« Cassez un vase, et l’amour qui réassemble les fragments est plus fort que l’amour qui prenait pour acquise sa forme symétrique lorsqu’il était entier… L’art des Antilles est la restauration de nos histoires brisées. »
Derek Walcott
« A l’instar des débris formant les fragments d’une même amphore, original et traduction deviennent reconnaissables comme les fragments d’une langue supérieure. »
Walter Benjamin
Guerres et mythes. Choc de la mondialisation marchande, reconfiguration des espaces politiques, déplacement des frontières, brassages migratoires des populations, partage mouvant entre privé et public, désintégration et désaffiliation sociale : l’époque met à rude épreuve les références familiales, nationales, de classe, sur lesquelles s’est édifiée la modernité capitaliste. Ce grand ébranlement des appartenances et des identités protectrices alimente des tentations opposées : dissolution à corps perdu dans le marché sans frontières, d’un côté ; quête fébrile des origines et de l’enracinement, de l’autre.
La croisade libérale de Bernard-Henri Lévy contre l’épouvantail souverainiste et le théâtre d’ombres planétaire de Tony Negri, où s’affronteraient Empire et Multitude, sans l’écran trompeur des Etats nationaux, relèvent de la première. La défense affolée d’une République imaginaire à la française et le recours aux mythes identitaires des origines, s’inscrivent dans la seconde. La guerre des mythes est déclarée.
L’universalisme abstrait a souvent servi de masque au conquêtes coloniales, comme aux oppressions de sexe ou aux dominations de classe. Sa critique est d’autant plus nécessaire que la société française répugne à faire son travail de deuil et ne parvient pas à cicatriser sa blessure narcissique de vieil empire colonial déchu. Ce malaise dans la francitude envahit les gazettes : indétermination du principe de laïcité, « loi foulardière » sur les signes religieux ostensibles à l’école, actes d’antisémitisme et d’arabophobie, escalade victimaire entre survivants du judéocide et descendants d’esclaves, polémiques aigries sur l’immigration, la nationalité, et la citoyenneté.
L’hexagone n’a pas le monopole de ces doutes. Samuel Huntington, qui s’est taillé une réputation controversée avec le Choc des civilisations, en constate les ravages dans la société états-unienne : « Durant les années 1990, la société américaine a été confrontée à de nombreuses questions qui ont soulevé de vifs débats : l’immigration et l’intégration, le multiculturalisme et la diversité, les rapports entre les races et la discrimination positive, la place de la religion dans la sphère publique, l’éducation bilingue, les programmes scolaires et universitaires, la prière à l’école et l’avortement, la signification de la nationalité et de la citoyenneté. La question qui sous-tend ces problèmes est celle de l’identité nationale [1]. »
Glorifiée par les uns, vilipendée par les autres, « l’exception française » ne serait donc qu’une variante particulière de la règle ? Dans un monde où de nouvelles échelles spatiales, de nouveaux régimes de socialisation, de nouvelles catégories politiques émergent à peine, la question posée par Constantin Cavafis rebondit :
Et maintenant, qu’allons nous devenir, sans barbares
Ces gens là, en un sens, apportaient une solution
A moins que ces barbares salutaires ne soient déjà dans la place. Si proches qu’on ne les voit plus. Du moins, ceux dont ils menacent les positions, sentent-ils leur présence. Ils érigent contre eux de nouvelles murailles sécuritaires. Il en fut déjà ainsi face à l’irruption des « classes dangereuses » : « Souvent aujourd’hui, l’on compare l’ascension du peuple, son progrès à l’invasion des Barbares. Le mot me plaît, je l’accepte… Barbares ! Nous autres, Barbares… [1bis] ».
Peuples et multitudes. Pouvoir constituant et souveraineté démocratique postulent l’événement où le peuple se prononce. Mais qui décide de ce qu’est un peuple ? Existe-t-il un peuple européen, un peuple corse, un peuple français ? Déjà plus ? Pas encore ? Un peuple est un devenir culturel. Il suppose des actes fondateurs, des épreuves partagées. Un long travail métabolique. Une lente percolation.. Une communauté de durée. Depuis plus de deux siècles, l’Etat-nation a été sa forme historique.
L’unité et l’homogénéité souvent célébrées du « peuple français » sont plutôt une exception relative à la singularité de la Révolution française, que la règle. Il y a toujours, dans le peuple au singulier, de la pluralité - des peuples, des classes, des sexes, plus ou moins liés, plus ou moins accordés. La plupart des Etats n’ont jamais été nationaux, et ne le sont toujours pas. Ils furent et demeurent plurinationaux, pluriethniques, pluri-linguistiques. Sous le choc de la mondialisation, cette diversité refait surface. Sa résurgence s’accompagne de paniques et de conflits identitaires, qui sont les signes d’une crise.
Pour y faire face, certains proposent de renoncer peuple, trop homogène, trop opaque, au profit de la multitude [2]. Le disparate des mouvements et des forums sociaux, leur multiplicité bariolée confirment à leurs yeux l’épuisement des grands sujets héroïques, la victoire du rhizome sur l’arborescence, la prolifération réticulaire de la communication. La multitude aux multiples rôles serait le nouvel acteur de l’émancipation. Mais le changement de lexique pourrait aussi bien signifier le retour à une catégorie prépolitique. La notion de peuple était associée, pour Hobbes, au concept de souveraineté ; pour Rousseau, à celui de volonté générale. Selon les porte-parole de la multitude muette, tous deux auraient en commun une représentation mythique du peuple fusionnel et une substitution du corps du peuple au corps souverain du roi : pas de contradictions au sein du peuple….
La métamorphose de la en peuple a signifié jadis le passage de l’état de nature à l’état civil [3]. Le peuple des citoyens devenait la substance du nouvel ordre étatique, par opposition à la multitude, « hydre à cent têtes », fauteuse de désordre, à soumettre et à discipliner. Le mouvement inverse, du peuple à la multitude, serait alors le signe d’une rechute dans un état prépolitique et dans la guerre redoutée de tous contre tous, d’une décomposition sociale et politique du peuple en plèbe. Paolo Virno reconnaît l’ambivalence d’une multitude écartelée entre liberté et servilité ; celle, aussi, des rhétoriques de la différence, susceptibles de fonder le respect des singularités comme d’établir un nouvel ordre hiérarchique [4].
