans vie, des étudiant·e·s avec les meilleures notes ainsi que des pères dévoués. Si vous voulez que le pays soit scandalisé par votre assassinat, assurez-vous d’avoir mené une vie impeccable. Sans cela…
Dans L’audace d’espérer [publié en français en 2009 par les Editions Seuil], Barack Obama se souvient avoir été assis au sénat de l’Illinois aux côtés d’un député blanc regardant un collègue noir – qu’il dit être John Doe, terme que l’on peut traduire par « Monsieur Toutlemonde » ou l’homme de la rue – explique pourquoi la suppression d’un certain programme était raciste.
« Vous savez quel est le problème avec John », lui dit le sénateur blanc. « Lorsque je l’écoute, il fait que je me sens plus Blanc. » Obama indique que son « commentaire était instructif. Que cela soit bon ou mauvais, la culpabilité blanche s’est largement épuisée en Amérique. »
La culpabilité, de quelque variété raciale qu’elle soit, n’est jamais parvenue à réaliser grand-chose quoi qu’il en soit (et si cela était le cas, il y a des thérapeutes pour cela). Elle ne va pas réduire l’écart des salaires, l’écart du chômage, l’écart des richesses ou la différence entre le nombre de prisonniers blancs ou noirs. Elle ne ramènera pas à la vie Walter Scott, Trayvon Martin ou Brandon Moore. Les gens ne réclament pas la culpabilité, mais ils revendiquent la justice et l’égalité. Ce n’est qu’alors qu’un incident tragique tel que celui-ci sera « nouveau » pour de bonnes raisons – parce que ce sera quelque chose de rare et d’inattendu, pas parce que quelqu’un se trouvait au bon moment au bon endroit avec un Samsung et une conscience.
Garry Younge