C’était en avril 1974 et je m’en souviens comme si c’était hier. Entre deux bouffées de cigare, Michel Capron, secrétaire régional de la LCR (LRT à l’époque), m’avait dit : « Il y a une grève chez Multipane à Gosselies. C’est une petite boîte qui dépend de Glaverbel. Ce serait bien si tu pouvais y aller et écrire quelque chose pour La Gauche ».
Une amie m’ayant prêté sa 2CV, je me présentai un matin à l’adresse indiquée par Michel. Une petite dizaine de gars faisaient le piquet devant l’entreprise. Tout à coup, une porte s’ouvrit dans le bâtiment. Un jeune type sortit en coup de vent et rejoignit le groupe, le visage défait. C’était Maurice Carotta, délégué jeune de la FGTB. « Qu’est-ce qui se passe ? » lui demandèrent les autres – « Je suis viré » - « Viré ?! » - « Oui, viré sur-le-champ, pour fait de grève ».
Un lourd silence accueillit ces paroles. Il me semble encore ressentir la consternation et le désarroi qui étaient tombés sur le groupe. Face à la brutalité de l’attaque, ces ouvriers paraissaient soudain plus petits, presque faibles. Jeune militant, je ne savais trop que dire, que faire. Puis l’idée me vint : « Je vais aller à La Discipline, dis-je, prévenir le délégué principal. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Ayant garé la voiture en face de la petite gare de Lodelinsart, le long du mur d’enceinte du siège gillycien de Glaverbel, je me présentai à la loge et demandai au garde d’appeler André Henry. Une quinzaine de minutes plus tard, il était là, devant moi. Je le vois encore, dans sa tenue de travail vert bouteille, avec le « G » de la firme sur la poitrine…
C’était un bel homme : mince, le teint mat, les cheveux coiffés à la Benny Goodman. Il s’appuya contre la balustrade métallique et sortit un paquet de tabac de sa poche. « Qui n’y a m’fi », demanda-t-il calmement, en roulant une cigarette. Tout excité, je lui racontai la scène à laquelle je venais d’assister. Il écouta attentivement, en silence. « Et ils l’ont licencié ? » - « Oui, sur-le-champ » - « Bon, dit-il posément, on va voir ce qu’on peut faire ».
En le voyant retraverser la cour de l’usine dans l’autre sens, j’étais un peu déçu que mon récit n’ait pas suscité plus de réactions. J’avais tort… Le lendemain – oui, le lendemain ! - toutes les usines verrières de la région étaient en grève et occupées, avec maintien de l’outil, sous contrôle ouvrier. Dans chaque siège, les travailleurs avaient élu un comité de grève. Et tous ces comités étaient réunis en un comité régional représentant les affiliés des deux syndicats, voire même les non syndiqués.
Je n’oublierai jamais les quelques réunions de celui-ci auxquelles j’eus la chance d’assister. Elles se tenaient dans la grande salle de la Maison du Peuple de Gilly. Là, brusquement, les concepts enseignés par Ernest Mandel, de même que tout ce que j’avais pu lire sur l’auto-organisation, la démocratie ouvrière, les soviets et les conseils, s’animèrent sous mes yeux. « Dans les luttes d’aujourd’hui, préparer l’autogestion socialiste de demain » : cette petite phrase n’était plus un slogan mais un programme concret, une feuille de route vers l’émancipation.
Assemblées sur les lieux de travail, payées par le patron ; grèves avec occupation ; comités de grève élus ; centralisation des comités ; double pouvoir dans l’entreprise ; reprise de la production sous contrôle ouvrier ; internationalisation de la lutte syndicale ; envahissement de locaux patronaux… : André et ses camarades m’ont fait vivre tout cela. Avec eux, tout paraissait simple et naturel. Leur inventivité face aux aléas de la lutte semblait inépuisable. Dès qu’une idée était adoptée, elle était mise en pratique, collectivement, comme si elle coulait de source.