Constitutif, au siècle des Lumières, du nouveau paradigme politique, le peuple réel n’a pourtant jamais été monolithique. Il s’est vite révélé fendu et fracturé de contradictions. Sans attendre Mao, Heine, Michelet, Blanqui, Marx l’avaient bien compris. A travers les interrogations actuelles sur la notion de peuple, c’est la crise des nations qui fait aujourd’hui question. Sans y répondre, la rhétorique de la multitude remplace seulement le prolétaire par le précaire ; l’exploitation, par la pauvreté ; la politique, par la théologie [5].
Echelles mobiles. Les nations modernes ne sont pas la forme d’une substance, l’apparence d’une essence, mais le résultat historique d’un procès de construction et de déconstruction. Ce devenir-nation a pris tournure au croisement entre l’action d’un Etat volontariste et d’un marché territorialement délimité par ses frontières, et protégé par ses douanes. L’unification linguistique (par conséquent les artisans de la langue et les institutions éducatives) a joué dans ce processus un rôle décisif. On assiste aujourd’hui au processus inverse, de « dénationalisation des élites » mondialisées.
La « revanche de Dieu » constitue une compensation partielle au délitement relatif des nations. La revalorisation religieuse est inversement proportionnelle à l’affaissement de la vitalité civique. Ce retour en force des croyances aux Etat-Unis ou dans le monde arabe, l’influence des églises évangéliques en Amérique latine, la revendication par certains (Boutin, Villiers, Giscar) d’une identité judéo-chrétienne pour Europe, illustrent cette tendance, sans que le regain de religiosité formelle s’accompagne pour autant d’une intensification attestée des pratiques religieuses.
Face à cette offensive régressive et à la poussée d’un nationalisme ethnique, certains cherchent dans la nation civique ou le « patriotisme constitutionnel » une digue protectrice (ou une ligne Maginot). Avant même le rejet du traité constitutionnel européen, Jurgen Habermas manifestait son désarroi : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard des événements d’une telle violence,l’ensemble de ma conception de l’activité orienté vers l’entente n’est pas en train de sombrer dans le ridicule [6]. » L’horizon post-national d’une société cosmopolitique, pacifiée par le commerce communicationnel, s’éloignait. Le rejet français et hollandais du Traité exacerbe cette crise de perspective. La mésaventure n’avait pourtant rien d’imprévisible.
Manquait à ce meccano juridique, prétendant pérenniser les rapports de forces issus de la restauration libérale, la légitimité que seul peut conférer un événement historique et symbolique. La guerre (ou la révolution) a souvent fait des peuples des nations [7]. Les dates des batailles ont été leurs actes et leurs lieux de naissance : Valmy, Solferino, Sadowa. La nation américaine ne s’est acceptée comme telle qu’après la guerre de Sécession et, les Etats-Unis sont nés à Gettysburg. De même, certains ont voulu voir dans l’intervention militaire de l’Otan en Bosnie ou au Kosovo un acte fondateur. « L’Europe est née à Sarajevo », s’extasiait alors André Glücksmann. Déçu de constater que ni la guerre du Golfe ni celle des Balkans n’ont vraiment permis à l’Europe de se rassembler, Pascal Brückner reproche aujourd’hui à la « démocratie européenne » d’avoir « perdu le goût des batailles » [8] !
Les nations se survivent, mais leur élan propulsif vers l’universel s’épuise. Dans le sillage de la décentralisation libérale, de nouvelles (ou anciennes) identités imaginaires aux noms romains, Padanie ou Septimanie, surgissent. Dans l’échelle mobile des espaces politiques et culturels, la solution serait plutôt à chercher dans la pluralité d’identités de situation et de circonstance. Seules, les crises peuvent débrouiller ce lacis d’appartenances et démêler le fil des névroses identitaires.
Sur les frontières. L’heure est aux remue-ménage frontaliers. La mondialisation libérale conduit à reconsidérer la notion de frontière [9]. Non que les frontières s’effacent : depuis 1989, l’Europe a vu naître ou renaître 14 Etats séparés par 17 000 kilomètres de nouvelles frontières. Les frontières se déplacent, sans disparaître. Celle de l’espace Schengen remplace les cloisons internes de la veille Europe par les zones et les camps de rétention, dans les murs à Sangatte ou à Roissy, hors les murs quand on les externalise en Lybie ou au Maroc. Les naufragés de Gibraltar savent que la planète « sans frontières » n’est pas sans visas, et qu’elle n’est pas également hospitalière à tous. Refoulés du rêve américain, les « dos mouillés » chicanos viennent s’échouer au péril de leur vie sur 3000 kilomètres de frontières. Les Palestiniens emmurés par le sinistre « Mur de séparation » connaissent l’internement forcé dans les camps de leur propre territoire occupé [10].
L’époque n’est décidément pas aux effusions du cosmopolitisme humanitaire. Elle n’est pas à l’homogénéisation spatiale du marché mondial, mais à une production hiérarchisée des espaces et des territoires, au profit des plus forts et des mieux armés. Sous couvert de générosité compassionnelle, le « droit d’ingérence humanitaire » (transformé parfois en « devoir »), prêché par Kouchner et Bettati, a préparé le terrain aux expéditions réputées préventives et aux guerres proclamées éthiques. Cette époque opaque est propice au « chaloupement » sur une étroite ligne de crête, à cheval « sur la frontière » [11]. A l’instar de Michel Warshawsky, frontalier entre France et Allemagne, France et Israël, Israël et Palestine, ashkenaz et sefarads, judaïsme du peuple élu et internationalisme militant, le métis d’Alexis Nouss « se tient et pense à la frontière », dans un double mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation, de frontalisation et de défrontalisation [12].
Creuset religieux. Les défaillances de la nation civique relancent le différend sur le partage entre laïc et religieux. Dans ce branle anxiogène du monde, devrons-nous subir aussi le réinvestissement de la politique par la théologie, les croyances religieuses venant en renfort de nations fragilisées et de légitimités en ruine. La « communauté des croyants » en terre d’Islam occupe ainsi partiellement le vide laissé par la crise des Etats-Nations décolonisés et par l’effondrement du grand rêve socialiste. Aux Etats-Unis, l’Etat soutient les entreprises caritatives privées au détriment des formes de solidarité publique. Confrontée à l’énigme de « frontières naturelles » introuvables, l’Union européenne est tentée de ressourcer son identité dans ses origines judéo-chrétiennes.
« Ne soyons pas religieux, même avec Renan », disait le premier Péguy, socialiste et libertaire. Voici venu le temps d’une seconde sécularisation. Après avoir refoulé la foi dans le domaine privé, il devient urgent d’y expédier aussi la nationalité découplée de la citoyenneté, de radicaliser le droit du sol ou de résidence, contre le droit du sang et de l’origine. De spatialiser la citoyenneté, au lieu de l’inscrire dans une temporalité généalogique.
