Rosemary Bechler : Un nouveau gouvernement vient d’être nommé en Egypte [il a prêté serment le 16 juillet 2013, moins de deux semaines après l’expulsion de Morsi]. Pouvez-vous me parler de la composition de ce dernier ? Ainsi que du soutien dont il dispose et s’il représente une certaine montée libérale et démocratique ?
Sameh Naguib : Ce n’est pas le cas. Il est principalement composé de technocrates libéraux… de technocrates qui sont liés avec certains des partis libéraux qui ont été fondés dernièrement, dont il y a deux principaux exemples : Al Dostour, qui signifie le « Parti de la Constitution », qui a été créé par el Baradei il y a environ 18 mois. L’autre parti politique, en traduction libre, signifierait « Parti social-démocratique égyptien » fondé en mars 2011 de la fusion de deux petits partis libéraux, le Parti libéral égyptien et le Parti démocratique égyptien]. Une fois encore, il n’est pas social-démocrate… c’est un parti libéral, néolibéral.
Ces deux partis fondés après la révolution du 25 janvier 2111, qui disposent, en raison de leur caractère très récent, de très peu d’influence de masse, ont quatre ministres dans ce gouvernement. Le premier ministre [Hazem el Beblawi] et son adjoint à l’économie appartiennent tous deux au Parti dit social-démocrate. Et je crois qu’ils disposent de deux autres ministres, qui ont subitement été « élevés » à cette fonction, directement par l’armée. Il y a aussi quelques technocrates de l’époque Moubarak. C’est là un retour assez clair, qui apparaît sous les feux de la rampe.
Ont-ils été soigneusement sélectionnés, soit pour avoir un passé politique qui ne soit pas trop horrible ?
Pas du tout. Voici un exemple : le ministre des transports [Ibrahim El-Demairy] était le ministre responsable lorsque c’est déroulé l’accident de train le plus effroyable de l’histoire égyptienne [survenu en février 2002, 361 personnes ont péri dans cet accident]. Le général Al-Sissi – le vice premier ministre – est le ministre de la Défense et le chef de l’armée. Il participe pour ainsi dire à toutes les réunions.
L’armée n’est plus disposée à retourner à l’arrière-plan à brève échéance ?
Elle se trouve bien sur le devant de la scène. Formellement, l’armée se déplace vers l’arrière : il y a un processus, il y a un président, un président du Conseil constitutionnel [comme l’était durant une brève période Adly Mansour, le Président actuel], etc.
Mais, dans la réalité, ce à quoi on assiste est que l’armée se trouve bien sur le devant de la scène et il s’agit seulement d’une façade civile de ce qui est clairement un coup monté de l’armée. Rien ne se passe sans l’accord d’Al-Sissi.
Il se trouve réellement au centre, exactement de la même manière que l’armée l’était lorsque le maréchal Tantaoui était au pouvoir et que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) dirigeait le pays [entre le 11 février 2011 et le 30 juin 2012].
En termes de ce que signifie le 30 juin [2013] plus largement, seriez-vous d’accord avec l’idée qu’il représente une sorte de montée libérale ?
Hum. Le 30 juin est une journée très compliquée. Elle a apporté de la confusion dans l’esprit de tout le monde, partout sur la planète. En Egypte et hors de l’Egypte parce que nous sommes en présence de deux processus qui se déroulent au même moment. Il y a, d’un côté, ce qui est clairement une vague révolutionnaire dans laquelle des millions et des millions d’Egyptiennes et d’Egyptiens sont impliqués. D’un autre côté, l’armée et l’ancien régime ont utilisé cette vague sans précédent pour se remettre en selle et se débarrasser des Frères musulmans.
Ainsi, de manière formelle, il est indéniable de dire qu’il y a eu un coup [d’Etat]. L’armée a « retiré » le président, dont nous n’avons plus rien entendu, ni vu depuis ce jour-là [3 juillet 2013]. C’était le président élu. Il a été démocratiquement élu, il s’agit donc par définition d’un coup.
Il y a cependant, au même moment, cette explosion massive, plus grande même que celle du soulèvement de 2011. C’est quelque chose sans précédent. Elle a été plus répandue géographiquement dans les régions du pays et elle s’est déroulée lors du pic de la plus grande vague de grèves que nous avons eu en Egypte. Dans les mois qui ont précédé le 30 juin – peut-être que vous ne savez pas cela – nous avons été témoin de la montée de grèves la plus forte de notre histoire ; ceci par rapport à des processus autres dans le monde, pas juste dans l’histoire égyptienne : soit un taux, qui est une moyenne, d’environ 500 grèves par semaine.
Mais, pour répondre à votre question, le coup, afin de gagner une légitimité autant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, en particulier face l’Occident, ce qui est important [1], dispose donc d’une espèce de front libéral.
ElBaradei « espère de les sit-in prendra fin avant l’« Aïd-el-fitr », soit la fin du Ramadan, entre le 8 et 9 août.
Par conséquent, toutes ces personnes qui disposent de très bonnes « références démocratiques », comme El Baradei, ont été placées sur le devant de la scène, comme si un véritable processus démocratique était en train de se dérouler. Il est, en outre, important de noter que ces gens, ainsi que les capitalistes qui les soutiennent, contrôlent les médias en Egypte. Ils disposent des grands médias privés qui sont à leur service, contrôlés par des milliardaires qui, eux, soutiennent ces deux partis.
N’est-ce pas les médias qui ont dominé les débats d’une manière plutôt unilatérale : n’ont-ils pas été tous explicitement contre Morsi ?
Extrêmement anti-Morsi. Cela n’a été rien de moins qu’une sorte d’hystérie anti-Frères musulmans. Cela ne signifie cependant pas que la Confrérie ne mérite pas les critiques qu’elle reçoit : elle a été épouvantable au gouvernement, utilisant récemment sans vergogne le potentiel de divisions confessionnelles et elle a également déployé une certaine propagande brutale contre les femmes. Les Frères musulmans n’ont pas seulement promu certaines idées épouvantables : ils n’ont résolu aucun problème d’une longue liste pour lequel le pouvoir leur a été « donné ».
L’idée que ces médias privés ont cependant été enthousiastes à propager est que « nous ne voulons rien avoir à faire avec eux » – l’ensemble des Frères musulmans – parce qu’ils sont « fascistes et réactionnaires ».
