Ceux et celles qui sont convaincus par la thèse de la « fin du travail » revendiquent le revenu de citoyenneté ou encore l’allocation universelle. Le revenu de citoyenneté n’est pas une revendication parmi d’autres mais bien une revendication-programme, un projet de société à lui seul. L’ampleur des sommes en jeu l’indique : 12 000 $ pour chacune des 7.4 millions de Québécoises fait un peu moins de 90 milliards $, soit environ 40% du produit intérieur brut du Québec.
Il ne s’agit pas de crier à l’utopie comme le fait le Premier ministre du Québec. S’il fallait cela pour arriver à la liberté et à l’égalité, il faudrait se retrousser les manches et s’y mettre. Par transparence, cependant, ses partisans devraient expliquer que le revenu de citoyenneté exige un rapport de forces qui préfigure la révolution.
À remarquer, toutefois, parce que les gens vivent en ménage le revenu de citoyenneté n’abolit ni les inégalités ni n’est garant de liberté. L’allocation universelle n’étant pas suffisante pour permettre une réelle autonomie individuelle, elle est un encouragement à l’institution de la famille c’est-à-dire aux pressions du mari sur la femme qui voudrait partir ou des parents sur les enfants qui voudraient voler tôt de leurs propres ailes. Pour empêcher cela, il faudrait une allocation ajustable à la situation familiale : plus le ménage est petit, plus l’allocation par individu serait importante et suffisante pour ne pas brimer la liberté individuelle. Mais cela n’est déjà plus le revenu de citoyenneté.
Non seulement le revenu de citoyenneté est-il conservateur, mais il est aussi néolibéral. En fait, c’est la mesure ultime pour sauver le capitalisme néolibéral du cul-de-sac dans lequel il s’est fourré, cul-de-sac qui deviendra patent au fur et à mesure de l’enlisement du capitalisme mondial dans la crise.
Le tendon d’Achille du capitalisme est la demande solvable : rien ne garantit que tous les revenus seront dépensés, d’où le chômage. Autrement dit, toutes les épargnes doivent être converties en investissements pour qu’il y ait plein emploi. Mais cet équilibre de plein emploi n’a rien d’automatique puisque les épargnes des bourgeois (ou contrôlées par eux) ne seront investies qu’en fonction d’une rentabilité future anticipée, elle-même dépendante principalement de la consommation populaire. Or, de par la loi de la concurrence propre au capitalisme, entre entreprises comme entre zones monétaires et États, les salaires et les services publics tendent spontanément à croître moins vite que les profits, source principale des épargnes, sous toutes leurs formes (profits d’entreprise, intérêts, plus-value boursière, salaires des directions).
Tant que le prolétariat a été assez fort pour imposer l’État-Providence, c’est-à-dire le partage proportionnel des profits en fonction des gains de productivité dont une partie en services publics hors marché, cette contradiction fondamentale du capitalisme fut atténuée, d’où les « trente glorieuses » de 1945 à 1975. Cependant, parce qu’elle avait réussi à garder le pouvoir quitte à faire d’importantes concessions, la bourgeoisie s’en servit pour changer le rapport de forces qui lui était défavorable. Pour résumer trop brièvement, les moyens économiques pour y arriver furent l’endettement du prolétariat et la délocalisation industrielle dans certains pays (ou régions) périphériques et du tiers monde ; les moyens politiques furent la lutte contre le « communisme » et le consumérisme anti-écologique.
Au tournant des années 70-80, les forces du capitalisme réussirent à imposer le capitalisme néolibéral… c’est-à-dire le capitalisme normal. D’où, avec la généralisation de la pauvreté et de la stagnation salariale, le retour en force du problème de la demande solvable. Pour s’en tirer, le capital eut d’abord essentiellement recours à l’endettement des États, d’abord ceux du tiers monde jusqu’à la crise mexicaine de 1982 – qui ouvrit la porte à la mainmise du FMI – puis, jusqu’à la crise de 1990-92, les États impérialistes. Leur solvabilité devenant problématique – et les rapports de force s’étant suffisamment améliorés pour la bourgeoisie afin de pouvoir s’attaquer frontalement aux services publics et aux programmes sociaux – la bourgeoisie imposa le déficit zéro.
Prirent alors le relais pour soutenir la demande solvable la désépargne des riches, aveuglés par la croissance exponentielle des plus-values nominales boursières, et un endettement supplémentaire du prolétariat jusqu’à des taux records par rapport à leur revenus disponibles. C’est ce troisième relais qui, aujourd’hui, s’épuise. La bourse stagnante menace la consommation de luxe anti-écologique qui fut le moteur essentiel de la demande solvable des années 90. Il faut un quatrième relais : ce sont les baisses drastiques d’impôt à la Bush et à la Martin qu’auront anticipé les Klein et Harris et que Landry aura suivi [1].
Ce relais comporte cependant des problèmes. Il laisse sur le bord de la route au moins la moitié des prolétaires qui ne paient pas ou peu d’impôts d’où non seulement une demande solvable qui n’est pas au rendez-vous mais surtout une menaçante amplification de la fracture sociale. Tant qu’on est dans l’anti-chambre de la crise, ça suffit. Une fois immergée dans la crise, il faudra un cinquième relais : le revenu de citoyenneté.
Le revenu de citoyenneté permettrait à la fois de soutenir la demande solvable, de gérer la lutte de classe tout en approfondissant le plan stratégique néolibéral de privatisation des services publics et de baisse des salaires. En effet, l’ampleur des sommes en jeu impose de choisir, d’une part, entre maintien et bonification des services publics et, d’autre part, allocation universelle avec comme justification que tous et toutes peuvent aller sur le marché pour se procurer soins de santé et éducation. Non seulement le marché des produits en recevra-t-il un nouveau souffle et une nouvelle extension mais le capital y verra l’occasion d’exiger l’abolition du salaire minimum étant donné l’existence d’un revenu universel de base.
Évidemment, le niveau du revenu de citoyenneté ne sera jamais celui qu’espèrent ses partisans de gauche. Cela, ses partisans de droite, comme l’ADQ, l’ont compris. Parce que l’incitation au travail doit être maintenue mais surtout parce que la démoralisation prolétarienne qui s’ensuivra ne permettra pas une amélioration du rapport de forces. Ce sera autant de temps de gagner pour le capitalisme néolibéral.
Rien d’étonnant alors à ce que les mouvements syndical et associatif ne revendiquent pas le revenu de citoyenneté. Leurs demandes très variées, par contre, peuvent se synthétiser par la revendication d’un réinvestissement massif, monétaire et législatif, dans les services publics, les programmes sociaux, la protection de l’environnement et la création d’emplois stables et suffisamment rémunérateurs.
Marc Bonhomme, 24 juin 2001