C’est la réponse qu’esquissait Otto Bauer devant la décomposition de l’Empire multinational austro-hongrois. Il avançait l’idée d’une « autonomie culturelle », linguistique et scolaire, sans séparation étatique. Sans doute était-ce une tentative de réponse à une situation spécifique d’un territoire aux populations inextricablement mêlées. Les migrations et les déplacements massifs de la mondialisation lui donnent une actualité accrue. La « nation culturelle » permettrait de concilier l’autre monde possible, invoqué par les Forums sociaux mondiaux et continentaux, avec la reconnaissance revendiquée, en réponse à l’uniformisation marchande, par les peuples indigènes d’Amérique latine ou d’ailleurs. La tentation de supprimer la double nationalité ou de restreindre le droit au regroupement familial irait dans le sens inverse, d’un ré-enracinement de la nationalité dans les limites d’un territoire sous haute surveillance sécuritaire.
Tissages et métissages. Si le métissage ne produit pas de nouvelle identité fixe, comment, par quelle diagonale, traverse-t-il et recoupe-t-il les rapports de classe ? Est-il compatibles avec les conditions nationales de la politique, ou peut-il contribuer au changement d’échelle dans la production des espaces de citoyenneté ? La réponse zapatiste à ces défis consiste à reformuler l’espace public commun d’un Mexique, culturellement et linguistiquement, pluriel. Celle des sendéristes péruviens ethnicise au contraire le litige, faisant de la séparation raciale un passage obligé pour réparer le tort commis envers les indigènes.
Reste à imaginer par quels tissages (et métissages), par quelles rencontres, par quelle gerbe de singularités liées ensemble, une universalité concrète et plurielle, pourrait advenir. Du Pensons ailleurs de Nicole Lapierre au Plaidoyer pour un monde métis d’Alexis Nouss, en passant par Pour en finir avec la généalogie de François Noudelmann, l’actualité éditoriale en illustre la préoccupation [13]. Tous ces essais ont des titres en forme d’injonctions programmatiques. Il s’agirait d’explorer des catégories politiques et culturelles susceptibles de répondre, fût-ce partiellement, à la crise de la modernité, à la débandade de son dispositif conceptuel : souveraineté, nation, peuple, frontière, représentation...
Un migrant n’est pas un colon. Un immigré, un colonisé. En réponse à l’afflux de nouvelles populations, chassées par le fouet de la mondialisation ou attirées par le mirage de nouveaux eldorados, les idéologues conservateurs rêvent aux Etats-Unis d’une nouvelle vague d’américanisation. Peut-être, certains fanatiques de la République rêvent-ils à Paris d’une semblable francisation. Ces entreprises d’assimilation correspondaient à une période d’essor des nations. La situation a changé. Le Sud pousse sa corne dans le Nord. Le creuset américain (ou français) est glacé. La communauté d’origine supplante partis, syndicats, et autres formes d’intégration, par l’école ou le travail. Migrants ou transmigrants, plutôt qu’émigrants ou immigrants, survivent dans un perpétuel entre-deux, condamnés à une « intégration segmentaire », non plus à la nation civique, mais au groupe d’accueil. On voit monter, à côté de la « sécurité nationale » contre l’ennemi extérieur, le souci d’une « sécurité sociétale » contre un inquiétant « ennemi intérieur ».
Dans ses Patries imaginaires, Salman Rushdie célèbrait le mélange et l’hybridation, « le méli-mélo, un peu de ceci, un peu de cela », qui génère la nouveauté dans le monde. S’interrogeant sur le fait de savoir si « le mot de passe » - de passage transfrontalier et trans-identitaire – est un luxe de nomades, privilégiés de la mondialisation, ou une médiation nécessaire dans le procès d’universalisation, Nicole Lapierre laisse la question ouverte. Mariages mixtes, bi(ou pluri)-linguisme, itinerrances : l’époque est aux rencontres et aux croisements.
Dans un numéro de la revue Lignes sur les « Identités indécises », Alain Brossat, engageait le fer contre la prospérité suspecte des rhétoriques du métissage, plus ou moins savantes et très souvent commerciales, qui tendraient à flouter le conflit, à arrondir les angles, à noyer la discorde dans le consensus. Lutte des classes, opposition entre gauche et droite, tout deviendrait soluble dans le potage postmoderne, tout s’engloutirait dans l’uniformité métisse : « Tout est miscible et tout est métissable. » Esthétisé par le spectacle publicitaire, le personnage du métis deviendrait le « témoin amnésique » d’un passé aboli par le mixage. Rendant innommable le tort subi par les vaincus, le métissage fonctionnerait ainsi comme une anti-mémoire, nourrissant en retour une phobie du mélange et de la décomposition, un fantasme réactif de pureté et de purification, ethnique ou autre [14].
Michelet se méfiait déjà des « esprits mixtes et demi-cultivés, qui participent aux qualités et aux défauts des classes bourgeoises » et s’inquiétait d’un autre métissage érodant les arrêtes de l’antagonisme social : « Dans l’avenir les grandes originalités inventives appartiendront aux hommes qui ne se perdront point dans ces moyennes bâtardes où s’énerve tout caractère natif. Il se trouvera des hommes forts qui ne voudront pas monter ; qui, nés peuple, voudront rester peuple [15]. ». Sous l’injonction intimidante d’une impossible intégration, le programme du métissage pourrait aussi résonner, à l’oreille du post-colonisé, comme une sommation à se dissoudre dans la culture dominante. Le pathos de l’altérité et l’humanisme compassionnel visant alors à supprimer les singularités conflictuelles [16].
Exils. Dans son Plaidoyer, Alexis Nouss cherche une issue à ces alternatives infernales. Le métissage n’est pas pour lui une nouvelle identité, dans laquelle les chats, blancs et noirs, deviendraient uniformément gris, sans attraper la moindre souris. Il n’est pas une nouvelle valeur cotée à la Bourse des marchés mondialisés, mais un processus de démultiplication par alliances et rencontres, une sortie de la chrysalide identitaire, une échappée de l’être pétrifié, vers ceci, vers cela, et vers autre chose encore. Il ne s’agirait donc pas d’instituer une identité supérieure, en surplomb, mais de vivre en passeur, « des deux côtés », selon une formule d’Edouard Saïd. Le tissage transculturel se distinguerait de l’hybride, qui fige le résultat de l’hybridation pour faire souche à son tour. Il permettrait plutôt de partager plusieurs cultures sans en trahir aucune. Il ne serait ni un état cristallisé, ni une métamorphose accomplie, mais un mouvement sans repos, un devenir incessant, ouvert au grand large d’une universalité plurielle.