J’ai compris qu’ils étaient décrits désormais comme des « terroristes » ?
En effet. Quiconque les soutient ou quiconque les défend recevra l’étiquette « terroriste ». Et ces médias parviennent, avec succès, à élever le degré d’hostilité contre les Frères musulmans jusqu’à l’hystérie. Cela est très dangereux parce que, par exemple, il y a une importante minorité de chrétiens en Egypte – au moins 10% de la population. Si vous créez ce type de haine contre les Frères musulmans et si cela commence à inciter à des attaques réelles contre quiconque porte la barbe ou que des femmes habillées de niqab soient battues – et c’est quelque chose qui se passe chaque heure, tous les jours – l’idée donc est que si quelqu’un a été tué, cela doit être les Frères musulmans qui l’ont fait. C’est toujours de leur faute.
Et quelle est la position du mouvement Tamarod (rébellion) ou de ces éléments dirigeants par rapport à cette escalade des hostilités ?
Tamarod a débuté comme une simple initiative démocratique qui s’est répandue très rapidement. Mais c’est l’armée, les forces de renseignement [et de sécurité] ainsi que l’ancien régime qui disposent de l’argent et du pouvoir. Une fois que le principal dirigeant de Tamarod est apparu à la télévision aux côtés du général annonçant que le président n’était désormais plus le président, cela a conduit immédiatement à l’isolement de toutes les forces révolutionnaires.
Donc, vous êtes désormais soit un partisan de l’armée, soit vous êtes assimilé comme l’un de ceux qui appartient aux Frères musulmans. Il est aujourd’hui très difficile, en Egypte, de défendre une quelconque option indépendante des deux.
Comparons cela avec la situation en Turquie, où l’on voit ce mouvement horizontaliste très intéressant qui tente de s’étendre depuis la place Taksim et d’autres places, mais qui n’atteint pas les 50% de l’électorat dont le président Erdogan est très fier. Il y a donc cette division tragique et, plus récemment, ainsi que nous l’avons vu découlant des événements récents en Tunisie. Quelles forces, selon vous, sont impliquées dans le maintien de cette division en Egypte ?
L’armée, les forces de renseignement et de sécurité, les médias. Utilisant toutes les méthodes qu’elles peuvent. Elles paieront des voyous, par exemple, pour attaquer une femme et affirmer ensuite que c’est l’œuvre d’un membre des Frères musulmans, uniquement pour attiser ce type de haine. Non pas parce que la Confrérie ne fait pas ce genre de chose. Ils le font également, parce qu’ils sont enfermés dans des réactions vengeresses. C’est une chose que l’on peut comprendre, mais ne pas accepter.
Les gens les ont poussés dehors et mis dans un coin. Ils étaient convaincus qu’ils passaient par un processus démocratique. Les Frères ont renoncé à la violence, ils se sont présentés aux élections et ils ont gagné. Et maintenant ils sont à nouveau dans les rues, comme si rien ne s’était passé. Vous pouvez donc imaginer que les aventuristes parmi eux soient disposés à aller de plus en plus vers la violence.
C’est comme en Algérie. Là aussi les islamistes ont été piégés. Ils se sont présentés aux élections qui étaient aussi démocratiques qu’elles pouvaient l’être. Puis le résultat n’a pas été accepté comme étant authentique [allusion aux résultats électoraux du Front islamique du salut en 1991, dont l’annulation des élections fut le point de départ de la sanglante « guerre civile » qui dura des années].
N’y a-t-il donc aucune tentative qu’un quelconque média indépendant couvre les actes de violence ?
Pas vraiment. Il n’y a pas de média indépendant. Cela n’existe pas. Ils sont tous contre les Frères musulmans. Une fois encore, je dois souligner ce que j’ai dit parce que si je ne suis pas clair à ce propos, c’est une chose qui va me revenir à la figure et avec laquelle on va me frapper : je ne suis pas ici pour défendre les Frères musulmans.
Je comprends. Mais, s’il n’y a pas de médias indépendants, pour ce qui a trait aux discussions dans les rues, que disent les gens au sujet de ces violences ? Tentent-ils de suivre ce qui se passe ? Ou sont-ils complètement enfermés dans ces images de l’ennemi ?
Il y a des débats sérieux au sujet du massacre qui s’est déroulé il y a deux semaines maintenant [le 8 juillet 2013], lorsque 70 membres des Frères musulmans furent abattus devant les bâtiments de la Garde présidentielle, le club d’officiers dans lequel Morsi était supposé être en détention.
Les médias laissèrent simplement entendre que c’étaient les Frères musulmans qui avaient lancé une violente attaque. Mais le club de la Garde présidentielle est fortement défendu. Il s’agit d’un poste armé fortifié avec des chars d’assaut. Cela ne fait aucun sens d’imaginer que les partisans des Frères musulmans auraient pu le prendre d’assaut.
Et même s’ils l’avaient fait, cela ne signifie pas que vous pouvez sortir abattre des gens qui se trouvent dans les rues. Les derniers rapports médicaux, réalisés par des médecins indépendants qui ont visité la morgue et ont établi un rapport depuis là-bas, témoignent que ces gens ont été abattus alors qu’ils priaient. C’est un massacre terrible, horrible. Mais c’est quelque chose qui est complètement nié par les médias égyptiens, par la prétendue presse égyptienne libérale. Il s’agit de libéraux d’une espèce étrange. Et les médecins qui ont porté témoignage de cette manière commencent à en payer un prix très lourd [2].
C’est à partir de ce moment, n’est-ce pas, que la presse commença à décrire les Frères musulmans dans les médias locaux comme des « terroristes » ?
Oui. Oui. Après qu’on ait tiré en visant leurs têtes. C’est pourquoi ce que nous disons est que nous devons être cohérents en s’opposant à toutes les formes d’abus, de brimades et de répression dont sont victimes les islamistes, qu’ils soient arrêtés ou tués ou que l’on ferme les chaînes satellitaires [Al-Jazeera] et les journaux, parce que ce qui arrive aujourd’hui aux islamistes peut tout à fait arriver demain aux travailleurs et aux activistes de gauche.
Ce n’est donc pas une surprise que les Frères musulmans refusèrent de participer à quelque gouvernement provisoire que ce soit après le 30 juin, c’est-à-dire si on le leur a demandé.
