Question 1. En Corée, le débat sur comment contrôler le capital financier transnational ne fait que commencer. Non seulement les militants, mais aussi la grande presse sont très intéressés par le mouvement Attac, en tant que campagne pour contrôler le capital. Peux-tu, tout d’abord, expliquer l’arrière-plan de son lancement ?
D’un point de vue conjoncturel, Attac s’est constituée en réponse à la succession de crises financières de 1997-1998. C’est pour cela que la question du contrôle des mouvements spéculatifs de capitaux et de leur taxation est apparue d’emblée si importante. En décembre 1998, l’influent mensuel « Le Monde diplomatique » a proposé, en éditorial, la création d’Attac. La réponse spontanée des lecteurs fut très positive, étonnamment massive. Ainsi, à la suite d’un processus unitaire rassemblant des comités de rédaction, des fédérations syndicales, des associations ou ONG, et quelques personnalités, Attac a été fondé en juin 1998.
D’un point de vue plus général, la création d’Attac a répondu à une aspiration alors largement partagée : ne plus accepter passivement la « dictature des marchés financiers » ; remettre le social au centre des préoccupations et des choix politiques ; se réapproprier le politique par une démarche citoyenne et sous des formes nouvelles. C’est pourquoi le programme d’action d’Attac ne s’est jamais limité à la taxation des capitaux spéculatifs, et que notre mouvement a fait sien le mot d’ordre « le monde n’est pas une marchandise ». C’est aussi pourquoi un flot d’adhésions individuelles (un millier par mois !) a suivi la constitution d’Attac. Nous sommes aujourd’hui environ 26.000.
Question 2. Des militants et intellectuels soulignent que le mouvement Attac a changé. Ils pensent qu’Attac a été transformé depuis son lancement, d’un mouvement « d’opposition à la dictature des marchés financiers » à un mouvement « pour introduire la taxe Tobin ». A savoir, que la perspective d’Attac aurait été rétrécie. Quelle est ton opinion sur ces critiques ?
Je ne pense pas que cette critique soit fondée. D’une part, parce qu’Attac a toujours conçu la défense de la taxe Tobin comme un élément particulier d’un combat plus général contre la dictature des marchés financiers. D’autre part, parce qu’au fil des mois, les terrains de lutte d’Attac se sont élargis, au lieu de se réduire : contre les paradis fiscaux, les accords inégalitaires de libre-échange ou les plans d’ajustement structurel du FMI et pour l’annulation de la dette du tiers-monde ; contre la création de fonds de pension en France et pour la défense des services publics, contre l’introduction d’organismes génétiquement modifiés dans l’agriculture ou la brevetabilité du vivant. Attac s’oppose ainsi à la main mise des marchés dans un nombre croissant de domaines : retraites, production alimentaire, vivant, culture...
Notons enfin qu’Attac a systématiquement lié son combat à celui des autres réseaux de résistance à la mondialisation néolibérale, constitués face au FMI et à la Banque mondiale, à l’Organisation mondiale du commerce... On peut même dire qu’aujourd’hui, Attac est l’une des principales organisations qui, sur le plan international, œuvre consciemment et quotidiennement à la convergence de toutes ces résistances. C’est d’ailleurs bien dans cet esprit qu’Attac envoie une délégation à Séoul à l’occasion d’ASEM 3, en vue de renforcer les liens de solidarité entre nos mouvements, d’Europe occidentale et d’Asie orientale.
Ces derniers mois, la campagne pour la taxe Tobin a connu de nombreux développements et quelques succès. Elle rencontre un écho croissant chez des parlementaires de divers pays. Elle a donc été fort « visible », ce qui est une bonne chose évidemment. Mais cela ne veut pas dire que les autres terrains de lutte ont été abandonnés, bien au contraire.
Question 3. En général, la taxe Tobin est considérée non seulement comme un premier pas dans une opposition massive à la dictature des marchés financiers, mais aussi comme une mesure pour réguler le capital spéculatif transnational. Penses-tu que la taxe Tobin peut réellement réguler la spécuation ? Si oui, quelle type de taxe Tobin défendez-vous ?