Le métis apparaît alors comme un rôle de premier plan sur la scène de la mondialisation marchande. L’étranger contraint à l’exil était déterminé par rapport aux clôtures nationales. L’époque est désormais aux circulations trans-frontières de biens et de capitaux. L’exilé et le réfugié se métémorphosent en « expatrié » et en « immigré ». Réglée naguère par la distinction kantienne entre droit inconditionnel de visite et droit conditionnel d’installation, la relation entre l’étranger et le citoyen en devient incertaine. Depuis les lois sur le regroupement familial, la société française est ainsi confrontée à la présence d’une population d’environ cinq millions de personnes qui n’ont pas connu la longue gestation moléculaire de la culture républicaine. L’ébranlement des repères de la modernité se traduit, d’un côté, par une crispation républicaine, exaltant le modèle français et sa laïcité, comme si la république et l’école n’étaient pas soumises aux turbulences historiques ; de l’autre, par les frustrations et les humiliations de populations soumises à de multiples ségrégations.
A la différence de l’exil, hanté par le projet (ou l’illusion) du retour, la condition du « post-exil » serait porteuse d’un « questionnement qui n’attend pas d’autre réponse que son écho ». Condamné au « chaloupement » entre un passé oublié et un avenir incertain, le métis universel en serait le héros malheureux, sans espoir de retour à Ithaque.
Généalogiques. L’uniformité marchande stimule une quête des sources et des origines. Elle développe une manie des racines et des terroirs. Quand le territoire devient incertain, le droit du sol recule devant le droit du sang. Pour réhabiliter une identité niée, l’idéologie des décolonisations « a dû ré-enchanter les filiations collectives, sous les diverses versions de l’arabisme ou de la négritude [17] ». En revanche, l’échec des indépendances nationales exacerbe les identités refoulées sous les modèles d’acculturation dominants.
L’avènement avorté des citoyennetés politiques dans les pays anciennement colonisés, leur affaissement dans les anciennes métropoles coloniales, revalorise par défaut la transmission généalogique, qui enracine et naturalise, qui essentialise conforte les hiérarchies.
La nation s’ethnicise ou se confessionnalise. Le déterminisme du gène et de la filiation est censé consoler des incertitudes d’une histoire sans grande promesse ni happy end garanti. Or, l’origine ne prouve rien. Ne légitime rien. Et l’histoire n’est pas une genèse. Deleuze et Guattari lui opposaient d’ailleurs le devenir : « Devenir n’est pas progresser ou régresser suivant une série (…), devenir n’est pas une évolution, du moins une évolution par descendance et filiation ». Il « ne produit rien par filiation ». Il est toujours d’un autre ordre, de l’ordre l’alliance : « Devenir est un rhizome, ce n’est pas un arbre classificatoire, ni généalogique » [18]. Contre le sens fléché de l’histoire universelle et contre les téléologies du progrès, il serait donc grand temps de « travailler au corps les schèmes de la filiation et leur pouvoir de légitimation, d’assignation et d’appropriation [19] ».
Le métissage est anti-généalogique.
On peut pourtant se demander si l’immanence radicale de ce devenir rhizomatique, disponible à l’intempestif, n’exclut pas toute possibilité de stratégie politique qui risquerait de forcer et de fausser ses agencements aléatoires.
Bouillon de cultures. Reste à savoir si un métissage critique peut soutenir une pratique politique ; si le métis virtuel peut se muer en acteur réel de son propre devenir. Apparenté, selon Nouss, au rhizome deleuzien, il déplacerait (et dépasserait ?) les rigidités antinomiques de l’identité et de la différence. Il bouleverserait, par une « perversité polymorphe de l’identitaire », le paradigme généalogique. Il éclairerait l’horizon d’un « multiculturalisme critique », jouant la pensée frontalière contre l’appartenance identitaire. Il s’opposerait au multiculturalisme conservateur et raciste du chacun chez soi. Mais aussi au multiculturalisme libéral, qui dissout la diversité dans le velouté insipide du marché ; au multiculturalisme relativiste, qui magnifie la différence au nom de l’opposition formelle entre altérité et identité ; au multiculturalisme commercial, éclectique et mollement tolérant [20].
Il faut alors s’aventurer résolument dans le vif des tensions entre nationalité et citoyenneté, réexaminer le partage instable entre privé et public, revoir la séparation litigieuse entre sacré et profane. Il faut, autrement dit, explorer la possibilité d’une politique au-delà du paradigme classique et de ses catégories. Il faut se mettre à l’écoute des chocs événementiels et des expériences fondatrices, susceptibles de réveiller la raison stratégique du grand sommeil dans lequel elle hiberne depuis plus d’un quart de siècle. Les polémiques passionnelles sur le port du voile islamique, les convulsions mémorielles, la peur du Turc ou du Musulman, les paniques devant le spectre d’un Islam conquérant, sont autant de symptômes de cette crise du dispositif dans lequel s’inscrivent les projets et les programmes depuis trois siècles.. Aucun avenir ne peut être édifié sur ces peurs et ces phobies, si ce n’est un ordre despotique et une discipline protectrice.
Pour franchir le seuil de cette révolution conceptuelle, pour sauter le pas, il faudrait alors confronter la représentation symbolique du métissage aux médiations conflictuelles constitutives du champ politique.
« Impossible citoyen ». Sophie Wahnich, a suivi, dans les flux et reflux, les plis et replis, de la révolution française, l’émergence d’une citoyenneté moderne, et de son autre, l’étranger, prestement transformé en suspect sous la pression de la guerre [21].
Les métamorphoses du monde exigent de revisiter la sainte trinité du citoyen républicain. Réduite à l’exigence cadastrale de ne pas empiéter sur celle d’autrui, la liberté propriétaire est vite apparue problématique. La fraternité reste fidèle au registre de la filiation et de la vision familiale du monde qu’il s’agit de remettre en cause. Reste l’égalité, et sa dialectique incertaine, entre justice et reconnaissance : comment concevoir une égalité dans la différence, une égalité réparatrice, inégalitaire, comprise dans les revendications de discriminations positives ?