Vous voulez dire après le coup ? Comment auraient-ils pu ? Comment même auraient-ils pu se présenter devant leurs partisans et déclarer : « Nous acceptons le fait que votre président élu n’est plus votre président et nous souhaitons accomplir nos tâches dans cette situation ? »
Après le 30 juin, à un moment, lors des négociations, il a semblé que le parti salafiste Al Nour [La Lumière] pouvait agir comme une sorte de pont entre les deux parties. Pouvez-vous m’indiquer quelle est leur position aujourd’hui dans cette situation ?
Les partis salafistes sont fortement liés à l’Arabie Saoudite, au roi d’Arabie Saoudite et au régime d’Arabie Saoudite, autant historiquement que récemment. Le régime d’Arabie Saoudite voue une haine réelle aux Frères musulmans, tout simplement parce qu’il considère Moubarak comme un monarque expulsé, placé en prison… et c’est ce qui les effraie.
Ainsi, leur principal appui en Egypte s’effectue en direction des salafistes, en particulier le parti Al Nour. Le résultat pour les salafistes est que, par exemple, depuis 2006, ils disposent de plusieurs chaînes de télévision qui sont toutes fortement financées par les Saoudiens. Moubarak les laissa diffuser précisément parce qu’il les voyait comme une force l’aidant à combattre l’influence des Frères musulmans. Il n’y a donc pas une grande quantité d’amour trahi entre ces deux alliés du gouvernement Morsi.
Cela explique pourquoi les salafistes se tournèrent au début vers les libéraux et l’armée. Ils étaient des alliés de Morsi au gouvernement, mais il y avait énormément de tensions. Les Frères musulmans ne leur attribuèrent aucun ministère important et il y avait beaucoup de tensions entre ces deux. Ils voulaient qu’une loi islamique, la sharia, soit enchâssée dans la Constitution. Morsi ne fit rien de tel dans cette direction.
Ils passèrent donc leur temps à demander, par exemple, pourquoi l’alcool n’était pas interdit ? Pourquoi n’y a-t-il pas de code d’habillement pour les femmes ? Toutes ces choses pour lesquelles les Frères musulmans ont été très bruyants avant d’accéder au pouvoir.
Lorsque arriva le 30 juin, ce que l’armée ou Al-Sissi désiraient était quelque chose comme une feuille de vigne islamique – un ou deux ministres – dans des ministères relativement secondaires, mais suffisant pour montrer que ce n’était pas un coup contre l’islam. Cependant, après le massacre de membres de la Confrérie, il est devenu, bien sûr, plutôt impossible pour la direction d’Al Nour de participer de cette manière et de pouvoir toujours se présenter devant leurs jeunes partisans, lesquels ne pourraient jamais comprendre comment ils arrivent à vivre avec le massacre de gens priant dans les rues.
Ce parti continuera à opérer des renoncements. C’est un parti très opportuniste. Ils affirment aujourd’hui que Morsi aurait pu éviter le coup s’il avait véritablement coopéré avec l’armée et les services de renseignement. Mais la vérité est que Morsi s’est plié en quatre pour apaiser l’armée. La Constitution que cette coalition [sous Morsi] a réalisée est bien pire que la Constitution de Moubarak, en termes de l’ampleur des pouvoirs qu’elle attribue à l’armée. C’est, évidemment, ce qui explique que l’une des premières choses que l’armée a annoncée après le 30 juin est qu’elle n’élaborera pas de nouvelle Constitution, elle ne ferait qu’apporter des amendements à la Constitution de Morsi.
Pourquoi ? Parce qu’ils veulent maintenir la partie consacrée à l’armée telle quelle. Avant toute chose, elle établit clairement que le budget de l’armée n’est du ressort que de l’armée elle-même. Elle déclare clairement qu’il peut toujours y avoir des procès militaires de civils. Elle contient un passage sur un Conseil national de sécurité dans lequel l’armée doit avoir la majorité : composé de 14 personnes, 8 membres de l’armée et 6 civils. Toutes ces prémisses sont devenues des articles constitutionnels, qui ne peuvent être changés. Ils veulent donc maintenir cela.
Dites-moi alors pourquoi la présidence Morsi a été un tel échec désastreux. Il y a des discussions portant sur le fait que les problèmes de pénurie de pétrole, les coupures d’eau et d’électricité lors de la présidence Morsi ont diminué à la suite de son départ forcé. Est-ce que les gens pensent qu’il y avait en quelque sorte des sabotages ?
Oui. Cela a commencé par apparaître de cette façon. Les gens ont naturellement blâmé Morsi, le président, pour ces problèmes. Il était supposé être à même de résoudre ce genre de questions simples. Il semble désormais qu’il y ait bien moins qu’un problème. Cela laisse entendre que les hommes d’affaires liés à l’ancien régime et à la bureaucratie disposent toujours d’un pouvoir suffisant pour mettre un bâton dans les roues et saboter Morsi.
Il y a, certes, une véritable crise en ce moment dans la fourniture énergétique, mais jamais d’une ampleur similaire à ce qu’elle a été lors des grandes chaleurs. Nous n’avons jamais vu cela auparavant. Il n’y avait pas une goutte de pétrole. Il y avait des coupures d’électricité dans tout le pays, avec la nourriture qui s’endommageait avec des conséquences vraiment terribles en particulier pour les pauvres.
Le problème avec le pétrole et le diesel ne se limitait pas aux véhicules. Les paysans, par exemple, n’avaient pas accès au diesel nécessaire pour actionner leurs pompes à eau. C’était fou, cela réunissait l’ensemble des traumatismes sévères de la vie quotidienne des gens à travers tout le pays.
Au-delà du sabotage, pourquoi le soutien à Morsi a-t-il chuté si fortement ?
Tout d’abord, les Frères musulmans ont tenté d’apaiser les restes de l’ancien régime ainsi que l’armée, ce qui signifie qu’ils ne pouvaient pas même songer rendre justice en termes de justice transitionnelle [justice durant une période de transition post-dictature, avec une tendance à allier Justice et transition], traitant avec tous ces officiers et fonctionnaires qui avaient tué des gens, qui ont du sang sur les mains. Ils ne firent rien contre eux, alors que c’était là une revendication centrale du soulèvement. Nous devons tenir responsable tous ces gens de la vie des jeunes qu’ils ont tués. Ils ne firent rien à cet égard.