Dès l’origine, nous avons inscrit la bataille pour la taxe Tobin dans une perspective démocratique (réaffirmation de la primauté du politique face à la dictature des marchés), pédagogique et militante (mise à jour et critique des mécanismes financiers du libéralisme), sociale (taxation du capital), solidaire (utilisation du revenu pour réduire les inégalités, en particulier Nord-Sud), anti-spéculative (limitation des mouvements spéculatifs de capitaux). En ce qui concerne ce dernier objectif, le principe est simple : une taxe de faible niveau ne gène pas les transactions normales, telles qu’un investissement productif. En revanche, elle peut peser lourdement sur les mouvements spéculatifs qui exigent un grand nombre d’opérations en peu de temps. Cela dit, une taxe trop faible n’aura pas d’effet dissuasif sur les transactions spéculatives entre devises, même si elle rapporte un revenu déjà important.
Il nous semble qu’un taux de 0,1% permettait d’enrayer des opérations spéculatives de moyenne ampleur, en les rendant trop coûteuses. Mais pas nécessairement les opérations de grande envergure. Nous proposons donc pour l’instant un taux de 0,1% et nous envisageons la possibilité d’un taux variable : si une opération spéculative de grande ampleur se déclenche, le taux de la taxe augmenterait automatiquement pour contribuer à l’enrayer.
Question 4. En termes de stratégie, Attac semble se concentrer sur le « lobbying » en direction des parlementaires du Nord (en particulier les membres du Parlement européen). A savoir : Attac fait du lobby auprès du parlement pour obtenir l’introduction de la taxe Tobin. Nous sommes préoccupés par cette stratégie centrée sur le lobbying. Parce que nous pensons que cela crée un fossé entre Attac et les luttes de masse contre la mondialisation libérale. Que penses-tu de cette question ?
Je pense qu’il y a ici un véritable malentendu. En deux ans, l’activité d’Attac s’est rapidement déployée dans plusieurs directions. En direction, comme vous le notez, des parlements et gouvernements, avant tout dans le cadre de la campagne pour la taxe Tobin. De la même façon que le mouvement syndical se bat pour faire adopter une législation sociale favorable aux travailleurs, nous voulons que la taxation des mouvements spéculatifs de capitaux soit inscrite dans la loi. Il n’y a pas moyen de l’obtenir sans mener une action soutenue vers les législateurs, bien entendu, sur la base de rapport de forces établies dans la société.
Durant la même période, Attac ne s’est pas « éloignée » du combat de masse contre la mondialisation néolibérale. Nous avons organisé les rencontres internationales de Saint-Denis en juin 1999, un an tout juste après notre constitution. Nous participons activement, de conférence en conférence et de manifestation en manifestation, à la convergence des mouvements de résistance. Nous avons envoyé une délégation à Seattle et nous avons mobilisé plusieurs dizaines de milliers de personnes en France, contre les ambitions de l’OMC. Nous avons très massivement participé à l’immense rassemblement de Millau, dans le sud de la France, à l’occasion du procès des militants de la Confédération paysanne. Nous mettons l’accent sur l’information et l’action citoyennes, l’éducation populaire, les mouvements sociaux, la mobilisation unitaire...
Dans le même temps, il a fallu nous organiser, travailler collectivement de nombreux dossiers, commencer à publier, accueillir des milliers d’adhérents, créer des comités locaux (il y en a aujourd’hui 170), ajuster le fonctionnement de l’organisation à un développement beaucoup plus rapide que prévu, tenir notre première université d’été... Tout cela en moins de deux ans et demi : n’oubliez pas que nous sommes encore une organisation très jeune.
Question 5. Nous pensons que la campagne pour une taxe Tobin peut s’étendre aux pays développés, qui possèdent des marchés financiers plus ou moins importants. Comme tu le sais, dans les pays du tiers-monde, les mouvements sociaux se mobilisent pour l’annulation de la dette et contre les plans d’ajustement imposés par le FMI et la BM. Dans ces conditions, même si la taxe Tobin était introduite au Nord, les peuples du Sud continueraient à souffrir du joug de la dette. Quel est le sens de la campagne pour la taxe Tobin pour les peuples du tiers-monde ? Est-il possible que cette campagne ne bénéficie qu’aux peuples du Nord ?