L’égalité, entre individus, entre sexes, entre races, demeure, malgré ses apories, un principe, un point de non-retour, atteint au prix d’un difficile cheminement, au terme d’un chemin qu’on ne rebrousse pas. Ça ne se discute plus. C’est une sorte d’axiome ou de postulat, « des commandements de la censure », qui, loin d’obéir à la nature, prétendent la changer. Resurgit ainsi la controverse sur l’égalité abstraite, présupposant une hypothétique égalité naturelle, et l’égalité concrète qui devrait corriger les inégalités naturelles effectives.
Jusqu’à 1993 en France, il suffisait d’être né sur le sol français pour être citoyen de droit. En instituant un serment constitutionnel, semblable à celui exigé des immigrants aux Etats-Unis, les lois Pasqua sur l’immigration et la nationalité prétendaient imposer une loyauté exclusive. En même temps, l’acceptation de la double nationalité impliquait la reconnaissance d’une double culture. La contradiction s’est trouvée accentuée, dans le cadre de la mondialisation, par l’instrumentalisation des diasporas, au service d’un lobbying électoral (de la part, entre autres, d’Israël, de la Chine, du Mexique). Le lien entre nationalité et citoyenneté, et avec lui « l’ordre national de la citoyenneté », s’est tendu ainsi à la limite de la rupture. Au lieu d’affronter la nouveauté d’un paradigme émergent, la tentation réactive devient forte, de répondre au trouble dans la citoyenneté par le repli, en supprimant la double nationalité [22].
Le citoyen n’est déjà plus exclusivement national.
Il n’est pas encore mondial.
L’impossible citoyen est de retour.
Lutte des classes. Le nomadisme est à la mode. Tous métisses, tous nomades ? Tous bizarres et insaisissables ? Tous inclassables ou déclassés ? L’évasion, l’exil volontaire, pour échapper aux classifications et aux nomenclatures, sont aussi au goût du jour. On ne connaît pourtant pas de grande évasion sociale réussie . Il y eut des fugues collective de nègres marrons échappés de l’esclavage. Il existe aussi des promotions et des success stories individuelles. On peut même citer quelques gagnants exemplaires à la grande loterie du Capital. Mais on ne s’est jamais évadé en masse de la condition ouvrière.
Ecrivant, aux temps obscurs du siècle passé, que « tout se brise en morceaux et ces morceaux se brisent eux-mêmes en mille autres », sans doute Benjamin faisait-il écho aux vases brisés de la kabbale, évoqués par son ami Scholem : « Les vases étant brisés, les lumières se sont dispersées. » Dans une société qui s’émiette en identités vindicatives, comment recoller les morceaux, comment faire des fragments épars, une mosaïque recomposée ? Le métissage ouvre une piste. Il manque cependant les médiations qui permettraient de rassembler et de réajuster ce qui fut dispersé.
Au lendemain de la chute du Mur de Berlin et de l’implosion de l’Union soviétique, Le Nouvel-Observateur demanda à Marguerite Duras quelle valeur de gauche il était urgent de promouvoir [23]. Sa réponse laconique laissa le journaliste bouche bée : « La lutte des classes » ! La lutte des classes, forcément. Elle ne résout certes pas toutes les contradictions et ne résume pas tous les conflits. Il n’est même pas évident qu’elle puisse faire lien à nouveau entre les morceaux désolés des vases brisés. Censurés et occultés ces dernières décennies par le discours médiatique et par une large part des recherches en sciences humaines, les sociologues Beaud et Pialoux rappellent que ni la condition ouvrière, ni les travailleurs n’avaient disparu. On les avait seulement rendus invisibles [24]. Dans la grande compétition libérale, les perdants gâchaient la légende des gagnants. A la Bourse des identités, leur valeur était en chute libre. Au guichet de la reconnaissance sociale, ils arrivaient bons derniers.
Les années de restauration libérale ont ainsi produit une stigmatisation sociale de la condition ouvrière. En 2002, 28 % d’ouvriers seulement revendiquaient une appartenance de classe, contre 48 % en 1966 ! De ce mépris social et de cette « honte » ouvrière, le Front national a su faire son miel, proposant en échange une fierté nationale de compensation. Quand la lutte des classes disparaît dans le ventre mou d’une « France du milieu » ou de « l’entre-deux », quand elle s’engloutit dans la « moyennisation » de la société française, (courtisée aussi bien par le socialisme gouvernemental que par la droite giscardienne ou sarkozienne), quand les représentations de classe s’effacent, l’opposition entre droite et gauche perd tout fondement solide. Elle n’est plus justifiée que par une vague référence à des « valeurs » (culte de la famille, du travail, du marché), communes à la droite du centre et à la gauche du centre. Les points cardinaux de la politique n’indiquent plus que des positions spatiales, relatives et interchangeables : M. Strauss-Kahn est-il encore à gauche de M. Bayrou ? Le Monde, du Figaro ? Le Nouvel-Obs de L’Express ? Comment distinguer sur l’échiquier les « eurocompatibles » (selon Jospin) de droite et de gauche ? La désaffiliation politique rejoint alors la désaffiliation sociale. Seules les orientations radicales, les oppositions extrêmes, sont alors encore capables de donner du sens à l’antagonisme politique [25].
Si les rapports de classe venaient à se dissoudre pour de bon, ne resteraient que l’escalade des clochers et des chapelles, que l’affrontement des identités exclusives, et la guerre de tous contre tous. A vouloir nier l’exploitation et l’injustice sociale, la fracture entre nationaux et étrangers, travaillée de longue date le Front National, finirait par prendre le pas sur la fracture de classe. Les rapports de classe et de genre constituent en effet le seul fil rouge qui permette de jouer à saute-frontières, de fendre les armures identitaires, de dépasser l’horizon étroit de la « préférence » familiale, nationale, ou communautaire. Face au malaise et au mal-être de ces appartenances de fermeture, de ces volets clos et de ces portes refermées, la lutte des classes préserve la possibilité de conjuguer et de lier dans un combat commun des singularités reconnues et respectées.
Internationalisme. Pour évaluer de quoi le métissage pourrait être porteur, il est utile de revenir sur la distinction entre cosmopolitisme et internationalisme. Le cosmopolitisme des Lumières fut l’apanage des élites littéraires et philosophiques. Il est aujourd’hui confisqué par les élites mobiles du négoce, de la finance, de la technique. Pour le meilleur et pour le pire, les irruptions révolutionnaires du 19e siècle ont introduit dans le vocabulaire politique la médiation du national. L’internationalisme est né ainsi. Le peuple imaginaire de 1789, « un et indivisible » autant que la République, a mis moins d’un demi-siècle avant que n’éclatent au grand jour ses antagonismes intimes de classe [26].