Cette simplicité était évidemment illusoire. Les pages qui précèdent montrent à suffisance le travail acharné et de longue haleine qui avait été nécessaire pour en arriver là. Il avait fallu vaincre l’apathie, la résignation, la soumission, la division, l’individualisme, le corporatisme, le sentiment de défaite... et le bureaucratisme syndical, qui se nourrit de tout cela. Encouragé par l’expérience brûlante de 60-61, et refusant de courber l’échine face à l’arrogance patronale après la grève, un tout petit groupe de jeunes militants ouvriers s’était attelé à cette tâche dix ans auparavant. A contre-courant, et dans un contexte beaucoup plus difficile que suggéré par les images d’Epinal syndicales sur les années ‘60, ils avaient fini par renverser les rapports de forces. Quand je les ai connus, le train de l’auto-organisation démocratique était déjà sur les rails, et il gagnait en puissance à chaque tour de roue.
Dans ce petit groupe de gauche, appelé La Nouvelle Défense, André émergeait indiscutablement par sa vision stratégique. La pierre angulaire de celle-ci était une profonde compréhension de la démocratie ouvrière comme révélateur du potentiel révolutionnaire de la classe des travailleuses et des travailleurs. Ce n’est pas forcer le trait d’affirmer que le comité régional de grève du secteur verrier, en 1974, avait quelque chose d’un soviet : grâce à son père et aux camarades de celui-ci, André avait la chance de tenir un fil qui le reliait à l’expérience de la révolution russe – la vraie, pas celle des épigones et de leurs mythes sur « le rôle dirigeant du parti » infaillible et auto-proclamé. Ce fil, il le tenait d’autant plus solidement que ceux qu’on appelait avec mépris « les trotskistes » l’avaient déroulé pratiquement en 1932, lors de la grève des mineurs de Charleroi, en organisant – déjà - l’occupation des puits, l’élection de comités de grève et la centralisation de ceux-ci au niveau de la région.
Le dirigeant de cette grève des « gueules noires », Pierre Wouwermans, disait de l’auto-organisation qu’elle est « le secret des victoires ouvrières ». André Henry en était – en est toujours- convaincu jusqu’à la moëlle. Il en découlait un comportement particulier, que certains prirent pour de la faiblesse alors qu’il faisait sa force : contrairement à bien des syndicalistes de gauche, André ne tentait jamais de galvaniser les troupes par de longs discours enflammés. Que ce soit en assemblée du personnel ou en réunion de comité de grève, le délégué de La Discipline ouvrait toujours les débats sobrement, modestement et brièvement. Il présentait les faits et leurs interprétations possibles, après quoi il invitait chacun à s’exprimer et à écouter les autres avec respect. Ensuite seulement il proposait ses conclusions, qu’il soumettait au vote. Dans une situation révolutionnaire, j’en suis convaincu, il aurait usé de la même méthode tranquille pour faire voter l’armement de milices ouvrières, comme prévu dans le Programme de Transition. Pour lui, tout cela s’enchaînait logiquement, il fallait juste ne pas se tromper sur les rythmes.
Les combats décrits dans cet ouvrage s’étalent sur les années charnière entre l’expansion des « Trente glorieuses » et l’onde longue récessive amorcée au début des années 1970, dans laquelle le capitalisme reste embourbé depuis quarante ans. S’ils n’avaient pas été menés avec autant de vigueur, il est plus que probable que le secteur verrier carolorégien aurait été rayé de la carte, purement et simplement. Le sort cruel et injuste de celles et ceux qui, à l’instar d’André, ont payé au prix fort leur rôle dirigeant dans ces luttes ne doit pas servir à dissimuler un bilan qui, pour le mouvement ouvrier dans son ensemble, est globalement positif. En particulier lorsqu’il est mis en regard de ce qui a été obtenu dans d’autres secteurs soumis à la restructuration capitaliste.