Ils espéraient aboutir à un accord avec les forces de sécurité afin que ces dernières soient moins opposées aux Frères musulmans. Exactement cela. Par conséquent, ils les laissèrent s’en tirer.
Ensuite, ils poursuivirent le même genre de politiques économiques que celles de l’époque Moubarak. En réalité, ils allèrent d’une certaine manière plus à droite, en termes de politiques néolibérales, que Moubarak. Les privatisations se poursuivirent au même rythme. Ils affirmaient que tout ce qui était nécessaire était d’assurer les investissements étrangers, ce qui impliquait un prêt du FMI. Ils ne reçurent en fait jamais l’argent, mais c’est qu’ils voulaient faire.
Mais après une telle recrudescence révolutionnaire, massive, on ne peut pas simplement continuer avec des mesures d’austérité et s’attendre à s’en sortir. Les gens ne vont pas accepter cette austérité après être passés par tout ce qu’ils ont passé et faire tous ces sacrifices et attendre dans l’espoir d’un changement.
Ainsi, rien du tout n’a été réalisé par les Frères musulmans lorsqu’ils étaient au pouvoir. Seraient-ils parvenus à apparaître pour la majorité des gens comme allant dans la direction des revendications de la révolution, ils auraient pu se maintenir au pouvoir.
En raison du compromis qu’ils tentèrent de garantir, ils ne pouvaient même pas traîner en justice ces gens de l’ancien régime, en particulier ceux qui ont du sang sur les mains. Les généraux, par exemple Tantaoui et ces camarades, reçurent des accolades de Morsi et de son gouvernement. Pourtant, l’une des revendications clé lors de la période du règne du CSFA était que ces gens soient jugés en raison de leurs responsabilités dans la mort de centaines de personnes dans les rues.
Mais seulement une année plus tard, les millions d’Egyptiennes et d’Egyptiens qui sont descendus dans les rues semblent assez disposés à entendre le slogan qui refait surface « l’armée et le peuple ne forme qu’une seule main ». Comment expliquez-vous cela ?
Beaucoup de gens qui se sont mobilisés dans les rues le 30 juin étaient actifs politiquement pour la première fois de leur vie. Ils n’ont jamais fait l’expérience d’un affrontement face à face avec l’armée, dont les dirigeants jouèrent leurs atouts de façon très intelligente et utilisèrent toutes sortes de trucs.
Ils affirmèrent, tout d’abord, qu’ils n’étaient pas les mêmes que Tantaoui, que c’est une nouvelle direction dans l’armée, que c’est un leadership plus jeune qui ne veut pas de la corruption dans l’armée et qui n’est pas lié à l’ancien régime – bien qu’Al-Sissi ait été nommé par Moubarak et qu’il est un des généraux de Moubarak.
Puis il y a eu la bouffonnerie des démonstrations aériennes au-dessus du Caire, avec des drapeaux égyptiens ou des cœurs dessinés dans le ciel. L’armée a fait donc tout ce qu’elle a pu lors de son offensive de charme.
Il serait toutefois erroné, je pense, de considérer que cette dernière lune de miel entre le peuple et l’armée continuera. Elle n’implique, tout d’abord, pas tout le monde. Il y a de nombreuses couches de jeunes gens qui ont participé à la révolution dès le début et qui savent ce qu’est l’armée. Ensuite, les gens en Egypte apprennent par l’expérience, comme ailleurs. La première fois qu’ils dirent que l’armée était grande c’est lorsqu’elle retira Moubarak et qu’elle refuse de tirer sur les gens. Il fallut probablement deux mois pour que les gens commencent à penser différemment, et pour que commencent à apparaître dans les rues les principaux slogans : « A bas l’armée ! A bas les généraux ! » Je pense que cela se produira à nouveau.
Si je pense cela c’est en raison du caractère du gouvernement qui a été mis en place. Une fois encore : pas le moindre changement de politiques. Pas de promesse qu’un quelconque changement se réalise.
Le gouverneur de la Banque centrale (BC), Hisham Ramez, confirme qu’un dépôt de 1 milliard de dollars, sans intérêts, sera effectué sur le compte de la BC par le Koweit ; en plus de l’équivalent de 1 milliard de dollars de livraison de pétrole brut. Des oppositions s’élèvent dans le « parlement » Koweitien sur l’ampleur du prêt d’ensemble effectué au gouvernement post-Morsi.
Vous avez écrit que les Frères musulmans n’ont pas même réalisé une revendication de la révolution. Mais en 100 jours, quoi qu’ait pu prétendre Morsi, pouvez-vous réellement imaginer un changement substantiel en direction de la justice sociale, de la liberté et de la dignité humaine ? C’est quelque chose qui n’arrive nulle part dans le monde…
Un exemple simple. Morsi avait le pouvoir d’introduire une loi sur l’impôt direct progressif. Il ne fit rien. Il aurait pu nationaliser les biens des copains-complices en affaires de Moubarak ainsi que ceux de ses hommes de main. Il n’y toucha pas. Prenez Ahmed Ezz, un milliardaire pro-Moubarak, un membre du clan, qui possède toujours ses usines, les plus grandes fabriques métallurgiques non seulement d’Egypte, mais du Moyen-Orient, en dépit du fait qu’il soit enfermé prison pour sept ans, cela pour blanchiment d’argent.
Bien sûr qu’il y avait de nombreuses pressions sur les Frères musulmans et, au cours du temps, une division claire est apparue entre deux sections des jeunesses : l’une conservatrice, exigeant toujours plus de règles islamiques, alors que l’autre exigeait une interprétation de la Sharia qui parle de la justice, et qui appelait à une meilleure distribution des richesses.
Bien sûr, tous ces débats ont disparu sans laisser aucune trace depuis le 30 juin – maintenant que les Frères musulmans sont unis comme un seul homme. Si vos dirigeants sont jetés en prison et que vos camarades sont abattus dans les rues, la loyauté des tripes prendra le dessus sur toute autre considération.
Vous êtes en train de dire qu’une large partie des membres des Frères musulmans qui aurait pu être en faveur de nombreuses revendications de la révolution est désormais coupée de cette même partie qui a été critique envers le gouvernement Morsi ?