L’heure ne serait plus, dit-on, aux internationales, mais aux multi, et aux trans-nationales. Le « multi » et le « trans » semblaient réservés au jargon de l’entreprise. Leur cosmopolitisme ostentatoire est celui des actionnaires et des élites, aussi mobiles que leurs capitaux. Les « globalisateurs économiques » ont le marché mondial pour port d’attache, les avantages concurrentiels pour credo. Leur circonscription électorale, ce sont les marchés et leurs clients. Fin des drapeaux, lever des logos. Mort du citoyen, gloire au consommateur sondé.
La mondialisation demeure cependant contradictoire. Biface : Davos et Porto Alegre. Alexis Nouss veut y voir la chance d’un cosmopolitisme alternatif ou d’une « cosmopoléthique » [27]. Le glissement de la (cosmo)politique à la « cosmopoléthique » laisse cependant perplexe : il fait écho à l’inflation moralisante qui révèle sans la résoudre la crise profonde de la politique et du droit [28]. C’est toute l’ambiguité de l’éthique humanitaire et de son droit d’ingérence : ils peuvent aussi bien servir, pour les puissances hégémoniques, à se défaire des contraintes du droit.
La « cosmopoléthique » suppose une Humanité abstraite, érigée en grand législateur universel. En l ’absence de pouvoir constituant planétaire, ce sujet métapolitique restant désespérément muet, ceux qui confisquent la parole en son nom, sacrifient sans mandat le droit international à la croisade du Bien contre le Mal. Ils s’affranchissent de la loi instituée, pour donner libre cours à la loi « naturelle » du plus fort. Le cosmos « poléthique » n’est pas, en l’état actuel du monde, la forme enfin trouvée du dépassement politique des nations et de l’internationalisme. L’universalité n’est pas un don des dieux, à préserver, mais une construction permanente, dans des rapports de forces réellement existants. Les Forums sociaux, mondiaux et continentaux, n’en représentent encore qu’une modeste ébauche.
Le dépit des modernes. « A un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique […] Ce que nous refusons n’est pas sans valeur ni sans importance. C’est bien à cause de cela que le refus est nécessaire. Il y a une raison que nous n’accepterons plus , il y a une apparence de sagesse qui nous fait horreur, il y a une offre d’accord et de conciliation que nous n’entendrons pas. Une rupture s’est produite. Nous avons été ramenés à cette franchise qui ne tolère pas la complicité [29]. »
Indignation dans Médialand ! Dépit des fabricants d’opinion, souffletés à la volée par ce qu’ils pensaient être leurs dociles créatures. Fracture sociale ouverte. Blessure narcissique à vif des maître-penseurs. Le « non » ne saurait pas à quoi il dit oui ! Et alors ? Nul besoin de définir positivement la justice pour se rebeller contre l’injustice. Pourquoi toujours « positiver » ? Le négatif aussi a ses nécessités.
A lire ceux qui croient savoir, tout serait catastrophiquement mêlé et confondu dans « l’ordinaire du non », dans l’effusion brouillonne d’une sens commun, mal peigné, mal léché, mal poli. Ils veulent y voir un double refus scandaleux du monde globalisé et la démocratie représentative. Quel monde, et quelle démocratie, au juste ? La critique des élites et de l’establishment ne serait donc « plus l’apanage d’une extrême droite ayant lu Charles Maurras » : « C’est ce vent là qui souffle, de longue date, celui d’une révolution nationale. D’une colère contre le monde et contre la démocratie [30]. » On a bien sûr le droit de rappeler l’hétérogénéité d’un non, partagé entre un non national de droite, chauvin et xénophobe, et un non social de gauche, alter-européen. Encore faudrait-il admettre, par rapport au référendum sur Maastricht, que les lignes ont bougé à l’avantage du second. Même autisme de classe, pourtant, même amalgame, même insultante arrogance, chez Bernard-Henri Lévy, dénonçant la « violence, inouïe depuis les années 30 » (bigre ! ! !), des attaques contre « le principe même de la représentation parlementaire », et le « bord à bord » avec l’extrême droite [31]. Comme si le présidentialisme du « coup d’Etat permanent », aggravé par les amendements consensuels aux institutions de la Ve République, ne réduisait pas à vue d’œil la démocratie parlementaire (quoi qu’on en pense), à un plébiscite permanent ; et, à en croire l’analyse sociologique de l’abstention ordinaire, le suffrage universel à un suffrage censitaire de fait.
Trouillométrie. Pour Peter Sloterdijk, « le non français » est un non « punitif », « un non de méchanceté jubilatoire » [32]. Un non de la peur. Or, « on ne commente pas la peur ». Comme si la campagne furtive du oui avait été une campagne de courage et de bravoure ! Comme si elle n’avait pas été bien davantage une campagne des peurs et des paniques : peur des Etats-Unis, peur de la Chine, peur de l’inconnu. Plus de choix, point de plan X, pas d’alternative : le Traité ou le Néant ! Déterminisme historique à la sauce libérale !
Sloterdijk se désole aussi de voir s’effacer la notion de maturité politique et regrette que ce mot ne fasse plus partie du vocabulaire politique. Jamais, pourtant, le lien fusionnel entre savoir et pouvoir n’a été aussi ouvertement revendiqué. Les propriétaires du savoir ont administré à l’ignorance plébéienne leur méprisante leçon magistrale. La grande coalition des modernes, de tous ceux qui vont dans le sens du courant, qui savent flairer le sens du vent, s’est indignée à longueur de colonnes des archaïsmes têtus, du refus obstiné de vivre avec son temps [33]. Il y a belle lurette que dure cette version sociale de la querelle entre anciens et modernes : « On oublie trop que le monde moderne, sous une autre face est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C’est même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent, le même sous le nom de bourgeois et de capitaliste [34]. » La contradiction était si forte, que nos sociaux-libéraux européens ont préféré bannir de leur vocabulaire ces mots, trop grossiers, trop roturiers, trop clairs aussi et trop précis, de bourgeois et de capitaliste. Ils leur préfèrent désormais l’euphémisme et la périphrase.
