Ahmed Shawki : C’est une phrase souvent répétée, mais il est évident que nous sommes devant une nouvelle étape du Printemps arabe. Ce qu’on a vu en Egypte, dans une période très courte, c’est l’énorme croissance de l’opposition au gouvernement récemment élu de Mohammed Morsi, des Frères Musulmans, et l’expression de cette opposition dans des manifestations massives.
Il y a un an, les élections parlementaires furent gagnées par le Parti Liberté et Justice (PLJ), le bras politique des Frères Musulmans, et par d’autres partis islamistes. Il y a six mois, Morso a remporté la présidence. Et maintenant, il y a un rejet de Morsi et des Frères de la part de larges couches de la population égyptienne.
La rapidité des événements est impressionnante. Le 22 novembre, Morsi a publié un décret qui élargit énormément ses pouvoirs. Certaines parties du décret étaient rédigées de manière à faire croire que Morsi est du côté de la révolution, comme la destitution de l’odieux procureur général de l’ère de Moubarak. Mais l’objectif principal était de placer son autorité et celle du gouvernement – ainsi que de l’Assemblée constituante qui prépare la nouvelle Constitution pour l’Egypte – au dessus du contrôle du pouvoir judiciaire ou de quiconque.
Ensuite, Morsi a augmenté la mise. L’Assemblée constituante a rendu publique son projet de constitution et Morsi a annoncé la tenue d’un référendum national à peine deux semaines plus tard.
Mais il existe un énorme ressentiment contre ce qui constitue clairement une prise de pouvoir de la part des Frères Musulmans et de leurs alliés, et cela se reflète dans tout le pays, ce qui a provoqué la re-mobilisation d’un grand nombre de personnes dans des protestations contre le gouvernement. Non seulement dans les zones urbaines, qui avaient déjà exprimées un soutien important à certains candidats laïcs aux élections présidentielles, Hamdeen Sabahi, mais aussi dans tout le pays.
Moustafa Ali : La haine contre les Frères Musulmans ne s’exprime pas seulement dans les grands centres de la révolution ; Le Caire et Alexandrie. Un phénomène nouveau qui est exprimé ces dernières semaines est que l’indignation est sans cesse plus grande dans les zones rurales et dans les villes de province qui étaient des bastions des Frères.
Les protestations ont été dans une grande mesure spontanée. Il y a eu plusieurs attaques contre des sièges des Frères Musulmans à Alexandrie, dans le Canal de Suez, dans les villes de Ismaïlia et de Suez, dans le nord du Delta, et ailleurs.
Morsi et les Frères Musulmans ne s’attendaient pas à ce que la réaction atteigne un tel niveau de massivité et de radicalité, particulièrement ces trois derniers jours.
Je crois qu’ils se sont probablement laissés entraînés par un excès de confiance infondé sur leur capacité à s’en sortir de toute situation. Ils sont sortis de la négociation avec Israël sur le cessez-le-feu à Gaza en croyant qu’ils étaient invincibles et qu’ils pourraient rentabiliser en leur faveur ce qui semblait une victoire pour la politique étrangère de l’Egypte et ainsi consolider leur pouvoir dans le pays. Il y a de nombreux rapports qui affirment que Morsi a promulgué son décret avec la bénédiction des Etats-Unis et, concrètement, avec l’approbation de la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton.
Je ne pense qu’ils s’attendaient à l’énorme quantité de personnes qui sont sorties dans les rues. Le mardi, ils ont été surpris quand des centaines de milliers de manifestants ont marché vers le palais présidentiel. Le lendemain, ils ont amené des centaines de gros bras des Frères Musulmans pour disperser une protestation pacifique. Ils pensaient ainsi que l’opposition allait se démoraliser.
De fait, c’est exactement le contraire qui s’est produit. La mobilisation contre l’attaque des gros bras des Frères Musulmans a rassemblé des milliers de personnes. Les manifestants dépassaient en nombre les partisans des Frères Musulmans et la bataille de rue a duré pendant plusieurs heures. Les Frères ont du rameuter des renforts de toute la ville pour éviter que le palais présidentiel ne soit pris d’assaut.