Oui. C’est une tentative de diviser pour régner, mais je crois que c’est une tentative tout à fait temporaire. Les gens vont apprendre très vite, ainsi qu’ils l’ont fait auparavant, que ce gouvernement ne changera rien du tout. Ils apprendront également que ce qui a commencé contre les Frères musulmans, pour ce qui touche à la répression, s’étendra ensuite aux travailleurs, à la gauche, contre quiconque ouvre sa gueule. Une fois que, vraiment, vous lancez partout ces forces de sécurité, ils ne s’arrêteront pas à la Confrérie. C’est certain.
En outre, des divisions commencent à s’ouvrir dans l’opposition, entre ceux qui sont complètement alignés sur l’armée et l’ancien régime – sur la base que les Frères musulmans sont fascistes, une force réactionnaire et que nous devons nous rallier avec quiconque nous aidera à écraser l’ennemi – et des forces plutôt petites d’organisations, de groupes, de mouvements de jeunes qui furent des éléments essentiels à la révolution dès son début et qui affirment que notre principal ennemi est l’Etat et que notre principal ennemi demeure le régime Moubarak.
Nous ne serons jamais du même côté que les restes du régime Moubarak ou de l’armée, malgré le fait que nous sommes aussi opposés aux Frères musulmans. Nous avons joué un rôle central dans le renversement de Morsi, mais nous voulions que le peuple renverse Morsi, par l’armée. Nous ne sommes pas passés à travers tout cela pour que l’armée revienne au pouvoir et que les hommes de main de Moubarak soient à nouveau ministres.
Mais, de l’autre côté, ils possèdent les cœurs et les drapeaux du nationalisme égyptien, n’est-ce pas le cas ?
Oui, ils font appel à l’héritage de Nasser. Cela est vrai, parce que Nasser aussi était impliqué dans un coup, mais il se dirigea rapidement vers une vaste série de réformes, de réformes sérieuses qui apportèrent des améliorations aux conditions de vie des paysans.
C’était une libération nationale… et l’armée était héroïque…
Oui, en 1956, il s’agissait d’une libération nationale [à l’été 1956 Nasser nationalise le canal de Suez, entre autres pour financer son projet de barrage sur le Nil à Assouan, dressant contre lui une coalition – agissant au nom d’intérêts différents – composée de la Grande-Bretagne, de la France et d’Israël] et si vous regardez aujourd’hui la TV, vous serez assailli par toutes ces vielles chansons nassériennes au sujet de l’armée ! « L’armée du peuple, c’est l’armée du peuple ! » C’est un élément central. Il s’agit là du type de discours qu’ils utilisent. L’autre élément est le chaos terroriste. « Si nous n’exerçons pas un contrôle ferme, si nous n’écrasons pas les Frères musulmans, nous connaîtrons la même terreur qu’en Algérie, nous finirons comme la Syrie. »
Il y a eu un moment au cours duquel il sembla que la majorité en Egypte était fatiguée que tout soit si troublé. Est-ce que la période de grèves multiples joua également dans ce sentiment de chaos qui aboutit au 30 juin ?
Non, non. Le 30 juin a accru le degré de mobilisation, en particulier en termes de revendications sociales et économiques. Il y a un nouveau gouvernement et les gens disent que ce gouvernement est le gouvernement de la révolution, qu’il répondra à nos revendications ! Bien sûr que la classe moyenne urbaine en a assez du chaos, des rues bloquées et autres. Ce que l’armée commence à faire est de généraliser ce chaos de telle façon que ce n’est pas seulement les Frères musulmans qui bloquent les rues et qui devraient être retirés, mais aussi les travailleurs en grève et les paysans qui coupent une autoroute ou une voie de chemin de fer ou quiconque manifeste. C’est pourquoi il est si important d’être cohérent en rejetant l’idée que tout ce qui se passe est de la responsabilité des Frères musulmans. Si vous n’êtes pas cohérent à cet égard, il sera ensuite très difficile de défendre d’autres. Mais, évidemment, il est extrêmement difficile d’être cohérent aujourd’hui.
Et au sujet de la répression au Sinaï ?
La péninsule du Sinaï a été historiquement, sous le régime Moubarak, sur le fond, abandonnée. Il a été donc toujours très difficile pour les jeunes gens du Sinaï de s’assurer même de la citoyenneté égyptienne [de nombreux habitant·e·s de la péninsule appartiennent à des tribus Bédouines ; en outre, en raison de l’occupation par Israël pendant plusieurs années de celle-ci, ses habitant·e·s sont fortement méprisés]. Le Sinaï est pourtant l’une des zones touristiques les plus riches d’Egypte, en particulier sa partie sud. Mais les habitant·e·s du Sinaï n’ont pas le droit de travailler là-bas, ils ne peuvent posséder des terres : ils ont véritablement souffert d’une oppression sérieuse. Aujourd’hui, après des années à ce régime, vous entrez subitement dans une période révolutionnaire, les gens du Sinaï pensent donc qu’ils devraient en bénéficier également. Peut-être pourront-ils devenir citoyens et pourront-ils commencer à posséder des terres dans la péninsule. Mais ce n’est pas ce qui se passe.
Dans les premiers jours de la révolution, des armes commencèrent à filtrer vers le Sinaï. Les frontières n’étaient pas bien sécurisées et de très nombreuses tribus Bédouines dans le Sinaï sont fortement armées, et donc, ce qui n’est pas surprenant, certains de ces rebelles sont devenus des islamistes radicalisés.
Ce qui se passe actuellement est que l’armée, avec l’accord d’Israël, a déployé ses forces à travers le Sinaï fondamentalement pour écraser ce mouvement prétendument « terroriste ». Ces personnes sont présentées de manière erronée dans les médias comme faisant partie d’un « complot terroriste » destiné à remettre Morsi au pouvoir.
Il semble que cette menace terroriste est agitée d’une manière ou d’une autre partout dans le Moyen-Orient lorsque apparaît un danger de changement réel.
Oui, oui. Et vous verrez des bombes exploser partout dans cet endroit. Très récemment, des policiers ont été dans l’explosion d’une bombe à Mansoura. Ils affirment que c’est les Frères musulmans qui ont placé cette bombe. Nous n’en savons rien. C’est le scénario algérien qui est si dangereux… en Algérie, personne n’a jamais su qui étaient les principaux meurtriers. Etait-ce le mouvement islamiste ? Etait-ce les éléments très radicaux des salafistes ? Etait-ce l’armée ? Etait-ce les forces de renseignement ? Tout le monde était impliqué en Algérie, mais on ne pouvait jamais savoir, ainsi on faisait porter le chapeau aux islamistes pour toutes opérations de l’armée. C’est un danger sérieux en Egypte. Comme en Syrie, cela peut devenir une affaire très sale.
