La logique intime Manifeste communiste s’inscrit dans l’imminence de l’événement révolutionnaire annoncé. Dès juin 1848, la lutte des classes casse en deux l’histoire du monde. La silhouette des révolutions futures apparaît alors dans le face à face sanglant entre la bourgeoisie et le prolétariat parisiens. De même que « la révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le prélude immédiat de la révolution prolétarienne », la révolution démocratique devient indissociable de la révolution sociale. Quatre ans plus tard, la formule de « la révolution en permanence » résume admirablement cette terrible leçon [1]. Elle noue le passage de la révolution politique à la révolution sociale, économique, et culturelle ; de la révolution nationale, à la révolution mondiale.
Au moment du Printemps des Peuples, l’espace politique dans lequel s’inscrivent les rapports de forces est celui de l’Etat national. C’est pourquoi, « le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation ; il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot ». Car « l’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ».
Ce qui était vrai dès 1848 l’est bien davantage aujourd’hui. La mondialisation du capital broie les espaces et bouleverse les rythmes politiques, détruit les modes de régulation à l’échelle nationale sans que s’impose une régulation cohérente à l’échelle internationale. Nulle époque organique n’émerge encore de cette époque critique, où se défait l’ordre ancien des territoires et des frontières. C’est l’heure incertaine des décompositions sans recompositions, des contradictions sans dépassement, des conflits sans dénouement.
La crise si souvent invoquée de la politique est l’effet spectaculaire du grand affaissement des fondations modernes. Elle actualise le risque « que la politique disparaisse complètement du monde », et que la citoyenneté soit broyée entre les automatismes de l’horreur économique et les consolations illusoires de la moraline humanitaire.
Proclamant que « l’histoire n’a été jusqu’à nos jours que l’histoire des luttes de classes », Le Manifeste communiste déchiffrait l’énigme du moment historique. La Révolution française a consommé la transformation des ordres et des états politiques anciens en classes sociales modernes, désintriqué l’économie de l’Etat politique, séparé la profession de la position sociale. Le vieil esprit corporatif survit au cœur de la société moderne sous forme d’une bureaucratie d’Etat, dont la suppression supposerait que l’intérêt particulier devienne général et que l’intérêt général devienne effectif.
Le Manifeste n’offre pas le modèle clé en main d’une société parfaite. Il refuse au contraire de substituer à l’activité sociale, « l’ingéniosité » des faiseurs de systèmes ; « aux conditions historiques de l’émancipation, des conditions fantaisistes » ; à l’organisation patiente du prolétariat en classe, « les expériences en petit » et la seule « force de l’exemple ». Il manifeste le mouvement réel de suppression de l’ordre existant pour « attaquer la société existante sur ses bases ». Point de cité idéale, donc, point de meilleur des mondes, mais une logique de l’émancipation enracinée dans la lutte réelle.
Le renversement de l’ordre établi a pour horizon « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Le communisme apparaît ainsi comme la maxime d’un épanouissement individuel qui ne saurait être confondu avec les mirages d’un individualisme sans individualité. Réciproquement, le libre développement de chacun ne se conçoit pas sans le libre développement de tous : l’émancipation n’est pas un plaisir solitaire.
En guise de programme, Le Manifeste ne propose que quelques indications générales. Engels précisera plus tard qu’il ne faut pas accorder une importance exagérée. Elles n’en sont pas moins significatives. Elles préconisent “ des incursions despotiques dans le droit de propriété et dans le régime bourgeois de production ”. Elles insistent sur le primat de la politique sur l’économie, du bien commun sur l’intérêt égoïste, de l’espace public sur l’espace privé. Elles mettent enfin en cause la division du travail, à commencer pas ses formes extrêmes, entre ville et campagne, entre travail manuel et travail intellectuel.