Ahmed : Une expression très claire du rejet de Morsi a été la décision de 11 journaux nationaux privés de suspendre leur publication le mardi en protestation contre les coupes à la liberté d’expression dont on s’attend en conséquence de la direction qu’adoptent Morsi et les Frères Musulmans. Mêmes les trois journaux gouvernementaux se sont fait l’écho de ces préoccupations. Le syndicat des journalistes a appelé à la grève et tous les journaux qui sont sortis l’ont fait une note en première page où ils se déclaraient contre toute dictature, contre la censure ouverte ou masquée.
Le mercredi, les chaînes de télévision privées ont fait la même chose, y compris sur leurs pages web. Pour exprimer leur opposition, elles n’ont transmises aucune information. La seule exception à cette décision fut la diffusion de l’information de l’attaque des manifestants pro-démocratie face au palais présidentiel. Le fait que les Frères Musulmans et certains de leurs alliés ont envoyé des gros bras pour briser le sit-in a provoqué un énorme choc et une forte polarisation, parce que les gens ne sont pas habitués voir des batailles de ce type dans les rues.
Ce qui s’est passé mercredi dernier ne fut pas comme la révolution du 25 janvier 2011, où une multitude de personnes ont manifesté contre la police ou contre l’Etat. Par contre, aujourd’hui, il s’agit « d’Egyptiens contre Egyptiens » - c’est avec ces termes que les gens expliquent comme les Frères Musulmans ont envoyé leurs gros bras pour agresser physiquement les manifestants.
Moustafa : Il y a un moins d’un mois, la popularité de Morsi et des Frères était très haute. Les sondages leurs donnaient 70% de soutien et même quand ce n’était pas aussi élevé, c’était très significatif. Beaucoup de gens qui n’avaient pas voté pour Morsi en juin voyaient d’un bon œil ses promesses pré-électorales et celles faites immédiatement après son élections : des réformes et des améliorations du niveau de vie, la justice sociale et la satisfaction des revendications de la révolution. Il y a avait d’énormes expectatives et un grand soutien populaire à Morsi. Mais en deux ou trois mois à peine, il s’est dissipé.
La goutte qui a fait déborder le vase est la tentative de Morsi de faire passer en force une constitution antidémocratique qui piétine les droits des travailleurs, des paysans, des femmes, des chrétiens et des minorités opprimées. L’Assemblée constituante est dominée par les islamistes et ils ont élaboré le projet de constitution qu’ils voulaient en disant à l’opposition libérale et à la gauche d’aller se faire voir ailleurs. Morsi, de son côté, a émis son décret qui protège l’Assemblée constituante de toute atteinte judiciaire.
En à peine deux semaines, ces questions ont provoqué une énorme désillusion parmi une quantité de personnes qu’ont pourrait qualifier de « sympathisants occasionnels » des Frères Musulmans – des gens qui voulaient donner leur chance aux Frères, qui avaient de grandes espérances dans leur capacité à mener à bien les réformes sociales et économiques. Au lieu de ces réformes sociales et économiques, ils ont été confrontés à une tentative de coup d’Etat autocratique et dictatorial pour consolider leur pouvoir.
Cependant, la situation est assez compliquée car, même si des millions de personnes commencent à se radicaliser sur ces questions, des petits secteurs des restes du régime de Moubarak, particulièrement les juges, semblent prendre la tête du mouvement de protestation. Les Frères, au début, ont qualifié les gens de l’opposition de « révolutionnaires ayant de bonnes intentions » mais qui étaient trompés par les restes contre-révolutionnaires de l’ancien régime. Il y a eu une attaque idéologique très dure contre toute volonté de s’opposer au coup de force des Frères.
Mais ce qui est resté ces deux dernières semaines, c’est que la grande majorité des personnes qui vont sur la place Tahrir pour protester et qui se déclarent en grève ne sont pas les restes du régime de Moubarak. De fait, bon nombre de ces personnes avaient voté pour Morsi, mais ont vite perdu leurs illusions sur lui.