Y a-t-il une façon qui permettrait à la révolution de se défendre contre cela ?
Je crois que oui. Avant tout, le niveau de conscience politique en Egypte – en raison de la participation de tant de gens dans les manifestations de masse et les grèves – s’est développé très rapidement… il y a un degré de conscience politique très élevé. La propagande médiatique promue par l’armée affecte-t-elle cela ? Oui, elle y parvient. Mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est quelque chose que nous avons vraiment appris jusqu’ici au cours des deux ans et demi de révolution. Les gens apprennent de l’expérience.
Plongeons-nous donc un peu plus profond dans le caractère de la conscience politique dont vous parlez. Quelles sont les leçons apprises par le mouvement ouvrier jusqu’en 2011, puis ensuite dans ces montagnes russes extraordinaires qu’est le soulèvement ?
La première chose à dire sur ce qui émerge lorsque vous êtes en presse de mouvements de masse sur cette échelle est que les gens commencent à avoir des idées au sujet de la démocratie directe plutôt que d’être confiné dans un coin à attendre tous les quatre ans pour choisir entre différentes fractions de l’élite.
Par démocratie directe, pensez-vous au grand nombre de personnes dehors sur les places ?
Les places impliquèrent un grand nombre de personnes, mais beaucoup de gens ont l’idée qu’il s’agit d’un genre de processus sans dirigeants. Il y a toujours une direction dans ces révolutions. Il y a toujours une méthode de prise de décisions. C’est extrêmement démocratique et les gens qui y prennent part apprennent ce qu’est la démocratie directe, sur le sens d’une participation directe. Où se dirigera cette manifestation ? Utiliserons-nous ou non la violence ? Comment défendrons-nous une manifestation ? Toutes ces questions sont ouvertes au débat et à la décision démocratiques.
Une fois encore, une chose similaire se déroule dans un mouvement de grève. Que faisons-nous du propriétaire s’il ferme l’usine ? Devons-nous occuper l’usine ? Devons-nous plutôt relancer l’usine ? C’est là le genre de décisions que les gens apprennent à prendre. Au cours du processus, ils développent une sorte d’engagement démocratique qui va bien plus loin que les expériences de démocratie, plus ou moins limitées, de démocratie qui existe dans l’essentiel du monde.
Encore un élément supplémentaire. Les gens n’attendaient pas quatre ans pour en finir avec Morsi puis ensuite aller aux urnes. Ils ont décidé collectivement qu’ils le révoqueraient après une année. Cette brèche dans les conventions démocratiques encourage les idées de démocratie directe. « Nous pouvons avoir quelque chose de différent, qui implique que des décisions soient prises dans les rues, sur les lieux de travail, lors de rassemblements de masse plutôt que dans ce système fortement domestiqué. »
De loin, on pourrait penser que cette démocratie directe dont vous parlez consiste seulement à dire « Non ». Non à deux présidents successifs, par exemple, mais le processus que vous décrivez est très différent.
Oui parce que les gens ne descendent pas juste dans la rue pour dire « Ok, nous nous sommes débarrassé maintenant de lui… » Non, ils discutent. « Ok, et maintenant ? Qu’allons-nous faire ? Comment organiserons-nous cela ? Quelle position devons-nous adopter vis-à-vis de l’armée ? L’armée est très populaire en ce moment. Mais que vont-ils faire en réalité ? Quel type de gouvernement va-t-il sortir de cela ? Qui choisi ces gens qui entrent au gouvernement ? Comment se fait-il que des gens de l’époque Moubarak reviennent au gouvernement maintenant ? »
Toutes ces discussions se déroulent dans les cafés, sur les places de travail, dans les rues… les gens sont directement impliqués.
Observant de plus près le mouvement des syndicats indépendants qui a été un précurseur de ce type de processus en Egypte, j’ai constaté que ce mouvement décrit non pas en tant que formation graduelle d’un mouvement cohérent se regroupant dans une faîtière, mais selon une « dynamique plus interactive », qui me fait penser au mouvement Occupy [aux Etats-Unis] ?
Vous devez voir ces mouvements Occupy comme un processus d’apprentissage. Les gens qui ont participé à un important mouvement Occupy ne rentrent pas à la maison comme ils y sont entrés. Ils rentrent avec des expériences et des inspirations que ce genre de rassemblements produits. Et cela se traduit finalement en d’autres formes d’activisme et de démocratie directe. Ce n’est pas seulement Occupy.
Les gens continueront à être politiquement actif. Ils continueront à manifester lorsqu’ils sont en colère, parce qu’ils ont obtenu ce sentiment de capacité à agir qui vient du fait d’avoir fait partie d’un mouvement. Si vous pouvez constater que cela est vrai avec Occupy Wall Street, considérez la situation à travers toute l’Egypte, amplifiée des centaines et des milliers de fois. Tout le monde connaît quelqu’un qui a participé à une manifestation, à une action. Tout le monde, y compris les conscrits de l’armée, qui seront, je pense, un important facteur pour l’avenir de cette révolution.
Je n’ai pas vu de nombreux compte rendu dans la presse au sujet du rôle du mouvement ouvrier dans l’ensemble du processus révolutionnaire. Il y a des universitaires qui étudient cela mais ensuite on entend, bien sûr, rarement un syndicaliste parlant devant les médias anglais sur ce qu’il fait. J’ai donc été intrigué de lire que les dirigeants de Tamarod demandèrent aux dirigeants syndicaux de ne pas être organisé visiblement autour de leurs drapeaux syndicaux lors des manifestations du 30 juin.
Je pense que cela à avoir avec les conditions de l’armée. L’armée ne voulait pas un rôle clairement visible de la classe laborieuse, elle voulait que cela soit un moment d’unité nationale, avec des drapeaux égyptiens et c’est tout. Tout le monde ensemble : les restes de l’ancien régime, les révolutionnaires, les activistes de gauche, les grands hommes d’affaires et entrepreneurs, tout le monde ensemble. Il y avait des restrictions posées non seulement aux syndicats, mais aussi à tous les divers groupes politiques. Nous avions le même problème.
Ainsi, les Socialistes révolutionnaires fabriquèrent ces grandes bannières rouges comme en Turquie, avec des images graffitis des martyres dessinées dessus, de telle sorte que personne ne pouvait nous dire de ne pas le faire. Et nous avions nos drapeaux rouges.