Grands Européens. Tony Negri se définit comme un « révolutionnaire réaliste » et pragmatique. Supposé ouvrir une crise opposant le modèle européen au modèle américain et mieux réguler le marché mondial, son « oui » a surpris ceux qui n’avaient pas, ou mal, lu Empire et Multitude. Il est pourtant cohérent avec la phobie libéral-libertaire de l’Etat-nation, comme « forme d’organisation des élites capitalistes » ou « lieu d’organisation des marchés ». Il lui oppose l’alliance « avec l’aristocratie impériale réformiste [35] », progressiste et post-nationale. L’Europe Giscard irait dans ce bon sens. L’Empire comme forme politique enfin trouvée d’un marché mondial homogène serait la scène adéquate promise à l’entrée triomphale de la multitude, contrairement au vieil impérialisme archaïque. Selon cette vision du monde, la guerre d’Irak devait être interprétée comme un (ultime) sursaut, à rebours du sens de l’histoire, d’un impérialisme sénile agonisant. Il devenait alors cohérent de soutenir contre lui l’Europe libérale, qui renforce la marche à l’Empire, et simplifie les conflits planétaires.
La réponse de Negri à la question référendaire n’est donc pas surprenante. Mais l’analyse qui la fonde est boiteuse. Les élites dont il prétend refuser l’archaïsme national sont, aujourd’hui ,majoritairement transnationales. Et la nation n’est plus la forme exclusive ou prépondérante d’organisation des marchés mondialisés. Prétendre que , pour se construire, que l’Europe devrait « payer le prix au libéralisme [36] », sans préciser qui seraient les dindons payeurs, c’est simplement sacrifier à l’illusion déterministe du progrès. Et croire que l’Europe du Traité Giscard constituerait un « contre-pouvoir contre l’unilatérialisme américain », c’est faire preuve d’une double naïveté. D’abord, parce que l’Europe libérale se place volontairement dans le dispositif tutélaire de l’Otan ; ensuite, parce que rivaliser avec les Etats-Unis sur le terrain de la puissance militaire, signifierait s’épuiser en vain dans une course aux armements, au détriment bien sûr des budgets et du modèle social. La seule réponse qui vaille au nouveau « défi américain », serait une alternative sociale et démocratique, et non une course mortifère à la puissance, qui n’est au fond qu’un nationalisme au carré, ou au cube.
Posant ses regards sur le monde au lendemain de la Grande Guerre, Valéry, qui n’avait rien d’un gauchiste échevelé, a percé à jour l’esprit du « Grand Européen » comme « esprit du maximum » : maximum de besoins, de rendement, de travail, de capital, de puissance. L’esprit du Capital, en somme [37].
Petites lettres entre amis. Des amis allemands (dont Jurgen Habermas, Günter Grass, Wolf Biermann) ont interpellé leurs « amis français » par une lettre publiée dans Le Monde pour les exhorter à ratifier le Traité constitutionnel européen [38].
Si l’Union européenne est malade, ce n’est pas d’un non français (ou hollandais). C’est du défaut inscrit depuis longtemps dans son logiciel de fabrication. Le scénario de l’Acte unique en 1986 et du traité de Maastricht en 1992 excluait plusieurs événements majeurs. La mondialisation libérale a entraîné une concentration des capitaux transnationale plutôt qu’européenne : l’Union compte autant et plus de partenariats industriels avec des firmes américaines ou japonaises que de champions proprement européens. L’effondrement soudain des régimes bureaucratiques d’Europe de l’Est a précipité la question de l’élargissement, politiquement inéluctable mais grosse de contradictions sociales. La désintégration de l’Union soviétique, l’unification allemande, et la rupture des équilibres précaires de l’après-guerre, ont mis à l’ordre du jour un nouveau partage du monde et une nouvelle distribution des alliances. Enfin, l’élargissement de l’Union a la Turquie a clairement montré l’impossibilité de définir des frontières historiquement et géographiquement évidentes. Se sont ainsi mêlés les ingrédients explosifs d’une crise historique. Seul pourrait la dénouer un changement radical de logique, opposant au calcul égoïste des profits et des revenus boursiers, la priorité des convergences sociales, démocratiques.
Une Union européenne sans harmonisation sociale, livrant ses propres travailleurs à la concurrence de tous contre tous, est forcément anti-démocratique. Des libéraux déclarés, qui connaissent leur Montesquieu sur le bout du doigt, se sont pourtant enthousiasmés pour un meccano institutionnel dans lequel l’exécutif (Conseil et Commission) et le judiciaire (la Cour de justice) légifèrent, alors que le législatif (le Parlement) reste un ectoplasme consultatif. Nos amis allemands savent pourtant de quel poids a pesé, dans l’histoire allemande, l’unification bureaucratique bismarckienne sur les décombres des révolutions démocratiques avortées. Elever au statut constitutionnel un traité concocté dans le dos des peuples, au déni de leur pouvoir constituant, ne produirait à terme que déceptions et ressentiments [39]. L’idée européenne elle-même en serait discréditée.
Creuset ou mosaïque ? « Ni communauté naturelle, ni Etat, ni peuple, ni politique, nous avons tout démultiplié en micro pouvoirs et en multitudes. Le pouvoir n’a plus de consistance symbolique, et sa consistance matérielle (économique et policière) se fait d’autant plus sensible. La collectivité na plus de consistance propre [40]. » Inquiétant constat d’une anomie politique dont « l’anxiété de classe » qui taraude les milieux populaires n’est qu’un symptôme parmi bien d’autres.
Le lien social s’effiloche sous l’effet du chômage et de la précarité. Les solidarités sont lacérées par les discriminations et les ségrégations. Les repères politiques se brouillent et défaillent. Il en résulte une fuite désordonnée en arrière, vers les refuges identitaires mythiques, ou vers la réassurance républicaine imaginaire.
Plus leur contenu se dérobe, plus les métaphores du vivre ensemble prolifèrent commun : velouté de tomates, broyées au mixeur, en guise d’intégration ; ou salade composée de communautés, qui se côtoient sans fusionner. Peut-être le puzzle ou la mosaïque sont-ils des alternatives au creuset national devenu stérile. Non pas un simple amas de pièces dispersées, jetées en vrac dans un même sac. Non pas une simple juxtaposition, une simple coexistence, plus ou moins pacifique selon les lieux et les jours. Mais un assemblage, une composition, un ensemble, dont les liens et les joints dessineraient une figure et construiraient de l’en-commun [41].
Mosaïques de cultures et de peuples.
Jeu de construction.
Qui conjugue le fragment singulier avec la forme du tout.
C’est peut-être ça, l’internationalisme.