Ainsi, l’optimisme débridé selon lequel les Frères Musulmans seraient capable de mener des réformes très rapidement s’est transformé en son contraire : les gens comprennent aujourd’hui que les Frères ne veulent pas réformer le système, parvenir à la justice sociale en redistribuant les richesses ou même en accomplissant leur promesse d’un Etat démocratique civil et non un Etat islamique.
Ahmed : Je veux insister sur ce point. Les gens disent que les Frères Musulmans veulent gouverner pour satisfaire leurs propres intérêts et non ceux de la nation. Aujourd’hui je ne me suis retrouvé dans une manifestation dans la rue avec 2.000 jeunes criant : « Morsi, Morsi, démissionne ! », c’est le même slogan qui était crié contre Moubarak.
Je crois que ce genre de comparaison entre Morsi et Moubarak aurait été impensable il y a quelques mois. Impensable dans le sens où le rôle des Frères Musulmans, malgré tout ce qu’on peut penser d’eux, a été très important dans la défense de la Place Tahrir pendant la révolution du 25 janvier, surtout les jeunes. Et malgré le fait que les dirigeants des Frères ont tardé à rejoindre la révolution, au final, ils étaient la force politique la mieux organisée d’Egypte, celle qui disposait des plus grandes connexions, des ressources politiques, etc.
Mais aujourd’hui, l’impression dominante est que les Frères sont en train d’imposer leurs propres intérêts égoïstes.
Le slogan central des jeunes dans la manifestation d’aujourd’hui était : « Pour toute l’Egypte, une nation pour tous ». Ce n’est pas de la rhétorique vide. Le contenu social du slogan est une Egypte qui ne se limite pas aux Frères, une Egypte qui inclut aussi les Coptes.
Moustafa : Un fait très important est que plusieurs millions de personnes qui ne l’avaient jamais fait avant participent aux manifestations et aux grèves de ces deux dernières semaines. On les appelle par dérision le « Parti du fauteuil ». Il s’agit de personnes qui ont vu la révolution à la télévision et qui n’étaient pas nécessairement contre, mais étaient effrayée par le spectre du chaos qu’elle pouvait provoquer.
Ce sont les personnes qui étaient restées au balcon jusqu’ici. Il est possible que beaucoup d’entre elles ont soutenues la Junte militaire. Mais aujourd’hui, elles participent aux manifestations de rue et ce n’est pas pour le retour à l’ancien régime. Il est probable qu’elles n’aient pas un niveau de conscience aussi avancé que ceux qui ont lutté dans les rues ces dernières années, mais elles apprennent rapidement et elles se mettent à jour en ce qui concerne les leçons des dernières années.
En général, le mouvement est toujours surtout composé par des personnes qui ont lutté ces deux dernières années, mais aujourd’hui il s’ajoute de nouveaux secteurs qui évoluent dans un sens radical du fait des trahisons des Frères Musulmans.
Je veux insister sur un point. Cela concerne la conclusion à laquelle bon nombre de personnes qui ont été témoins de récents événements sont arrivé par rapport aux Frères Musulmans et à leur prétendue invincibilité comme organisation.
Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’une organisation fasciste, très contrôlée, avec des centaines de milliers de membres et que si l’on tente de se mobiliser contre, elle vous écrasera. Mais ces derniers jours, le nombre de personnes disposé à protester et à lutter contre les attaques des Frères a été impressionnant. Les gens ne pensaient pas possible de mobiliser autant de personnes et de dresser une telle opposition face aux islamistes.
Les gens étaient très démoralisés il y a deux mois. Parmi ceux qui veulent porter la révolution jusqu’au bout, il prédominait le pessimisme puisqu’on estimait que les Frères et les islamistes étaient tout-puissants. Mais aujourd’hui, les discussions ont changé, parce qu’on voit concrètement qu’il est possible de construire une opposition massive.