Il existe des places financières au Sud, mais il est vrai que l’essentiel des revenus d’une taxe Tobin sera levé au Nord. Cependant, à nos yeux, les fonds ainsi récoltés doivent avant tout être utilisé pour réduire les inégalités Nord-Sud, pour aider les peuples du tiers-monde. Nous souhaitons que les mouvements du Sud et du Nord élaborent ensemble une proposition commune, précisant quelle taxe Tobin nous voulons : quel taux, quel champ d’application, qui la collecte et qui en bénéficie (uniquement les populations du Sud, ou aussi les pauvres du Nord, et dans quelle proportion ?)... Nous ne voulons pas d’une taxe qui serait collectée par le FMI et qui renforcerait les pouvoirs de cette institution !
Le conseil scientifique d’Attac a préparé un document de discussion qui pose l’ensemble des questions auxquelles nous devons répondre collectivement, pour présenter un projet concret de taxation des mouvements spéculatifs de capitaux. De même, pour qu’il soit efficace, il faut lier le combat pour la taxe Tobin à d’autres champs de lutte, tels que la fermeture des paradis fiscaux ou l’annulation de la dette du tiers monde. Certains économistes et hommes politiques ou certaines organisations peuvent avoir une conception très différente de la nôtre sur cette question. Il y a plusieurs « taxes Tobin » possible ! Mais c’est bien dans cette perspective solidaire que nous nous mobilisons.
Question 6. Pour autant que je sache, divers groupes participent à Attac : des syndicats, associations de chômeurs, ONG... Qu’est-ce qui les a amené à se regrouper ainsi ? Y a-t-il des différences de point de vue entre eux ? Si c’est le cas, pourrais-tu les présenter. Et comment faire coexister ces différents points de vue ?
L’une des caractéristiques d’Attac, en France, est son caractère unitaire. Elle rassemble notamment des syndicats de salariés et mouvements de chômeurs, la confédération paysanne, des organisations féministes ou des associations de solidarité internationale, d’aide au développement, de défense des droits humains. Les fédérations syndicales actives dans Attac sont membres de plusieurs confédérations et regroupements nationaux : elles peuvent se trouver en concurrence dans les entreprises. Cela ne les empêche pas de coopérer au sein d’Attac. Il en va de même des principaux mouvements de chômeurs.
Pour une partie notable des 26.000 membres individuels, l’adhésion à Attac représente leur premier engagement militant ou leur principal secteur d’activité. D’autres sont membres de divers partis (de gauche, sauf exceptions). Il importe de comprendre qu’Attac n’est pas un cartel de courants politiques ; bon nombre de ses membres ne se reconnaissent dans aucun courant particulier. Mais, disons pour simplifier, que l’on trouve dans Attac des militants qui sont radicalement antinéolibéralisme jusqu’à des militants qui sont radicalement anticapitaliste. Dans ce contexte, bien des points de vue coexistent, sans que cela donne naissance à des courants constitués.
Qu’est-ce qui permet de maintenir l’unité d’Attac ? Une tradition unitaire forgée en France depuis une quinzaine d’année et qui a permis à de nombreuses organisations d’apprendre à agir ensemble, malgré leurs divergences. Le sentiment que cette unité est précieuse et qu’il faut la préserver. Le fait qu’Attac intervient sur un terrain qui rassemble : consolider un front de résistance face aux offensives néolibérales, à la dictature des marchés, aux ambitions de l’OMC. Le dynamisme, aussi, des mobilisations en France et dans le monde offre un cadre d’action largement unitaire au sein duquel la radicalité des mouvements sociaux et citoyens peut effectivement s’exprimer. Tant que ce dynamisme se maintient, l’unité dynamique d’Attac devrait pouvoir être maintenu aussi.