Le mouvement des syndicats indépendants, dans lequel nous avons été très impliqués depuis des années, a, lui, commencé en 2006/7. Vous trouverez des études détaillées sur tout ce qu’a fait ce mouvement sur notre site internet, et il y a beaucoup d’informations. Nous avons aussi réalisé plusieurs brochures analysant les statistiques de grève du mouvement, les revendications, relevant lorsque les revendications étaient politiques et lorsqu’elles étaient économiques et sur la manière dont on pouvait relier cela avec les différentes vagues de la révolution. Parce que ce qui s’est passé à chaque fois qu’il y a eu une vague politique du processus révolutionnaire, cela s’est traduit dans une explosion de revendications économiques et de grèves ouvrières.
De tels appels en faveur des droits économiques et sociaux devaient être des actes de défiance courageux au cours des premiers jours, lorsque très peu pouvaient imaginer qu’ils aboutissent à quelque chose de tangible. J’ai ici une citation de l’un des dirigeants de la grève de Mahalla, Kamal al Fayoumi, qui dit : « La grève de Mahalla en 2006 fut la chandelle qui éclaira la route des travailleurs partout dans le pays, leur montrant qu’une grève pacifique est possible, que l’on pouvait se dresser face à l’injustice et contre la corruption. » Selon vous, quelle était l’importance de ces étincelles dans l’histoire du soulèvement ?
Cela a été central. Ce qui était central fut de construire la confiance dans le fait qu’il était possible de mener des manifestations pacifiques. Ainsi que des actions collectives : un nouveau sens d’avoir la capacité de changer les choses à travers l’action collective. Il n’y aurait pas eu la révolution de 2011 si les travailleurs de Mahalla n’avaient pas débuté le processus en 2006/7 avec des occupations en masse d’usines qui étaient à 100% pacifiques. Hommes et femmes ensemble. Chrétiens et musulmans ensemble, brisant tous les types de tabous. En fait, l’un des résultats fut que de nombreuses femmes divorcèrent car elles refusèrent de rentrer à la maison !
La première grande grève à Mahalla, en décembre 2006, fut dirigée par des femmes. L’usine textile de Mahalla est la plus grande du Moyen-Orient et d’Afrique. Elle était l’une des plus grandes du monde, bien sûr avant que les Chinois suivent. Soit le genre de concentration de travailleurs que l’on observait au XIXe siècle en Angleterre [où dans l’automobile avant et après la Seconde guerre mondiale]. Il y avait 40’000 travailleuses et travailleurs. Il y en a aujourd’hui encore 27’000.
Il s’agit toujours d’une usine très grande, elle se trouve au centre du mouvement ouvrier depuis les années 1940. Donc, lorsque les travailleuses et travailleurs partirent en grève et, en fait, gagnèrent, de simples revendications syndicales, mais qui incluaient le retrait d’une direction corrompue, diffusèrent des ondes de choc à travers toute la classe laborieuse égyptienne de telle façon que secteur industriel après secteur industriel, elle commença à se joindre à ce mouvement.
Cela enclencha la plus grande vague de grève de l’histoire Egyptienne en 2007 et 2008. De cela est issue la création de nouveaux syndicats, indépendants. Au fait, Kamal al Fayoumi est membre de notre parti, c’est quelqu’un de bien.
Il y a deux Fédérations syndicales indépendantes. La première fut créée après une gigantesque grève des collecteurs d’impôt – soit une importante couche, sous-payée, de la force de travail qui gagnait peut-être 300 livres égyptiennes par mois à cette époque [40 CHF au cours de 2013]. Cette grève fut dirigée par l’homme qui vient juste d’être nommé ministre du travail [Kamal Abou Aita] dans le nouveau gouvernement. Le mouvement s’étendit lentement avant la révolution, mais décolla très rapidement après celle-ci. On compte donc aujourd’hui plus de deux millions de membres dans la plus grande fédération syndicale indépendante.
Que pensez-vous de cette nomination ? Vous devez en être satisfait ?
Hum. Bien sûr que certaines franges de travailleurs disent : « Bien, maintenant nous avons l’un des nôtres au ministère, faites donc droit à nos revendications : nous voulons un salaire maximum, nous voulons un salaire minimum, nous voulons… etc. »
En vérité, cependant, ses mains sont liées parce qu’il s’agit d’un gouvernement néolibéral entièrement dévoué à l’austérité et qui ne donnera pas suite à ces revendications. D’autres ministres l’avertissent déjà : « si nous augmentons trop les salaires, il y aura de l’inflation. Et si l’inflation augmente… » C’est ces gens qui prendront les décisions au sujet de l’économie égyptienne, pas lui. Je pense donc que c’était une grande erreur de sa part qu’il accepte ce poste. Les travailleurs et travailleuses devraient mettre autant de pression sur lui que possible. Mais j’espère qu’il démissionnera bientôt. Je le connais très bien : nous avons travaillé avec lui de façon très proche.
Pourquoi pensez-vous qu’il ait accepté ?
C’est un nassérien et les nassériens ont toutes sortes d’idées confuses au sujet de l’armée : ils sont vraiment convaincus que l’armée peut devenir une force œuvrant pour le bien.
Quelles sont les différences entre les deux fédérations syndicales indépendantes ? Le mouvement ouvrier est-il divisé au sujet de la présidence Morsi ?
Pas du tout. Il y a deux Fédérations syndicales en raison de problèmes futiles portant sur une direction contestée : mais toutes les deux sont bien entendu contre Morsi. Morsi était très hostile aux syndicats indépendants. Son gouvernement faisait une fois de plus de son mieux pour apaiser la bureaucratie syndicale de l’ancien régime. Il tenta de la jouer contre les syndicats indépendants. La Constitution de 2012 donne aux syndicats le droit de s’organiser. Mais, crucialement, il y a eu des cas portés devant les tribunaux où une entreprise devant être privatisée apparut être corrompue et les tribunaux exigèrent qu’elle soit renationalisée, mais Morsi n’a jamais exécuté ces jugements.