Non seulement il reste une industrie du verre dans la région de Charleroi, en Belgique, mais en plus ceux et celles dont le patronat avait réussi à faire des « excédentaires » – non sans avoir dû au préalable ouvrir à toute la classe ouvrière la porte des prépensions – ont maintenu leur salaire (primes comprises !) à 100% pendant dix ans, en attente d’une reconversion garantie par des accords qualifiés d’historiques. C’est dire que le syndicalisme de combat d’André Henry et de ses camarades, s’il avait fait tache d’huile, aurait pu changer considérablement les rapports de forces. Disons-le clairement, et en paraphrasant le Che : nous n’en serions pas où nous en sommes aujourd’hui si le mouvement ouvrier avait créé deux, trois, de nombreux Glaverbel-Gilly…
Mais on ne refait pas l’histoire. Chômage massif permanent, précarisation et flexibilisation du travail, mondialisation et financiarisation du capital, basculement du centre de gravité économique mondial vers l’Asie, mise en concurrence généralisée des travailleurs et des travailleuses, appropriation capitaliste éhontée du secteur public et des ressources naturelles, destruction des acquis sociaux de l’Etat providence, domination sans partage des idées néolibérales, attaques répétées contre les conquêtes des femmes… : c’est peu dire que le contexte a changé depuis quarante ans. L’histoire racontée dans ces pages fait donc partie de l’Histoire. Mais l’Histoire est notre livre et les exploité-e-s ont plus que jamais besoin de ses enseignements comme de pain.
Au moment où ces lignes sont écrites, le hasard – mais est-ce bien le hasard ?- veut que la région de Charleroi se distingue à nouveau par l’affirmation d’un syndicalisme de gauche, anticapitaliste. L’initiative, cette fois, ne vient pas de militant-e-s de base, mais des responsables locaux du syndicat. Depuis le Premier Mai 2012, en effet, ceux-ci dénoncent ouvertement la responsabilité du Parti Socialiste dans la politique d’austérité, récusent la stratégie syndicale traditionnelle de « l’aiguillon » sur les « amis politiques », appellent de leurs voeux une alternative anticapitaliste, à gauche du PS et d’Ecolo, et agissent concrètement pour rassembler des forces dans ce but.
Ces responsables semblent conscients du fait que cette stratégie syndicale alternative n’aura de chance de succès que si elle s’articule sur le développement à la base d’un « syndicalisme plus combatif et démocratique : qui se donne les moyens d’actions pour permettre de changer le rapport de force ; qui ose poser des revendications anticapitalistes ; et qui combat radicalement toutes les formes d’exploitation et d’oppression imposées à toutes les catégories de travailleurs et de travailleuses, dans les entreprises et dans la société en général. » (questions/réponses de la FGTB de Charleroi-Sud Hainaut [2]). Puissent-ils trouver des sources d’inspiration dans cet ouvrage.
Une chose est claire : sans mobilisation en profondeur du monde du travail, donc sans démocratie ouvrière et syndicale, il n’y aura ni changement de cap ni alternative anticapitaliste. Mais comment faire ? Ce qui paraissait naturel à André et ses camarades semble aujourd’hui hors d’atteinte, et cette réalité suffit à montrer l’ampleur du recul que le mouvement syndical a subi en quarante ans. Mais il n’y a pas d’autre voie que de chercher à reprendre le fil de l’auto-organisation démocratique, fût-ce à un niveau élémentaire, pour recommencer à le dévider patiemment.
Le fond et la forme sont indissolublement liés. C’est pourquoi Marx écrivait que « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Comme d’autres épisodes de la lutte des classes, l’expérience décrite dans « Nous ne sommes rien, soyons tout » atteste du fait que cette émancipation socialiste n’est pas une chimère mais une utopie concrète, dont les possibilités qui sommeillent dans le sein du monde peuvent être révélées par l’action révolutionnaire.
Daniel Tanuro