Attac, en France, est une forme d’organisation nouvelle, originale, qu’il nous faut nous mêmes comprendre. Ce n’est l’équivalent ni d’un syndicat ni d’un parti. Nous l’appelons souvent un mouvement d’éducation populaire tourné vers l’action. Ou un mouvement d’éducation politique. Attac est un point de rencontre entre l’exigence sociale (avec les organisations fondatrice d’Attac : syndicats, etc.) et l’exigence citoyenne (avec le flot d’adhésions individuelles). C’est, en ce sens, un mouvement socio-citoyen.
Attac est une organisation en devenir. Son influence se fait maintenant sentier la sphère institutionnelle : de nombreux députés et des municipalités se réclamant d’Attac. Mais il est entendu que le fonctionnement et l’orientation de l’association doivent continuer à être déterminé par les organisations fondatrices et les membres organisés en comités locaux. Il faut s’assurer que le centre de gravité d’Attac reste militant. A mon avis, dans une large mesure, l’avenir d’Attac va dépendre de la qualité du lien entre ses membres « collectifs » (les syndicats, associations, etc.) et ses membres individuels. Nous avons commencé à adapter le fonctionnement de l’association, mais il reste encore probablement beaucoup à inventer en ce domaine.
J’imagine qu’un jour ou l’autre, nous allons rencontrer de sérieuses difficultés. Le contraire serait étonnant. Il faudra alors les surmonter. Mais depuis sa constitution en 1998, le dynamisme d’Attac ne s’est pas démenti. So far, so good.
Question 7. Comme tu le sais, la campagne contre la mondialisation libérale s’est développée très rapidement à l’échelle nartionale aussi bien qu’international. Quelle est ton évaluation de cette dynamique et que prévoit Attac pour la rendre plus active ?
Nous pensons qu’en deux ans de très importants progrès ont été accompli. Un processus cumulatif est engagé : de conférence en conférence, nous construisons pas à pas un cadre commun dans lequel se retrouve l’essentiel des campagnes militantes (de la dette aux accords régionaux de libre échange) et des régions du monde. Les mouvements sociaux jouent dans ces initiatives un rôle beaucoup plus important que par le passé, quand les grandes ONG (plus ou moins lobbyistes) tendaient à définir l’agenda des rencontres internationales.
Il nous faut encore progresser. Certains réseaux demandent à être consolidé (par exemple sur les institutions financières internationales) et certaines régions du monde sont encore peu intégrées (nous espérons que les mobilisations de Prague seront l’occasion d’intégrer mieux l’Europe de l’Est). Il faut commencer à donner à nos convergences une capacité de coordination, d’initiative, permanente, mais souple. C’est la question qui a été posée en juin dernier, à la conférence de Genève. L’Europe occidentale se dote d’une structure souple de coopération. Comment le faire à l’échelle mondiale ? Nous espérons que le Forum social mondial de Porto Alegre, au Brésil, fin janvier 2001, sera l’occasion de faire collectivement le point, de faire un autre pas en avant dans l’affirmation de ce nouvel internationalisme des mouvements sociaux et citoyens.
Question 8. Pour terminer, peux-tu transmettre un message aux travailleurs et au peuple coréen ?
Lors des grèves, en Corée du Sud au moment où l’entrée du pays a été acceptée par l’OCDE, un très fort sentiment de solidarité s’est exprimé en France. Les travailleurs français se sont directement reconnus dans les revendications avancées par les travailleurs coréens. Dans le passé, il y a eu d’autres mouvements de solidarité en France, vis-à-vis du peuple coréen. Mais sous cette forme, c’était la première fois.
Un combat commun est engagé, de la France à la Corée du Sud, par-delà l’immensité du continent eurasiatique. C’est ce combat commun que nous souhaitons renforcer aujourd’hui. Et ce d’autant plus que nous savons que le peuple coréen se trouve aujourd’hui a un tournant de son histoire, alors que la question de l’unité du pays pose encore une fois, en même temps que celle de la reconnaissance des droits démocratiques et sociaux. Nous voulons affirmer ici notre solidarité envers votre lutte.