Dans le même temps, une bureaucratie syndicale s’est développée, s’exprimant contre les grèves et souhaitant cultiver une voie harmonieuse entre les capitalistes, d’un côté, et les travailleurs, de l’autre. Cela s’est rapidement développé dans la même confédération de syndicats indépendants. Cette bureaucratie est bien représentée par l’homme qui est devenu le nouveau ministre du travail. C’est la logique qui sous-tend l’acception de ce poste.
En mars 2011, il y a eu une déclaration portant sur les libertés syndicales qui insistait sur la liberté d’association, le droit à s’organiser et à négocier collectivement. Quelles sont les revendications qui y sont mises en avant ?
Il y avait des revendications qui demandaient que toutes les usines qui étaient fermées à la suite d’une décision des propriétaires de celles-ci puissent être reprises par les travailleuses et travailleurs. Il y a eu plusieurs tentatives à ce propos dans différents secteurs industriels. Ce n’est pas simple.
Les grèves dans le secteur médical constituent un bon exemple de ce qui se déroulait : le retrait des hiérarchies, en particulier dans les professions. Nous ne parlons pas une division de classe, parce que les médecins ne sont pas payés tant que cela en Egypte. Mais c’est une sorte de hiérarchie. Cette ancienne hiérarchie au sein de l’institution médicale s’est effondrée de telle sorte que les médecins, les infirmières, les techniciens, les nettoyeurs commencèrent tous à faire partie d’une sorte de syndicat et commencèrent à utiliser les méthodes du mouvement ouvrier classique : grèves, manifestations, occupations.
La même chose a commencé à apparaître dans l’éducation, parmi les juristes. Ils commencèrent, d’une certaine manière, à faire partie du mouvement des travailleuses et travailleurs. Ce qui était intéressant à propos des médecins, par exemple, est que l’une de leurs premières revendications était l’augmentation du budget des soins du niveau où il se situe aujourd’hui – 4% du PIB – à 15%. Ce n’est donc pas simplement une revendication portant sur l’obtention de meilleurs salaires. C’est aussi une revendication qui a trait à l’amélioration des conditions d’existence de tous ceux et celles qui ont accès aux soins et tous ceux qui désirent des services adéquats.
C’est donc devenu une très grande bataille. Il y a, d’un côté, le gouvernement qui dit que ces médecins tuent les gens avec leurs grèves : de nombreuses personnes vont mourir (je pense que vous avez entendu ce même genre d’arguments en Grande-Bretagne). Les médecins et les infirmiers ont donc leur réponse : « Non… nous allons faire cela pour ces gens. Ces gens meurent tous les jours parce qu’il n’y a pas assez d’argent pour acquérir de l’équipement et des médicaments. Il n’y a pas suffisamment de lits… il n’y a pas suffisamment de personnes qui travaillent dans le secteur des soins. » Il y a aussi des expériences de gestion libre dans plusieurs hôpitaux, hors de l’ancien système. Cela a fonctionné à deux endroits pendant un moment. A chaque fois les gens ont gagné en savoir-faire.
Mais, au même moment, au début 2011, une loi fut passée interdisant le droit à la grève ?
C’était les militaires. Cela n’avait aucun sens parce qu’ils ont annoncé la loi au milieu d’une grande vague de grèves et les grèves continuèrent simplement. Ils ne pouvaient pas arrêter ou abattre les travailleurs à un moment où la confiance en la révolution était si élevée : cela aurait été trop dangereux pour eux.
C’était un exploit du processus révolutionnaire.
Oui. C’est très difficile à ce point pour l’armée de revenir au point de départ. Les travailleuses et travailleurs étaient très actifs dans la campagne Tamarod, non seulement en réunissant des centaines et des milliers de signatures, mais en s’organisant dans des centres opérationnels, coordonnant des activités en liaison directe avec le quartier général de Tamarod et préparant des actes de désobéissance civile qui pouvaient bloquer les institutions gouvernementales locales. Si l’armée n’était pas intervenue et n’avait pas renversé Morsi par un coup, cela aurait pu évoluer vers une grève générale très rapidement.
C’est pourquoi ils tentent actuellement de créer une crainte du terrorisme, un sentiment erroné de nationalisme, de créer toutes sortes de peurs qu’ils peuvent utiliser contre les travailleuses et travailleurs.
Selon le rapport 2013 de l’Egyptian Centre for Economic & Social Rights à l’ONU, il y a eu une augmentation de la violence face aux revendications des travailleurs ?
Oui. La police est à nouveau plus active depuis le 30 juin. Mais au cours de leur longue période de vacance, autant les propriétaires d’entreprises privées que l’Etat ont eu recours à la violence face aux travailleuses et travailleurs. Les propriétaires d’usine auraient recours à ces voyous.
Le confessionnalisme est, bien sûr, aussi un instrument utile pour créer de la violence. C’est un outil qui a été utilisé par les Frères musulmans. Il a aussi été utilisé par l’armée. Le régime Moubarak a utilisé historiquement de façon très efficace la division confessionnelle en Egypte. Mais l’un des aspects les plus positifs de la récente mobilisation révolutionnaire est qu’elle rompt consciemment avec cela. L’une des choses qui poussa les gens dans les rues le 30 juin a été la tentative idiote de Morsi d’aller dans cette direction, par exemple lors de son discours sur la Syrie lorsqu’il laissa certains prêcheurs réactionnaires débiter des bêtises selon lesquelles les chiites n’étaient pas des musulmans et qu’ils devaient être tués parce qu’ils n’appartiennent pas à notre communauté, etc. Une « chose » qui s’est produite lors du massacre d’un groupe de chiites à Gizeh.
Mais cela s’est vraiment retourné contre eux car il y a eu une immense réaction contre cela : les gens haïssent réellement cela. Ainsi, par exemple, le 30 juin j’ai vu des femmes portant le niqab qui juste parce qu’elles ont aperçu un prêtre copte qui n’était même pas dans la manifestation, le soulevèrent sur leurs épaules et le transportèrent.
N’est-il pas intéressant de constater que si les gens ont tant appris des divisions confessionnelles qu’ils puissent toujours se permettre d’être aussi profondément divisé vis-à-vis des masses de partisans des Frères musulmans ?
La révolution implique des millions de personnes, mais elle n’engage pas tout le monde. Il y a toujours d’autres couches du peuple qui ne se sont pas encore politisées, qui ne participent pas encore au processus, etc. Il y aura donc toujours des niveaux différents de participation. Certains Egyptiens sont toujours très influencés par le confessionnalisme et très vulnérables aux forces qui divisent.