Parce que le mot s’est chargé au fil du temps d’ambiguïtés qu’il n’avait pas à l’époque, on oublie souvent que le titre originel du Manifeste est Manifeste du Parti communiste. A une époque où le temps n’est pas encore venu de son institutionnalisation parlementaire, le partis désigne une position politique plutôt qu’une forme organisationnelle précise. Tantôt, il paraît se confondre avec le mouvement historique de la classe dans son ensemble ; tantôt, il se définit par ce à quoi il s’oppose : aux variétés de socialisme réactionnaire, bourgeois, ou utopique.
Ces courants pourraient apparaître comme des curiosités d’un autre âge. Ils ont pourtant leurs héritiers et leurs descendants. Nostalgique d’un passé mythique, le « socialisme féodal » se retrouve ainsi dans les différentes variantes d’un populisme réactionnaire mêlant « échos du passé et grondements sourds de l’avenir » ; si sa critique parvient parfois à « frapper la bourgeoisie au cœur », son impuissance obstinée à saisir la marche de l’histoire produit toujours un sentiment comique mêlé d’inquiétude.
Le « socialisme petit-bourgeois », catégorie sous laquelle se rangent « les économistes, les philanthropes, les humanitaires » d’hier et de toujours, s’obstine à corriger les « anomalies sociales » de l’ordre capitaliste en organisant la bienfaisance et la charité ; il voudrait bien « les conditions de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en résultent », « la bourgeoisie sans le prolétariat ».
N’apercevant pas « les conditions matérielles de l’émancipation », se mettant par conséquent « en quête d’une science sociale » et de lois susceptibles de créer ces conditions, les socialismes utopiques enfin cherchent volontiers le salut dans la science, la technique, et l’expertise.
Parmi les “ socialismes réactionnaires ”, il en est un qui a désastreusement prospéré au cours de ce siècle. Marx redoutait que « l’état embryonnaire du prolétariat » et « l’absence des conditions matérielles de son émancipation » n’alimente un égalitarisme ou un communisme "grossiers. Ils réaliseraient non la socialisation de la propriété, mais son étatisation ; non le dépérissement de l’Etat, mais son renforcement ; non la suppression du salariat, mais sa généralisation. Le despotisme bureaucratique a tristement vérifié ces craintes. Loin de promouvoir l’émancipation par la libre association, il a renforcé l’assujettissement et accompli l’étatisation intégrale de la société ; loin d’abolir l’exploitation de la force de travail, il a organisé une exploitation bureaucratique et parasitaire au service d’une l’accumulation primitive.
Après tant de défaites et de désillusions, il n’est pas surprenant que nous assistions aujourd’hui à la résurgence florissante du “ socialisme vrai ”. Ce terme désignait pour Marx le courant du socialisme allemand qui concevait le socialisme comme une affaire d’organisation sociale « plus raisonnable » et non comme l’affaire d’une classe déterminée à une époque déterminée : « Ils ont abandonné les fondements historiques réels pour retourner aux brumes de l’idéologie. Le socialisme vrai, qui ne s’intéresse guère aux êtres réellement existants mais seulement à l’Humanité majuscule, a perdu tout enthousiasme révolutionnaire et proclame à la place un amour universel de l’humanité ». Ces socialistes se félicitaient de « défendre non pas de vrais besoins, mais le besoin du vrai ; non pas les intérêts des prolétaires, mais les intérêts de l’homme en général, de l’homme qui n’appartient à aucune classe, ni à aucune réalité, et qui n’existe que dans le ciel embrumé de l’imagination philosophique. »
C’est le portrait ressemblant de nos sociaux-démocrates post-modernes pour qui le domaine prosaïque de la lutte se perd dans le ciel éthéré des “ valeurs ” [2]. À ceci près que l’imagination philosophique s’est perdue entre-temps dans les eaux glacées des plus-values boursières et du retour sur investissement.
Notes
1. Qui apparaît dans l’Adresse à la Ligue des communistes.
2. Voir Ellen Meiskins Wood, The Retreat from Class. A New True Socialism, Londres, Verso, 1998.