Aujourd’hui, c’est la première fois que je vis l’expérience d’une visite de prison. Cette expérience qui éprouve des milliers de familles égyptiennes sans que nous ayons la moindre connaissance de leur douleur et leur souffrance.
Deux jours après le transfert de Khaled, Nagy et des jeunes qui étaient avec eux, et après de longues recherches pour connaître où ils se trouvent, nous sommes parvenus à savoir qu’ils étaient dans la prison d’Abou Zaâbal. Nous avons alors demandé des autorisations pour moi et pour la femme de Nagy, ainsi que pour Yasmine Houssam, leur avocate. Nous sommes arrivées à la prison à 9h30. Des queues interminables s’étaient déjà formées et des centaines de familles des détenus et des condamnés attendaient devant l’entrée. La file de femmes était au-delà de toute vraisemblance la plus encombrante et comportait beaucoup d’enfants. Les femmes étaient dans un triste état d’extrême misère et la grande majorité parmi elles étaient venues des provinces ; elles avaient parcouru un long chemin et étaient arrivées à l’aube apportant avec elles nourriture et boissons pour leurs enfants et leurs conjoints. Après la torture de l’attente, de l’humiliation et entendu les visiteurs dans la file raconter leurs souffrances, nous sommes arrivées devant la porte de la fouille à 12h00. Etant des femmes, nous sommes entrées dans la salle de fouille personnelle où l’on a enduré, en plus de l’atteinte à notre dignité, une humiliation encore plus grande de notre corps. Nous avons demandé où étaient les prisonniers politiques, ils nous ont dit qu’ils étaient sous un régime de détention sévère avec les étudiants. Quand nous avons demandé des informations sur Khaled et Nagy, ils nous ont répondu : « Ah ! Ils sont ici. » Puis ils ont noté notre nom.
Une heure plus tard, un soldat est venu pour nous, les visiteurs. Il est monté sur une table alors que tout le monde dévorait des yeux la feuille de papier qu’il tenait par la main. Mais pour lui, le verre de thé qu’il tenait dans l’autre main était beaucoup plus important ! Les visiteurs se sont rassemblés autour de lui combattant leur douleur et leur anxiété et s’efforçant de patienter pour accomplir la dernière étape de l’attente et de l’humiliation. Un nom puis une gorgée de thé, puis un ou deux noms à l’aise, puis une autre gorgée et ainsi de suite, et si par hasard un visiteur protestait ou montrait un signe de mécontentement, le « bacha » se fâchait et leur disait : Ok, pas de visite.
La phase finale d’attente a alors commencé. Un père est venu s’enquérir au sujet de son fils. L’officier lui demande : politique ou criminelle ? Le père répond : C’est quoi politique ou criminelle ?! Mon fils est étudiant à l’université d’Al-Azhar. A un autre père l’officier dit : « On a ramené ton fils pour deux jours, on va l’éduquer puis on le relâchera. » Et au père de rétorquer : « Personne ne saura plus jamais maîtriser ce garçon après ce qu’il a vécu chez vous. »
Enfin, à 16 heures quand nous avons essayé de voir les noms de Khaled et Nagy Kamel dans la liste de la dernière visite, nous avons découvert qu’ils étaient dans une autre prison, portant le nom de Liman 1.
Nagy est descendu en premier, et sa femme et l’avocate Yasmine sont allées chez lui. De loin, il paraissait épuisé. Les gardiens ont refusé de les laisser aller à la salle de visite. Ils les ont laissés debout dehors en présence d’un officier et de deux agents. Ils ont pris les denrées apportées mais refusé de laisser Nagy seul avec sa femme, et même pas avec son avocate qui, légalement, a le droit de voir son client et de parler avec lui en aparté.
Khaled est descendu ensuite. Il avait l’air fatigué, ne pouvant pas parler, et incapable de prononcer un mot. Quand je lui ai demandé : « Est-ce qu’ils t’ont fait quelque chose ? Tu veux te plaindre de quelque chose ? » Il n’a pas répondu... « Alors tu as besoin de quelque chose ? Tu veux que je te ramène quelque chose ? Aucun mot ». Je n’ai pas pu constater des traces ou des blessures sur son visage, mais son état me fait penser qu’ils ont certainement subi des pressions et des violations. L’officier : « ça suffit comme… au revoir ! »… Je n’ai même pas pu passer deux minutes avec lui.
Je suis sortie ne pouvant pas me tenir debout… Maintenant je vois clairement les aspects de la période dans laquelle nous vivons. Toute notre vie, nous voyons des injustices autour de nous, nous sympathisons avec la victime ou sa famille… mais ceci est une chose. Voir la personne la plus proche de vous subir cela en est une autre.
Liberté pour tous les prisonniers injustement détenus, et surtout ceux dont le sort nous est inconnu !
Puisse Dieu consoler chaque père et chaque mère, époux et épouse, fils et fille, ami.e et son ami.e, amoureux et amoureuse... Puisse-t-il nous aider à continuer notre chemin. »
Les deux entités, le Conseil national des droits de l’Homme et la commission d’enquête, ont la possibilité d’examiner de nombreux autres témoignages de familles de victimes. Témoignages qui ont été documentés par des organisations des droits humains et dont une partie a été présentée (comme le témoignage de Manal, l’épouse de Alaa Abdel-Fattah) lors de la Conférence « Les Bras de l’Injustice », le 4 janvier 2014.
Ces deux entités en sont capables si elles veulent accomplir leurs véritables tâches et aider notre société à mettre à nue les violations et juger les responsables. Mais aussi pour faire face au retour de l’Etat sécuritaire et ses dispositifs qui bafouent la dignité humaine et élargissent la géographie de l’injustice, de la colère et de la violence dans toute l’Egypte.
Demain sera inscrite une nouvelle page pour la démocratie en Egypte.