Notes
1. Samuel Huntington, Qui sommes-nous ?, Paris, Odile Jacob, 2004,
1bis. Michelet, Le Peuple, 1846, Champs Flammarion, Paris, 1979, p. 72. Michelet écrit plus loin : « J’ai vengé comme j’ai pu les simples du mépris du monde… Mon livre voulait encore envelopper ceux ci, les sauvages ou les barbares, abriter ce qui en reste. » [Ce passage du manuscrit ne se retrouve pas dans la version imprimée].
2. Paolo Virno, Grammaire de la multitude, Editions de l’Eclat, Cahors, 2002. Tony Negri et Michaël Hardt, Multitude, Paris, La Découverte, 2004.
3. « On donne à la personne publique le nom de peuple, plutôt que celui de multitude ». La différence est alors importante « entre cette multitude que je nomme peuple, qui compose une personne civile, et à qui je ne donne qu’une volonté, et cette autre multitude qui est comme une hydre à cent têtes et qui ne peut prétendre dans la république qu’à la gloire de l’obéissance ».
4. Michel Foucault s’inquiéta de la tentation post-moderne de recourir au mythe rénové de la multitude plébéienne.
5. De Job, la force de l’esclave, Paris, Hachette-Pluriel, 2005), à Multitude, le lexique de Tony Negri est fortement imprégné de théologie.
6. Jürgen Habermas, Une époque de transition, Paris, Fayard, 2005.
7. Samuel Huntington, op. cit., p 256.
8. Pascal Brückner, « Sommes nous devenus suicidaires ? », Le Monde, 30 juin 2005.
9. Voir Paul Alliès, L’invention du territoire, Presses Universitaires de Grenoble, 1980.
10. Par une sinistre ironie, en enfermant les Palestiniens, les Israéliens s’enferment eux-mêmes dans une sorte de ghetto volontaire, bardé de dispositifs électroniques sophistiqués exportés par ailleurs aux Etats-Unis pour équiper la frontière… mexicaine !
11. Michel, Warshawsky, Sur la frontière, Paris, Stock, 2002
12. Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis, Paris, Textuel, 2005.
13. Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Stock, 2004 ; François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Léo Scheer, 2005.
14. Alain Brossat, « Métissage culture, différend et disparition », Lignes n°06 nouvelle série, octobre 2001, Editions Léo Scheer
15. Michelet, Le Peuple, op. cit. pp 164, 165.
16. La célébration de l’altérité dans le discours libéral de la mondialisation signifierait, selon Aziz al-Azmeh, la domestication de l’opprimé post-colonial (Islam and Modernities, Verso, Londres, 1996).
17. François Noudelmann, op. cit.
18. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, p. 291
19. François Noudelmann, op. cit., p. 213
20. Selon Samuel Huntington, en reconnaissant la multiplicité de groupes différents, le multitculturalisme favoriserait la privatisation des institutions communautaires au détriment d’un espace public uniforme. En encourageant les identités raciales, l’affiliation multiculturelle de groupes infra-nationaux, définirait les individus par la généalogie et non plus par la classe ou par l’éducation : « De telles catégories, correspondant à une système de caste constituent de bien piètres fondations pour édifier une communauté de citoyens égaux. » (Samuel Huntington, Qui sommes-nous ?, op. cit. p. 159).
21. Sophie Wahnich, L’impossible citoyen, Paris, Albin Michel, 1997.
22. Proposition incluse dans le rapport de Malek Boutih sur l’immigration à l’intention de la direction du Parti socialiste.
23. Le Nouvel-Observateur, 2 avril 1992.
24. Voir Stephane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
25. Voir Guy Michelat et Michel Simon, Les ouvriers et la politique, Presses de Sciences Po, Paris, 2004. Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, si le « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen, sociologiquement de classe (tous les indicateurs l’attestent), n’est pourtant pas dans son ensemble un vote de classe politiquement conscient.
26. Les témoignages horrifiés de Renan ou de Flaubert sur les journées sanglantes de Juin 1848 le confirment. Deux ans auparavant, dans Le Peuple, Michelet avait déjà constaté que la bourgeoisie victorieuse n’avait pas mis un demi-siècle pour tomber le masque universaliste dont elle était parée. C’est à Marx qu’il revint de théoriser les nouvelles lignes de front de la question sociale.
27. L’idée d’une « cosmopolitesse » aurait sans doute ravi Jacques Derrida et ravirait aussi René Schérer. Voir Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, Galilée, 1997, et De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997 ; et René Schérer, Zeus Hospitalier. Eloge de l’hospitalité, Paris, Armand Colin, 1993.
28. Voir Alain Badiou, L’éthique, Essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993.
29. Maurice Blanchot, « Le Refus », octobre 1958, in L’Amitié, Paris, Gallimard, 1992.
30. Edway Plenel, Le Monde 2, 4 juin 2005
31. Le Point, 9 juin
32. Le Point, 9 juin
33. « La victoire du non au référendum – on s’en rendra compte très vite – est une défaite pour la France ouverte, moderne, entreprenenante. » (Elisabeth Schemla, Proche-Orient Info, 30 mai 2005)
34. Charles Péguy, Situations, Paris, Gallimard.
35. Il Manifesto, 14.09.2002.
36. Tony Negri, Libération, 13 mai.
37. Relisant Valéry, Derrida voyait en ce « Grand européen » un « hyper colonialiste européo-capitaliste » impitoyable (Jacques Derrida, L’autre cap, Paris, Minuit, 1991).
38. Le Monde, 3 mai 2005
39. « La leçon la plus profonde est que le rendez-vous constituant n’a pas eu lieu […] Pour qu’un acte constituant se produise, il faut que soient données quelque chose comme un peuple et quelque chose comme une idée. Non pas un peuple naturel, ethnique et mythologique, mais un peuple ent train de se constituent, en train de s’inventer en inventant précisément son idée ou sa forme » (Jean-Luc Nancy, « L’impossible acte constituant », Le Monde 29 juin 2005).
40. Jean-Luc Nancy, article cité.
41. De même la Diaspora offre-t-elle peut-être un troisième terme entre exil et post-exil : une diminution graduelle de la déchirure d’appartenance, semer à tous vents : des communautés ethniques ou culturelles transnationales. Les juifs comme prototype de la diaspora victime, différent des diasporas migrantes volontaires. L’heure des diasporas, dispersées, mais reliées à un foyer : liens financiers, culturels, institutionnels, favorisés par la mobilité des déplacements et de l’info, par la circulation des langues. [Cette note du manuscrit n’est pas reproduite dans la version imprimée].