Il se peut qu’il ne soit pas encore évident de savoir comment se développera cette opposition et qui la dirigera. Hamdeen Sabahi et Mohamed El Baradei se retrouvent actuellement à la tête du mouvement, alliés à l’un des hommes de Moubarak, Amr Moussa, l’ex-ministre des affaires étrangères de la dictature. Mais cela pourrait changer dans les prochaines semaines parce que beaucoup de personnes dans les rues ne veulent pas que les restes de l’ancien régime dirigent ce mouvement.
Ils veulent bien accueillir de nouvelles personnes, même si elles ont eu des réserves sur la révolution ou ne l’ont pas soutenue clairement, mais il y a un rejet croissant de toute forme d’association avec les symboles de l’ancien régime. Ainsi, la nature de l’opposition est une question qui se résoudra dans les prochaines semaines.
Ahmed : Je crois que le décret de Morsi et la réaction contre lui ont créé une crise idéologique. Il y a eu une période dans laquelle les Frères étaient vus comme un facteur unitaire de l’Egypte, au travers de l’Islam, mais aujourd’hui c’est perçu comme quelque chose de réduit à ses intérêts et sectaire.
Ce matin j’ai été dans une librairie et j’ai vu la couverture de la revue « Time » qui disait « L’homme le plus important du Moyen-Orient » sur la photo de Mohamed Morsi : le même homme contre qui l’opposition égyptienne est en train de se soulever !
De toute évidence, la couverture datait du lendemain du succès des négociations sur le cessez-le-feu à Gaza avec Israël. Mais nous voyons aujourd’hui non seulement des manifestations, mais des journalistes à la télévision parlant ouvertement de l’incompétence de Morsi et se demandant comment il est possible qu’après sa victoire électorale et un tel succès dans sa politique étrangère il puisse réaliser un tel coup de force pour élargir ses pouvoirs et ceux des Frères.
Les Frères ont perdus dans une grande mesure leur image d’une organisation ayant de profondes racines. Une image dans le sens où les Frères étaient
Maintenant, elle est vue comme une organisation qui, malgré tout le pouvoir qu’elle accumule, a tout fichu en l’air et rien ne s’est amélioré.
Dans une telle situation se posent toutes sortes de questions sociales, politiques et économiques, et l’on a pas encore résolu le plus urgent : que Morsi et les Frères sont prêts à imposer leur constitution au travers d’un référendum le 15 décembre contre une claire et évidente opposition des masses.
Ainsi, en pratique, quel que soit le résultat du référendum il sera contaminé par cette précipitation imposée et la légitimité du gouvernement s’est affaiblie en à peine cinq mois de mandat de Morsi. La manière dont les Frères Musulmans vont gérer cela peut se comprendre par les commentaires de certains fonctionnaires gouvernement : par la menace d’utiliser la force physique à un niveau beaucoup large et armé.
Et cela pose un autre point important sur la caractérisation des Frères Musulmans en tant qu’organisation car ce n’est plus seulement une organisation. Les Frères disposent du contrôle technique sur l’Etat et ils ont accentué leurs contacts avec l’armée, ce qui signifie qu’ils peuvent utiliser non seulement 5.000 ou 10.000 gros bras, tout ce qu’ils peuvent réunir, mais ils peuvent aussi recourir à la machine d’Etat. Cela pose le conflit à un niveau totalement distinct.
Cependant, nous ne sommes encore confrontés qu’à l’intransigeance de Morsi et de ses conseillers, de ses porte-parole et des forces associées à lui contre ce qui n’est clairement pas un mouvement marginal laïc de gauche. Ils ont clairement provoqué une réaction populaire et les gens se disent : « Avons-nous remplacé un dictateur par un autre ? ».
Le contenu social de cette conscience, qu’elle soit nouvelle ou non, est très radical. Elle peut conduire au cynisme, ce qui, je crois, explique en partie la passivité de ces derniers mois. Mais dans une situation de confrontation comme celle que vivons aujourd’hui, cette question se pose dans chaque bar, dans chaque université, dans chaque lieu de travail.